Rouslan Sidiki, âgé de 36 ans, est citoyen russe et italien, électricien, cyclo-voyageur, anarchiste et partisan. Un tribunal militaire russe vient de le condamner à 29 ans de réclusion pour actes terroristes, fabrication d’explosifs et formation à des activités terroristes. Le procès, tenu à huis clos, s’est déroulé à Riazan. Desk Russie publie la dernière déclaration au tribunal de Rouslan Sidiki et des extraits de ses lettres depuis sa prison où il explique ses motivations, ses préparatifs de sabotages, et raconte les tortures qu’il a subies après son arrestation.
Dernière déclaration au tribunal
Je visais le matériel militaire russe, les chaînes logistiques utilisées pour transporter ce matériel et le carburant nécessaire à son fonctionnement. Je voulais de cette manière compliquer la conduite des opérations militaires contre l’Ukraine. […]
Je choisissais mes cibles moi-même : l’attaque d’un stationnement d’avions militaires avait pour but de les détruire, et le sabotage d’un train visait à rendre inutilisable une voie ferrée sur laquelle j’avais repéré des transports militaires.
Je tiens à préciser que j’ai observé les mouvements sur la ligne avant de passer à l’action, et je me suis assuré qu’aucun train de passagers n’y circulait. Pour plus de sécurité, j’ai effectué une vérification visuelle avant l’explosion. Si les vies humaines m’étaient indifférentes, j’aurais pu faire dérailler un train sans même me rendre sur place.
Je nie toute implication dans la tentative de fabrication d’un nouvel engin explosif et dans l’attaque d’un autre train. L’explosion du 11 novembre 2023 a eu un grand retentissement, et je savais que les mesures de sécurité allaient être renforcées. De plus, j’étais accaparé par le décès de ma grand-mère. […]
L’impossibilité d’influencer pacifiquement les actions du pouvoir et les poursuites pénales contre ceux qui ne sont pas d’accord avec la politique de l’État mènent certains à fuir le pays, et d’autres à rester et à agir.
Quoi qu’il en soit, quelle que soit la gravité de l’acte reproché, la torture lors d’un interrogatoire est inadmissible si l’on prétend vivre dans un État de droit. Utiliser des décharges électriques et frapper une personne attachée est un acte profondément ignoble. La responsabilité incombe non seulement à celui qui agit ainsi, mais aussi à celui qui le sait, ne réagit pas, et contribue à dissimuler ces pratiques.
Pour finir, je voudrais lire un extrait d’un poème de Nestor Makhno :
Qu’on nous enterre à cette heure,
Mais notre essence, sans sombrer,
Rejaillira dans sa splendeur
Et triomphera. Moi, j’y crois !
Traduit du russe par Desk Russie
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Lettres de Prison
Jeunesse italienne et retour en Russie
Je suis né à Riazan, où j’ai vécu avec ma mère et ma grand-mère. J’ai eu une enfance typique de jeune dans une zone industrielle des années 1990. […] Dès mon plus jeune âge, je me suis intéressé à divers mécanismes et à l’électronique. Mes parents m’ont donc acheté des livres de sciences et des jeux de construction. […] À l’âge de 11 ou 12 ans, je suis allé en Italie avec ma mère pour les vacances d’été. Elle y vivait déjà depuis quelques années. Peu avant le début de l’année scolaire, ma mère m’a mis devant le fait accompli : j’allais désormais vivre et étudier en Italie. À partir de ce moment-là, je ne suis venu à Riazan que pour l’été. […]
Après avoir terminé mes études, j’ai essayé de rejoindre l’armée italienne, les Alpins – j’avais besoin d’un endroit où canaliser mon énergie. Malheureusement, je n’ai pas été sélectionné du premier coup. Je ne vois pas de contradiction sérieuse entre l’anarchisme et le fait de s’engager dans l’armée d’un pays non militaire pendant un an sans aucun engagement. Dans l’armée italienne, j’ai vu la perspective d’acquérir des compétences dans le maniement des armes, des équipements et des machines. En tout état de cause, l’émergence de communautés autonomes nécessitera tôt ou tard la capacité de défendre ces communautés et leur mode de vie.
