L’Association cultuelle orthodoxe russe de Nice (ACOR), créée en 1923 pour assurer la continuité du culte, a perdu sa deuxième bataille : après la cathédrale de Nice, c’est l’église orthodoxe Saint-Nicolas-et-Sainte-Alexandra, ainsi que le cimetière de Caucade, qui ont été attribués à l’État russe par la justice française. Desk Russie a interviewé, ensemble, trois responsables de l’ACOR, Alexis Obolensky, président et marguillier, son épouse Joëlle, secrétaire adjointe, et Tatiana Chirinsky Abolin, trésorière.
Pouvez-vous résumer pourquoi et comment votre Église est passée sous la coupe du Patriarcat de Moscou ?
Commençons par l’histoire. L’église orthodoxe Saint-Nicolas-et-Sainte-Alexandra, dans la rue de Longchamp à Nice, a été construite à l’époque d’Alexandre II et inaugurée en 1859. L’Église n’a pas été achetée sur les deniers de la couronne, mais par une souscription qui a été lancée auprès des résidents russes de Nice. La première à inscrire son nom dans la liste des souscripteurs a été l’impératrice Alexandra Fiodorovna, la veuve de Nicolas Ier, en tant que personne privée.
L’Église n’appartenait donc pas à la Russie. Le moyen que les autorités russes trouvent, soi-disant juridiquement, pour mettre la main sur notre église, c’est que tout ce qui avait trait à l’Église orthodoxe russe, où que ce soit, dépendait à l’époque du Saint-Synode. Et le chef de l’Église était l’empereur régnant. D’où leur conclusion que notre église doit appartenir à l’État russe, ce qui est historiquement discutable. En effet, pour ouvrir une Église à l’étranger, il fallait l’aval du Saint-Synode. Évidemment, les Russes de Nice, qui étaient de fidèles sujets, se sont adressés à l’autorité de tutelle religieuse, qui était le Saint-Synode. Aussi, la paroisse a ouvert un compte en banque à la Société Générale. Pour avoir le droit d’ouvrir un compte en banque, il leur fallait l’autorisation du Saint-Synode. Et chaque fois qu’ils faisaient un chèque ou qu’ils avaient une dépense importante à faire, ils se référaient au Saint-Synode qui donnait son aval. C’était tout simplement comme un tuteur ! Tel était le système de fonctionnement de l’Église.
En tout cas, notre avocat ne s’est pas lancé, pour notre défense, dans l’histoire de l’Église, ni dans l’histoire de la Russie, mais s’est appuyé uniquement sur des questions patrimoniales, selon la loi française. Et selon la loi française, si l’Église a été construite sur des deniers personnels, elle appartient en quelque sorte aux ouailles, aux paroissiens.
D’un autre côté, la Russie a été proclamée héritière de l’URSS, mais l’URSS n’a pas été l’héritière de l’Empire tsariste. Comment est-ce que cette difficulté a été contournée ?
La Russie, officiellement, ne peut pas être héritière de l’Empire des Romanov. Mais le régime russe a contourné la difficulté en disant que l’État russe actuel, ainsi qu’apparemment l’Union soviétique, préservait la continuité de l’Église russe. Tel est le terme qu’ils ont employé!
La Russie, en règle générale, depuis plusieurs années, essaie de s’accaparer de toutes les églises orthodoxes russes dans le monde, à Jérusalem, par exemple. Mais est-ce que vous, en tant que communauté de fidèles, vous aviez la possibilité de rester sous la juridiction de Constantinople ?
L’histoire de la tutelle de Constantinople est différente de l’histoire de notre procès. En 2019, il y a eu, de la part du Patriarche de Constantinople, un ultimatum qui était adressé notamment aux paroisses de notre archevêché, celui des Églises orthodoxes russes en Europe occidentale du patriarcat œcuménique de Constantinople. Cet ultimatum préconisait aux paroisses de rejoindre les métropoles grecques locales. Car l’archevêché avait obtenu, dans les années 1930, une autonomie particulière et un statut particulier. C’était la fin de cette autonomie, la fin de ce statut, et il fallait se fondre dans les métropoles grecques locales : les Français dans la métropole de France, les Anglais dans la métropole d’Angleterre, etc.
