Selon Maria Snegovaya, experte russo-américaine du Centre d’études stratégiques et internationales à Washington, les élites gouvernantes russes actuelles perpètrent les traditions soviétiques. Au moment de l’éclatement de l’URSS, le pays n’était pas préparé à une transition démocratique, et cette transition n’a pas eu lieu. D’où la facilité de Poutine à revenir vers un modèle autoritaire, plus dictatorial que le régime soviétique de l’époque de Brejnev…
Propos recueillis par Sergueï Medvedev
Comment la Russie est-elle tombée dans le fascisme actuel ? Le mouvement vers le poutinisme actuel, vers la guerre, était-il une sorte de glissement irréversible ? Une autre issue était-elle possible ? La Russie a-t-elle jamais eu une alternative démocratique ? Nous nous souvenons tous de l’enthousiasme de la fin des années 1980, du soulèvement contre le putsch de 1991 !
Malheureusement, j’ai manqué ces moments euphoriques en raison de mon âge. Mais au-delà de l’émotion, nous pouvons examiner scientifiquement les indicateurs structurels. Du manière générale, cette vague de libéralisation, qui commence à la fin des années 1970 et au début des années 1980, touche non seulement l’espace communiste, mais aussi l’Afrique, la Grèce et le Portugal, et certains pays asiatiques — le processus s’est enclenché et a fait boule de neige. Nombre de ces pays, une fois libéralisés, n’ont pas été en mesure d’établir des démocraties durables. De nombreux pays du continent africain, par exemple, après une brève période de libéralisation, sont revenus à une forme de système autoritaire.
Lorsque nous parlons d’autoritarisme par rapport à la démocratie, certains observateurs ont tendance aujourd’hui à considérer la démocratie comme une sorte de norme. Fukuyama affirmait que nous arriverons tous tôt ou tard à la démocratie libérale — ce n’est qu’une question de temps. Mais historiquement, ce n’est absolument pas le cas. Historiquement, la démocratie libérale, y compris celle de type occidental, n’existe que depuis une centaine d’années tout au plus. En réalité, toute l’humanité existe historiquement sous une forme ou une autre d’autocratie. On peut donc dire que ces pays sont largement revenus à leur état d’origine.
Cela peut s’expliquer de nombreuses manières différentes. En lisant le livre de Mikhaïl Voslenski, un expert bien connu de la nomenklatura soviétique, je me suis demandé : quelle est la composition des élites poutiniennes aujourd’hui, quelle est l’influence de la nomenklatura ? Lorsque j’ai commencé à étudier ce point, j’ai été franchement choquée. Il s’avère que même aujourd’hui, 30 ans plus tard (c’est-à-dire plus d’une génération) après la période de libéralisation, environ 60 % des membres de l’élite, directement ou par leurs liens familiaux, sont des descendants de la nomenklatura soviétique. La spécificité de la Russie, sa différence avec, par exemple, les pays baltes — qui ont réussi à construire une démocratie libérale —, réside dans l’immense proportion de la nomenklatura soviétique qui est restée au pouvoir. En outre, plusieurs chercheurs affirment que la période des années 1990 devrait probablement être appelée non pas tant une période de démocratisation qu’une période de libéralisation : le noyau autocratique a été affaibli et, grâce à cela, de nombreuses libertés sont apparues. Sans oublier, bien sûr, le facteur Boris Eltsine. Mais l’ancienne élite s’est maintenue au pouvoir et, à cet égard, il n’y a pas lieu de parler d’un changement fondamental des élites.
Pour qu’un régime puisse être qualifié de démocratique, il faut qu’il y ait eu eu moins deux changements durables de pouvoir. Or, en Russie, cela ne s’est jamais produit. Boris Eltsine était, après tout, un représentant de l’élite soviétique au pouvoir, et Poutine était le protégé d’Eltsine, pas un outsider.
Aujourd’hui, surtout après le début de la guerre, il est courant de surestimer le rôle d’Eltsine et surtout de sa famille. Dans quelle mesure ses intentions de réformer la Russie étaient-elles sincères ? S’agissait-il pour lui simplement de survivre au pouvoir et de reproduire le système qui en découle ?
Émotionnellement, j’apprécie ce qui a été fait par Boris Nikolaïevitch et je lui en suis reconnaissante. Après tout, Eltsine, par sa personnalité, a maintenu au moins quelques libertés, comme la liberté des médias. Cependant, Olga Krychtanovskaïa [sociologue, spécialiste des élites soviétiques et post-soviétiques, NDLR] et d’autres parlent plutôt de la « révolution des numéros deux » que de la révolution tout court, pour qualifier ce qui a eu lieu en URSS à la fin des années 1980 et au début des années 1990. À cette époque, il est devenu évident, même pour la nomenklatura dirigeante, que cela ne pouvait plus durer. Par conséquent, lorsque Gorbatchev a été nommé, il s’agissait d’une réponse à la demande, y compris de la part des élites soviétiques, de procéder à une modernisation conventionnelle.