J’ai vécu et travaillé en Italie, mais alors que j’étais retourné une nouvelle fois en Russie, j’ai décidé de rester lorsqu’on m’a proposé un emploi d’électricien. Jusqu’en 2008, la vie ici n’était pas mauvaise. C’est aussi parce que ma grand-mère et mes amis me manquaient et que la vie en Europe me semblait trop ennuyeuse à l’époque. Avant les événements de 2014, je me rendais en Ukraine une fois par an pour faire de la randonnée dans la zone de Tchernobyl. Je m’intéressais à cet endroit bien avant le célèbre jeu Stalker, lorsque j’étais encore jeune. Le fait même que les excursions dans la zone d’exclusion aient été interdites sans autorisation a rendu cet endroit encore plus attrayant pour moi. J’aime traverser des terrains difficiles, me cacher des patrouilles, utiliser du matériel militaire. Je me suis également fait des amis en Ukraine, dont certains ne retourneront malheureusement jamais camper…
La voie de l’anarchisme. « Mon rejet du totalitarisme et du fascisme reste inchangé. »
Je ne suis pas devenu anarchiste du jour au lendemain. Alors que je ne connaissais pas encore le mot « anarchisme », j’avais déjà ma propre idée d’un monde juste : sans État, avec des communautés autonomes. C’est alors qu’un ami m’a dit que c’était cela l’anarchisme.
Mais je n’aime pas me limiter à une certaine idéologie. Je n’aime pas la rigidité des idées de certains anarchistes et communistes, qui ressemblent parfois à des fanatiques religieux. Cependant, mon rejet du totalitarisme et du fascisme reste inchangé. Un compagnon de cellule nazi m’a même traité de libéral parce que je faisais l’éloge du travail de Harari. […]
En Russie, j’ai rencontré de nombreuses personnes qui rêvent de la « main de fer de Staline » : « Pour qu’il y ait de l’ordre et que chacun connaisse sa place ». J’admets la possibilité d’une transition – peut-être peu pacifique – d’un État totalitaire vers d’autres formes de gouvernement offrant davantage de libertés et évoluant vers des communautés autonomes. Pour que cela se produise, les gens doivent changer. Au cours des dix dernières années passées en Russie, j’ai été très déçu par la population et je ne serais pas surpris si, dans un avenir proche, le pays continuait à glisser vers le niveau de la Corée du Nord et de l’Iran. […]
À l’âge de 16 ans, j’ai commencé à m’intéresser à l’idée des communes agricoles autonomes, puis j’ai lu un article sur ces communautés en Occident. En Russie, à l’exception des communes religieuses, je n’ai rien trouvé de semblable, et les projets ambitieux n’ont souvent pas survécu au-delà de quelques années. […]
24 février 2022. « J’avais envie de ronger les canons des fusils avec mes dents, de désespoir. »
J’observe la situation en Ukraine depuis fin 2013. Je ne m’attendais pas à ce que la Russie prenne cette mesure ignoble d’occuper la Crimée. L’identité des personnes qui l’ont fait, qui ont abattu l’avion de la Malaysia Airlines avec des passagers à bord et qui se sont battues dans les régions de Donetsk et de Louhansk en se faisant passer pour des « mineurs en colère du Donbass » n’est plus un secret.
En 2021-2022, il était déjà évident que l’on se dirigeait vers une invasion. La propagande diffusait des récits de plus en plus agressifs. Peu avant le 24 février, j’ai fait plusieurs fois le même rêve : beaucoup d’équipements militaires vert foncé dans un champ, un ciel gris, des arbres noirs sans feuilles, je me tiens sur le côté, je tiens quelque chose qui ressemble à un lance-grenades, mais une force m’empêche de viser et de tirer.
Tôt dans la matinée du 24 février, j’étais dans le train Riazan-Moscou. Je me suis assoupi et j’ai entendu des bribes de phrases dans mon sommeil : « Nous serons à Kiev dans la soirée », « Nous ne tirons que sur les bases de l’OTAN », « Ils voulaient nous attaquer ». Lorsque je me suis réveillé, j’ai appris qu’une invasion à grande échelle avait commencé. Un mois auparavant, le flux d’informations était rempli de rapports manifestement faux sur des bombardements et d’autres provocations de la part de l’armée ukrainienne. On peut établir un parallèle historique avec les fausses provocations qui ont précédé l’invasion de la Pologne par l’Allemagne nazie ou l’invasion de la Finlande par l’URSS.