À ce moment-là, il y a eu une très forte propagande du patriarcat de Moscou auprès de nombreux représentants des églises de l’archevêché. Et cette propagande a fait qu’à peu près deux tiers des paroisses, enfin les prêtres des paroisses concernées, ont décidé de ne pas se fondre dans les métropoles grecques, mais de rejoindre le Patriarcat de Moscou.
Est-ce que c’était l’unique alternative ?
Non, il y avait d’autres possibilités, à savoir, se choisir une autre tutelle, c’est ce que nous avons fait. Il y a deux paroisses, une en Belgique et la nôtre, qui ont rejoint le patriarcat de Roumanie, du moins la métropole roumaine en Europe occidentale et méridionale. En fait, le choix de la métropole roumaine était dicté en grande partie par la rupture de la communion entre Moscou et Constantinople.
En quoi cette rupture était-elle gênante pour vous ?
Les personnes qui rejoignaient le patriarcat de Constantinople n’avaient plus leur place dans une église qui dépendait de Moscou. Par contre, la métropole roumaine était neutre et donc nous pouvions aller dans n’importe quelle église orthodoxe et n’importe quel fidèle orthodoxe, de quelque juridiction qu’il soit, pouvait venir chez nous sans aucun problème. C’était l’une des raisons de ce choix pour nous.
Pouvez-vous prier encore dans votre église qui, formellement, appartient à l’État russe ?
Nous avons reçu l’arrêt de la cour d’appel de Saint-Provence, mais nous n’avons pas été encore signifiés. Il y a une procédure formelle qui oblige à nous envoyer le même arrêté, mais par huissier, et le président de l’association doit signer. Tant que cela n’a pas été fait, ils ne peuvent rien faire, rien changer.
Dès que la signature aura été apposée, nous devenons des occupants sans droits ni titres dans une église où nous et nos prédécesseurs avons prié depuis près de 160 ans maintenant.
Donc, pour l’instant, vous allez dans cette église. Et le prêtre, est-ce qu’il a été changé ?
Pas pour l’instant. Mais il risque de se passer à tout moment ce qui s’est passé à la cathédrale Saint-Nicolas, lorsque l’État russe a gagné le procès contre celle-ci. Le Patriarcat a fait semblant qu’on pouvait trouver une entente. Et puis, un beau jour, ils ont changé les serrures. La cathédrale de Saint-Nicolas fait désormais partie du diocèse orthodoxe russe de Chersonèse du Patriarcat de Moscou. Et, bien entendu, le nouveau recteur fut nommé par ce diocèse.
Qu’est-ce qui s’est passé exactement avec la cathédrale de Nice ? Je sais qu’elle est passée sous la juridiction de Moscou. Mais là aussi, il y avait quand même pas mal de paroissiens qui ne le souhaitaient pas.
Ce n’était pas tout à fait la même histoire, bien que les intentions de la Russie soient strictement les mêmes. Mais il se trouve que le terrain sur lequel la cathédrale Saint-Nicolas a été bâtie appartenait à Nicolas II personnellement. Il l’avait hérité de son grand-père, Alexandre II, qui l’avait acheté parce que sur ce terrain se trouvait la résidence dans laquelle le Tsarévitch était mort, en 1865, à l’âge de vingt ans. Et il a acheté le terrain pour y construire une chapelle en hommage à son fils.
Lorsque la quantité de Russes dans la ville de Nice étant devenue trop grande pour être contenue dans une salle de la petite église que nous occupons aujourd’hui, ils ont eu l’idée de construire une église plus grande. C’est à ce moment-là que l’impératrice douairière, la mère de Nicolas II, a été sollicitée. Elle venait régulièrement à Nice et les paroissiens de l’époque lui ont demandé d’obtenir de son fils Nicolas II l’autorisation de réaliser ce projet sur le terrain du mausolée. Il a donné son accord.