Lorsque Gorbatchev a lancé ses réformes, il est devenu clair que des mesures intermédiaires étaient impossibles : il fallait changer tout le système. Ces réformes, de toute évidence, ont déséquilibré l’ensemble du système. Des tensions internes cachées sont apparues, notamment de la part des pays d’Europe de l’Est, qui s’étaient déjà révoltés dans le passé (Hongrie en 1956, Tchécoslovaquie en 1968) : ils ont pris cela comme un exemple à suivre et sont passés à l’action.
Selon le politologue Kirill Rogov, à l’époque post-soviétique, une classe incroyablement forte issue de la modernisation est née. L’argent du pétrole a afflué dans les villes, la modernisation urbaine a commencé, et il y a eu des protestations urbaines, les plus célèbres en 2011-2012, puis en 2019-2021 des protestations liées à l’arrestation d’Alexeï Navalny. Dans quelle mesure cette classe urbaine et Navalny lui-même — rappelons qu’il a obtenu 27 % des voix lors de l’élection à la mairie de Moscou —, représentaient-ils une alternative réelle et viable pour la Russie ?
Pourquoi les élites n’ont-elles pas changé jusqu’au bout ? Nous [The Center for Strategic and International Studies, NDLR] collectons des données sur les groupes dirigeants de différents pays, et il s’avère qu’en Russie, les membres de la nomenklatura détiennent environ 55 % du pouvoir, alors qu’il s’agit de 30 % seulement dans les pays baltes. Si l’on se concentre sur un groupe restreint d’élites dirigeantes, le président lui-même et dix de ses proches, la proportion est de 85 % en Russie et de 20 à 30 % dans les pays baltes. Vous voyez la différence ! Tous les Conseils de sécurité, des années 1990 à aujourd’hui, sont composés à 70-80 % des mêmes personnes. Par conséquent, qu’ont-ils à offrir ?
La raison en est précisément que la Russie n’a pas développé un puissant mouvement de libération nationale à l’instar des pays baltes. Là-bas, un changement fondamental des élites a eu lieu, non pas après l’effondrement de l’URSS mais bien avant, parce qu’il y a eu une pression de la base. Rappelons l’exemple de Solidarność en Pologne. Il y a eu une réelle demande de changement et des personnes prêtes à l’entreprendre. Dans le cas de la Russie, à l’exception de quelques dissidents (et encore, ils ne voulaient pas aller au pouvoir), nous n’avons rien vu de tel.
Je suis donc d’accord avec Kirill Rogov pour dire que nous avons observé certaines tendances à la modernisation, y compris sous l’influence de la croissance économique au début du XXIe siècle, mais tout cela reste concentré dans les grandes villes, et il s’agit toujours en grande partie de l’intelligentsia dissidente issue du moule soviétique. Savez-vous que lors des premières élections plus ou moins libres, la perte de représentants du parti communiste (le PCUS) s’est concentrée principalement autour de Leningrad et de Moscou mais que même dans les régions entourant ces villes clés, le PCUS avait dominé ?
Le poutinisme est-il un modèle ou une aberration ? Ou bien l’ensemble de la trajectoire post-soviétique a-t-elle glissé vers le poutinisme et la guerre, car l’idée de la Russie, au sens hégélien, a trouvé sa forme finale en la personne de Poutine ?
Si nous considérons la Russie non pas comme un pays-civilisation unique et spécial (pour citer Poutine), mais comme un élément des transitions de la troisième vague de démocratisation, elle apparaît comme un pays où, dans les années 1990, les conditions préalables à la démocratie n’étaient pas suffisantes, mais qui a participé à la tendance à la libéralisation. Toutefois, ces changements n’ont pas été suffisants pour transformer fondamentalement le système. Par conséquent, après la période de crise économique de la fin de l’ère soviétique et les premières années post-soviétiques, dès que les mêmes élites se sont senties à l’aise et ont eu accès aux ressources économiques, elles ont entamé l’inévitable réautocratisation. Après tout, l’autocratie est le seul système qu’elles connaissent. Il s’agit d’une classe non élue : ces gens sont nommés, pour eux la démocratie est quelque chose de contre nature, ils ont le mépris de l’électeur démocratique, ce qu’ils expriment directement dans leurs déclarations. Par conséquent, la Russie a repris le chemin de l’autoritarisme.
Cependant, la forme spécifique de cet autoritarisme peut varier. Malheureusement, le système soviétique était à bien des égards supérieur au système actuel de Poutine, il était plus ou moins institutionnalisé. Il y avait le Politburo dont les membres pouvaient même être en désaccord avec les décisions du dirigeant. Nous disposons de transcriptions du vote du Politburo sur l’envoi de troupes en Afghanistan, et des membres du Politburo y débattent avec Brejnev. Comparez cela avec le Conseil de sécurité, où Narychkine, le chef des renseignements extérieurs, a été publiquement humilié par Poutine pour avoir dit « nous devons encore réfléchir » sur la décision de reconnaître « l’indépendance » des républiques du Donbass, prélude à la guerre. Malheureusement, le régime russe n’est pas seulement autoritaire, il est autoritaire de manière régressive. Il devient plus primitif et de ce fait plus dangereux. En effet, les garde-fous, les « checks and balances », qui existaient encore dans une certaine mesure en URSS sont anéantis aujourd’hui.