C’était un sentiment très désagréable de ne rien pouvoir faire. Je voyais des trains transportant du matériel militaire, j’avais envie de ronger les canons des fusils avec mes dents, de désespoir. Début mars, j’ai écrit à un camarade ukrainien, pour lui demander s’il s’était engagé dans la défense. Il m’a écrit : « Nous brûlons leurs équipements par centaines, et eux rayent nos villes de la surface de la terre. » Il est mort en chassant les forces armées russes de la région de Kharkiv, au cours de l’été 2022.
Le gouvernement russe a coupé court à toute possibilité d’influencer la situation de manière pacifique : toute personne qui s’oppose à la guerre est déclarée traître et soumise à la répression. Dans une telle situation, il n’est pas surprenant que certains préfèrent quitter le pays, tandis que d’autres prennent des explosifs.
Ayant pris conscience du fait que la guerre allait durer, j’ai décidé d’agir militairement à la fin de l’année 2022. L’armée russe a délibérément attaqué les infrastructures énergétiques de l’Ukraine dans le but de priver les citoyens d’eau, de chauffage et de lumière afin de faire pression sur leurs dirigeants. Selon l’article 205 du code pénal russe, « commettre une explosion ou d’autres actes qui intimident la population afin d’influencer la prise de décision des autorités » relève de la définition du terrorisme. Les actions de la partie russe répondent donc à cette définition. En outre, elle a utilisé la tactique de la « double frappe » : après la première frappe sur le site, lorsque les services de secours arrivent, une deuxième frappe est menée dans le but de détruire les sauveteurs. La partie russe n’a fait que se réjouir en montrant des récits sur les souffrances de la population civile. […]
Attaque d’un aérodrome militaire. « J’ai transporté à vélo quatre drones chargés d’explosifs jusqu’au champ. »
Le bourdonnement des Tu-22 et des Tu-95 devant ma fenêtre coïncidait avec les frappes en Ukraine, ce qui a déterminé mon choix de cible : l’aérodrome militaire de Diaguilevo, situé à seulement dix kilomètres de chez moi. En remplissant la baignoire d’eau chaude pour ma vieille grand-mère, je pensais à ceux qui étaient privés de conditions élémentaires à mille kilomètres de là à cause d’ambitions géopolitiques. Et pourtant, on continue à parler de « pays frères » et à affirmer que « la Russie n’est pas en guerre contre les civils ». […]
J’ai appris à farcir des bombes à haute puissance vers l’âge de 18 ans, simplement en téléchargeant des recettes sur Internet. Mais à part quelques essais dans la nature, je n’ai pas approfondi la question avant l’année 2023. J’avais aussi un quadricoptère fait maison avec une caméra, car piloter des machines est l’un de mes hobbies.
J’ai fait part de mes projets pour l’aéroport à un camarade ukrainien, qui m’a mis en contact avec une personne compétente dans ce domaine. Nous avons rapidement trouvé un terrain d’entente et j’ai été invité en Lettonie pour tester mes compétences. Si je réussissais, on m’a promis de m’aider à acheter un drone. On a vérifié mes liens avec les services de sécurité russes et la sincérité de mes intentions. Il n’y avait pas d’accord salarial, la relation était amicale et personne ne m’a donné d’ordre. Après avoir acheté des pièces pour les drones, j’ai expérimenté les charges utiles et la portée.
J’ai finalement opté pour un vol GPS automatique avec lancement différé pour des raisons de sécurité. J’ai transporté à vélo les quatre drones avec les explosifs jusqu’au champ, en prenant soin de rouler prudemment en raison de leur sensibilité aux chocs. Après avoir réglé les drones avec un décollage différé de trois heures et fixé les coordonnées des aires de stationnement des avions, je suis parti. Avant cela, j’ai remarqué un renard qui courait dans les environs, mais je n’y ai pas prêté attention. Plus tard, j’ai appris qu’un seul drone avait déclenché l’explosion : le renard avait probablement renversé les autres. […]
J’avais un sentiment de frustration parce que l’action ne s’était pas déroulée comme prévu. J’ai régulièrement lancé mon drone artisanal et, au mois d’août, j’ai découvert qu’à des altitudes supérieures à 30 mètres, le signal GPS était perdu. J’en ai conclu qu’une station de guerre électronique opérait quelque part et j’ai décidé de ne plus lancer de drones.