La construction a commencé en 1903. Ça a piétiné. Il fallait beaucoup d’argent. La guerre russo-japonaise a fortement freiné le financement.
Finalement, l’empereur Nicolas II a chargé son cabinet de signer un bail de 99 ans avec les représentants de la communauté orthodoxe russe de Nice. C’est-à-dire qu’au lieu de tout simplement autoriser la construction sur son terrain, son administration a voulu sécuriser cette opération.
D’où la différence très forte entre les deux cas. Dans le cas de la cathédrale, les tribunaux français n’ont tenu compte que du bail. Là, la partie historique a été sans doute volontairement ignorée. En fait, le signataire du bail et tous ses héritiers avaient été assassinés par les bolcheviks. Il n’y avait plus ni l’entité à l’époque de la signature, ni l’empereur, ni ses descendants, tout cela avait été balayé par l’histoire.
Que s’est-il passé avec les paroissiens de la cathédrale?
Les paroissiens se sont scindés en deux. La majorité des personnes que nous connaissions nous a suivis. À l’époque, nous avions une possibilité de repli vers la vieille église, qui se trouvait en réfection. Cette même église que nous venons de perdre actuellement.
Tous ces faits s’inscrivent dans la politique de contrôle du monde russe. Est-ce que vous pouvez expliquer quand a commencé cette politique ? Est-ce que c’était encore sous Eltsine ou c’était Poutine ?
C’était encore sous Eltsine que les premières hirondelles sont venues pour inspecter les biens russes à Nice. Des mouvements de rattachement à la Russie, pas entièrement publics, existaient depuis longtemps. Les descendants de l’émigration blanche étaient travaillés à l’intérieur des paroisses. En 2019, l’Archevêque-Exarque de l’Exarchat des églises orthodoxes de tradition russe en Europe occidentale, Jean Renneteau, a établi la communion de l’Archevêché avec l’Église russe du patriarcat de Moscou. C’était cela, le coup de maître, quand toutes les églises, par exemple à Paris, presque tous les lieux historiques ont passé à Moscou, à travers notre archevêché.
L’État russe a également œuvré pour fusionner l’Église hors-frontières, fondée en 1922 par des prêtres qui ont fui le régime bolchévique, avec le Patriarcat de Moscou, directement sur proposition de Vladimir Poutine. Cela s’est soldé par la signature solennelle à Moscou, en présence du président russe, d’un Acte d’union canonique et eucharistique le 17 mai 2007. Il me semble que cela fait partie de la même logique qui préside la prise de contrôle des paroisses de Nice, à savoir s’emparer des biens de différents temples à travers le monde et promouvoir le discours de Moscou au sein de l’émigration russe – ancienne et récente.
En effet, en France, un certain nombre de paroisses faisaient partie de cette église hors-frontières, comme l’église de Cannes ou celle de Montauban. Il y avait une énorme célébration à Moscou pour ce rattachement. Mais le siège principal de l’Église hors-frontière se trouvait en Amérique, ainsi que la majorité des paroisses qui y étaient rattachées, alors que notre archevêché couvrait l’Europe occidentale, et Nice était restée dans l’archevêché.
Ceci dit, cette fusion a provoqué une espèce de schisme dans l’église hors-frontière, parce que toute l’église, dans son ensemble, n’a pas accepté le passage à Moscou.
À Nice, il y a beaucoup de Russes, mais aussi beaucoup d’Ukrainiens. Où est-ce qu’ils prient ?
Il y a une église qui s’appelle l’église Saint-Jeanne d’Arc, à Nice, qui accueille les Ukrainiens gréco-catholiques, c’est-à-dire des catholiques de rite oriental. C’est une paroisse assez active.