Ai-je eu l’impression d’être un partisan ? Je pense qu’on peut le dire. Si les personnes qui se sont opposées au Troisième Reich sur son territoire pendant la Seconde Guerre mondiale ont été appelées des partisans, alors je pourrais l’être.
Deuxième sabotage. « L’infrastructure ferroviaire est le système circulatoire d’un pays en guerre. »
Fin septembre 2023 [deux mois après l’échec de l’attaque de l’aérodrome de Diaguilevo], ma grand-mère a été victime d’un accident vasculaire cérébral. A l’hôpital, elle m’a reconnu mais ne pouvait pas parler. Malheureusement, c’est la dernière fois que je l’ai vue. Après sa mort, j’ai beaucoup souffert, j’avais l’esprit embrumé. Je pense que cet état d’esprit a eu un impact négatif sur ma sobriété et ma prudence. J’aurais dû me donner quelques mois pour reprendre mes esprits, mais je ne l’ai pas fait.
La guerre s’est poursuivie et j’ai décidé que si je ne pouvais pas combattre depuis les airs, je devais le faire au sol. L’infrastructure ferroviaire est le système circulatoire d’un pays en guerre. Au cours de mes reconnaissances, j’ai découvert que des trains transportant du matériel militaire circulaient sur l’une des voies qui contourne Riazan et se dirige vers le sud de la Russie. En observant, j’ai établi la fréquence des trains et j’ai réalisé que cette voie n’était utilisée que pour le trafic de marchandises. J’en ai conclu qu’il s’agissait d’une cible appropriée, car la logistique serait perturbée. […]
En quelques jours, j’ai fabriqué deux bombes puissantes et un émetteur vidéo doté d’un mécanisme d’autodestruction. J’ai élaboré un itinéraire de fuite. J’avais sur moi un appareil de vision nocturne et dans mes poches des sachets de poivre pour désorienter les chiens. Je suis arrivé sur le site à vélo à minuit, j’ai placé les charges sous les rails, j’ai attaché une caméra à un arbre pour enregistrer le moment de la détonation et j’ai dispersé du poivre aux points d’embuscade. Lorsque le jour s’est levé et que l’image de la caméra était déjà visible, j’ai attendu le bon moment, je me suis assuré que le train n’était pas un train de passagers et j’ai déclenché la charge.
Après avoir fui les lieux, j’ai caché mon vélo, mes bottes et les vêtements que je portais dans la forêt à dix kilomètres du lieu du bombardement. Je suis rentré chez moi dans l’autre sens, sans mon vélo et avec des vêtements de rechange.
Aux informations, j’ai vu le résultat de l’attentat contre le train. J’ai envoyé cette nouvelle à mon camarade ukrainien. Quelques jours plus tard, il m’a informé que sa direction avait décidé de me donner 15 000 dollars. J’étais surpris, car je n’avais jamais détenu plus de mille euros de toute ma vie. Je lui ai dit que je n’avais aucun problème d’argent en ce moment et je lui ai demandé de reporter cette question à des temps meilleurs. […]
« Même lorsque j’ai été arrêté, ils n’étaient pas sûrs que j’étais impliqué de quelque manière que ce soit. »
Après l’explosion, je suis resté dans la forêt jusqu’à la nuit. J’ai marché sur des petits chemins que je connaissais très bien et, à cause de la fatigue, j’ai parcouru le dernier kilomètre sur l’asphalte, pensant que le danger était passé. Ce fut une erreur.
L’explosion a eu lieu le 11 novembre, mais les tchékistes m’ont arrêté le 29. Une caméra m’a enregistré vers 11 ou 12 heures, à vélo, cinq heures après l’attentat. Ils ont dû se torturer les méninges, ils étaient dans l’impasse, comme pour les drones. Même lorsque j’ai été arrêté, ils n’étaient pas sûrs que je sois impliqué de quelque manière que ce soit. […]
Après avoir confisqué mon téléphone, ils ont vu mes abonnements à Telegram et en ont conclu que je n’étais pas un partisan de la soi-disant « Opération militaire spéciale ». C’est une deuxième erreur que j’ai commise : en ligne, vous devez ressembler à un turbopatriote ordinaire. Lorsqu’ils ont fini par arracher mon témoignage, l’un des tchékistes a dit : « J’étais déjà prêt à tuer tous les cyclistes de Riazan. »
Détention et torture. « L’instrument de torture était un téléphone de campagne »
Près de vingt jours s’étaient écoulés depuis l’attentat. Je m’étais détendu et je n’ai pas prêté attention au fait qu’un policier se tenait à l’entrée de l’immeuble. Il m’a comparé à la photo de la caméra de surveillance et m’a demandé de l’accompagner au département n° 4 de Riazan. Là, ils ont prélevé un échantillon de salive pour un test ADN. Ensuite, des personnes en civil sont venues m’appeler dans le bureau. Elles ont commencé à me poser diverses questions sur ce que je faisais le 11 novembre 2024. J’ai donné quelques réponses stupides et l’homme qui posait les questions s’est rendu compte que je cachais quelque chose.
Il a commencé à me menacer en me disant qu’ils obtiendraient mon témoignage de toute façon : ils m’emmèneraient à la campagne, me tortureraient, puis me tueraient en simulant une tentative d’évasion. Ils me posent des questions, après ça : « Avez-vous des maladies chroniques ? » Après avoir répondu « non », je reçois un coup à la tête, qui me fait tomber par terre, et ils commencent à me donner des coups de pied. Ils attachent des fils à mes jambes, crient « Appelle ! » et me torturent avec des décharges électriques via un téléphone. […]
Lorsqu’ils m’électrocutaient, ils me criaient de chanter l’hymne ukrainien, mais je n’arrivais pas à m’en souvenir en raison de ma conscience altérée. L’instrument de torture était un téléphone de campagne TP-57 (communément appelé « tapik ») ou son analogue, je connais bien cet appareil. J’aimais bien m’infiltrer dans diverses installations souterraines et lieux abandonnés et j’y collectionnais des objets de la protection civile, comme ce téléphone. […] Après avoir branché le tapik, l’un des tchékistes ordonnait à l’autre : « Mettez-lui un chiffon dans la bouche pour qu’il ne se morde pas la langue et qu’il ne crie pas. » Lorsque des questions étaient posées, le chiffon était retiré et le manche du tapik était tourné plus lentement… L’un d’entre eux se tenait là et filmait avec son téléphone.
Lorsqu’ils ont fini de me torturer avec le tapik, quelqu’un leur a dit de me porter jusqu’à la voiture. L’homme masqué a demandé à l’autre à quel point ils pouvaient me battre, ce à quoi ils ont répondu : « De manière à ce que ça ne se voie pas. » Toute la nuit, j’ai été conduit dans la voiture avec un sac sur la tête et j’ai été battu et serré entre les sièges. […]
J’ai montré l’endroit où j’avais jeté les réactifs, et j’y ai été battu une nouvelle fois, puis traîné sur la route par des menottes attachées à mes mains, ce qui m’a endommagé l’articulation de l’épaule. En même temps, ils m’ont volé une montre qui s’était détachée de mon bras.
Le matin, ils m’ont emmené au poste de police près de la gare, où je suis resté longtemps allongé sur le sol, attaché. Plus tard, ils ont réalisé une fausse vidéo de ma détention et de mes aveux. Le soir, j’ai été emmené au centre de détention temporaire.
Le lendemain matin, des hommes masqués ont recommencé à me battre et à me torturer à l’aide d’un taser. L’enquêteur du Comité d’instruction d’État se trouvait dans une autre voiture. Après le tapik, le taser est une partie de plaisir, mais il brûle les vêtements et laisse des brûlures sur le corps…
Le surlendemain matin, on m’a emmené à Moscou. L’infirmière du centre de détention provisoire était furieuse de me voir dans cet état et a demandé à l’escorte pourquoi j’étais amoché de partout, mais ils sont restés silencieux.
Malheureusement, cette méthode d’interrogatoire est encore largement utilisée en Russie. Au cours de l’année que j’ai passée derrière les barreaux, j’ai rencontré environ cinq personnes qui ont été torturées à l’électricité et par d’autres méthodes cruelles. Espérons que ceux qui ont consenti à l’utilisation de ces méthodes seront punis.