Beaucoup d’Ukrainiens viennent chez nous, mais il ne faut pas se cacher, il y a beaucoup d’Ukrainiens qui vont aussi à la cathédrale. En fait, si vous voulez, l’attitude du prêtre de notre paroisse, c’est de ne pas demander aux personnes qui viennent à notre église de s’identifier. L’église reste l’église, c’est-à-dire qu’elle accueille tout le monde. Notre prêtre est lui-même d’origine ukrainienne. Les Ukrainiens réclamaient au début que la liturgie soit en ukrainien, et il a toujours répondu qu’à Dieu, ça Lui est bien égal dans quelle langue on s’adresse à Lui. Cette église est de tradition russe, donc il fait la liturgie en russe, d’autant plus que tout le monde parle russe parfaitement.
Quelle est votre prochaine action ? Est-ce que vous espérez encore récupérer votre église ?
Récupérer, enfin… On ne sait pas. En tout cas, nous irons jusqu’au bout des possibilités que nous offre le tribunal français. Après la cassation, il y a la Cour européenne de justice.
Entre-temps, on sera de toute manière partis si on nous chasse. Et après on verra, est-ce qu’on forme une autre communauté quelque part et qu’on trouve un lieu de culte. On ira à l’église grecque, on ira à l’église roumaine ou encore ailleurs. Certains paroissiens resteront peut-être fidèles à cette belle église, même si ce n’est plus la même paroisse.
Est-ce que vous pouvez récupérer les objets de culte qui sont actuellement dans l’église ?
Normalement, les biens de l’église orthodoxe russe à Nice ont été transférés à l’association par Mgr Euloge en 1927. Et selon notre avocat, tout ce qui a été acquis depuis 1927, nous pouvons l’emporter. Ce qui représente évidemment énormément d’objets. Mais c’est extrêmement compliqué à faire.
Également, au sous-sol de l’église, il y a une très belle et importante bibliothèque en langue russe, qui a été créée en 1860 en même temps que l’église. Elle compte 13 000 volumes. Dans l’arrêté du tribunal d’appel d’Aix-en-Provence, il n’est question que du terrain et des bâtiments. Et la bibliothèque est dans l’acte d’attribution dont nous nous revendiquons. Dans la mesure de nos forces, de nos possibilités, nous souhaitons garder ce qui est à nous pour que l’histoire de l’immigration ne disparaisse pas.
Nous n’avons pas encore parlé du cimetière de Caucade qui a été « donné » à l’État russe par la même décision de justice que votre église.
Le tribunal de première instance nous avait accordé en février 1921 la propriété de l’église et du cimetière. Car nous avions droit à la prescription acquisitive. C’est-à-dire qu’en France, celui qui possède ouvertement, en toute quiétude et honnêtement un bien pendant plus de 30 ans en devient le propriétaire. L’avocat plaidait que l’acte d’attribution par Mgr Euloge est un vrai acte d’attribution, le terme attribution étant le terme employé dans la loi de 1905, lorsque des établissements publics de culte transféraient la propriété des biens aux associations culturelles. Ça fait partie de la loi de 1905, un aspect que tout le monde ignore, la structure administrative des églises. Hélas, le tribunal de la cour d’appel a cassé cette décision. Il l’a inversée, de manière tout à fait incompréhensible, en suivant l’argumentation russe, à savoir que Mgr Euloge n’avait pas le droit de donner ce qui ne lui appartenait pas.
Quant au cimetière, c’est quelque chose de très important. Il est possible que, dans la récupération par la Russie, le cimetière soit en première place. Parce que ce régime veut effacer l’histoire, d’une certaine manière. Et il prétend que les seuls représentants fiables de l’histoire russe, c’est la Russie actuelle…
Née à Moscou, elle vit en France depuis 1984. Après 25 ans de travail à RFI, elle s’adonne désormais à l’écriture. Ses derniers ouvrages : Le Régiment immortel. La Guerre sacrée de Poutine, Premier Parallèle 2019 ; Traverser Tchernobyl, Premier Parallèle, 2016.