Derrière les barreaux. « C’était dur de se réveiller avec l’hymne. »
Pendant les deux premières semaines, j’étais au SIZO-7 (centre de détention préliminaire) à Moscou, dans une cellule avec des « extrémistes » et des « terroristes ». Il était difficile de se réveiller au son de l’hymne et de se rendre compte de l’endroit où l’on se trouvait. Surtout si vous aviez rêvé que vous étiez libre…
J’ai beaucoup souffert à cause de mes reins endommagés, il était douloureux de me coucher sur le dos, mes coupures suppuraient, mon bras droit ne pouvait pas bouger normalement et je souffraisde lever les jambes en marchant. Dans cet état, je pouvais à peine monter sur la seule couchette supérieure libre. Et pendant les six premiers mois, lorsque je me couchais, j’avais constamment des flashbacks d’électrocution, si vifs que j’avais l’impression de sentir le courant passer à travers moi. J’ai consulté la psychiatre du centre de détention provisoire pour ce problème et elle m’a prescrit un traitement médicamenteux.
Lorsque j’ai été transféré au SIZO-1, un incident étrange s’est produit. Après avoir pris un avocat, l’enquêteur est venu me voir et m’a demandé avec un sourire en coin : « Vous ne pensez pas sérieusement qu’il va vous faire relâcher ? » Le même jour, j’ai eu un conflit dans la cellule. Or, la personne avec laquelle le conflit s’est produit avait été convoquée, je ne sais où, quelques heures auparavant. Plus tard, à différents moments, des codétenus m’interrogeaient de manière obsessionnelle sur des choses qui n’intéressaient que l’enquêteur.
En guise de soutien et d’espoir. « En détention, les lettres ont une valeur particulière. »
Ultérieurement, les tchékistes m’ont suggéré avec insistance de renoncer à mon avocat. Probablement qu’il les dérangeait – s’il n’avait eu aucune influence, ils s’en seraient fichus éperdument. Ils se souciaient beaucoup de savoir qui le payait, de quoi on parlait et pourquoi il venait me voir, trop souvent, à leur avis. Les visites de l’avocat les empêchent de m’isoler complètement, et son assiduité m’a donné une lueur d’espoir.
Je suis conscient que j’encours une peine lourde et je ne nourris pas l’espoir d’une issue favorable. J’espère qu’à l’avenir, il pourrait y avoir des possibilités d’échange. Il y a pas mal de citoyens pro-russes en prison en Ukraine. La plupart d’entre eux demandent à être échangés, mais la partie russe n’est pas disposée à le faire.
J’ai reçu mes premières lettres d’inconnus en janvier, environ un mois après ma détention. L’enquêteur et les tchékistes affirmaient que tout le monde me tournerait le dos et que ceux qui m’aidaient risquaient d’être arrêtés pour « parrainage de terroristes ». Je suis très heureux de recevoir des lettres de soutien de la part d’inconnus. En détention, ces lettres sont d’autant plus précieuses que l’on est coupé du monde.
Si vous voulez, d’une manière ou d’une autre, égayer la vie des prisonniers, écrivez des lettres, envoyez des cartes postales, cela les fera sourire malgré toutes les difficultés. Malheureusement, les lettres sous enveloppe mettent beaucoup de temps à être distribuées et sont parfois même « perdues ». Je soupçonne qu’on fait délibérément obstruction. Je réponds à tout le monde sans exception et je rassemble toutes les lettres et cartes postales dans un sac. […]
Certains correspondants m’ont envoyé des livres sur des sujets qui m’intéressent. Il s’agit de livres de programmation, de manuels de langues étrangères et de quelques livres de fiction. Je mets actuellement à jour mes connaissances en italien et j’aimerais également apprendre l’ukrainien. Une gentille jeune femme m’a abonné à des magazines scientifiques, où je peux lire des nouvelles sur l’exploration spatiale, les animaux, la physique, etc. Tout ce que j’aime. Parmi les jeux de société, je joue parfois aux échecs.
Je pense que je peux être considéré comme un prisonnier de guerre, car mes actions s’inscrivent dans le cadre de la guerre entre la Russie et l’Ukraine. Mes actions relèvent de la définition du « sabotage », et non du « terrorisme », car je n’avais pas l’intention d’intimider la population civile. L’objectif était de détruire les avions pour qu’il n’y ait plus rien à bombarder, de détruire les routes pour qu’elles ne puissent plus servir à l’armée. Bien que ma guerre soit terminée et que j’aie été arrêté, je suis sincèrement reconnaissant aux Ukrainiens pour leur confiance. Je ne peux m’en prendre qu’à moi-même si je suis derrière les barreaux. J’espère que les Ukrainiens supporteront toutes les épreuves avec dignité. Je souhaite à tous un ciel paisible.
Traduit du russe par Desk Russie
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