Quant à la rhétorique impériale, nous voyons désormais dans les sondages que le problème va au-delà du seul Poutine. La société russe reste très sensible à la rhétorique impériale agressive, car la Russie était le centre de l’empire soviétique. Il existe une croyance persistante selon laquelle la Russie a le droit de dicter aux pays voisins comment ils doivent vivre. Avant la guerre de 2022, des études ont montré que la société était très réceptive aux suggestions de déploiement de troupes où que ce soit.
La propagande forme une conscience de masse totalement standardisée, et ce phénomène soviétique se reproduit chez les personnes nées au XXIe siècle, sous Poutine.
On sous-estime le rôle de la reproduction des attitudes au sein de la famille. À bien des égards, les attitudes libérales, ainsi que les attitudes pro-régime, sont reproduites dans les familles. Le fait que la famille joue un rôle si important dans la reproduction des attitudes politiques amène la population à suivre l’ornière conformiste.
L’ornière russe existe-t-elle ? Ce que l’on appelle la matrice russe se reproduit sous tous les régimes : sous les tsars, sous les bolcheviks, sous les soi-disant libéraux, sous les tchékistes, l’essence de la matrice est la même. La Russie poursuit son ancienne existence en tant qu’empire, en tant qu’État distributeur de ressources qui colonise sa propre population et son propre espace.
J’utiliserais ici une terminologie plus proche de la science politique : continuité des institutions, continuité des élites, c’est-à-dire continuité de certaines attitudes, pratiques et attentes. En science politique, en économie, les attentes jouent un rôle immense. Les gens ne savent tout simplement pas ce qui pourrait être différent, et ils ont donc tendance à reproduire le même modèle de comportement qui était caractéristique de leurs parents, ou de ce qu’on leur a enseigné, ou de ce qu’ils connaissent par expérience personnelle. À cet égard, l’Union soviétique avait un système différent, beaucoup plus socialisé, et nous serions dans une bien meilleure situation si le système actuel ressemblait davantage au système soviétique, car ce dernier possédait ces fameux garde-fous face au pouvoir du dirigeant.
Cela dit, la même tendance se dessine : la verticale du pouvoir est organisée de manière plutôt primitive, avec un tsar qui s’appelle président et contrôle pratiquement tout. Dans son livre L’Ordre du monde, Kissinger parle du monarque russe comme de l’absolutiste le plus absolu, qui n’est limité par rien, même en comparaison avec l’empereur chinois.
L’empereur chinois a un « mandat du ciel » qu’il peut perdre, il est limité par la coutume, alors que le tsar russe n’est pas limité par la coutume.
Ces deux dernières années, nous avons observé ce phénomène en direct. Un autre point peu mentionné est un certain héritage du servage, qui s’est ensuite reproduit et intensifié, aggravé par l’expérience du Goulag. Les gens ne se sentent pas libres, ils se sentent toujours un peu dépendants de l’État, du dirigeant au sommet. Des études américaines montrent que dans les familles où il y a un héritage de l’esclavage, les gens ne réussissent toujours pas suffisamment sur le plan économique.
L’expérience répressive russe, historiquement répétée, limite la possibilité d’une recherche indépendante et libre de la part de la population. L’expérience d’une certaine forme de liberté est nécessaire. Mais qui l’accordera ? Comme nous pouvons le voir, les gens n’ont pas essayé de l’obtenir dans les années 1990. Lorsque Poutine est arrivé et a rapidement commencé à faire reculer toutes les libertés, cela s’est produit pratiquement sans résistance de la part de la population. Et si vous ne résistez pas, les libertés sont supprimées.
À quoi devons-nous nous attendre ? Y aura-t-il un autre Poutine après Poutine ? Quelles sont les perspectives de réforme et de modernisation du système russe ?
Il y a beaucoup de discussions aux États-Unis sur le scénario du développement de la Russie dans les années à venir et dans la période post-Poutine, parce que la politique future envers la Russie en dépend. D’une manière générale, les choses sont à peu près claires : quoi qu’il arrive après Poutine, il s’agira certainement d’un système autoritaire, et non d’une démocratie libérale — malheureusement, il n’y a aucun endroit d’où un modèle démocratique pourrait émerger, et Poutine a détruit les institutions où il aurait pu naître.
Toutefois, il faut se demander s’il s’agira d’un régime autoritaire anti-occidental ou d’une tentative de « reset ». La réponse dépend très probablement de la situation économique de la Russie à ce moment-là. Si les choses vont mal, il pourrait bien s’agir d’une tentative de reset à la Khrouchtchev, qui a d’abord essayé de rétablir les relations avec l’Occident. Nous avons vu la même chose à la fin des années 1980 avec Gorbatchev. Lorsque la Russie va mal sur le plan économique, elle essaie d’être amie, et lorsqu’elle va bien, elle est agressive et tente de conquérir les pays environnants. Cela coïncide très clairement avec la théorie de l’agressivité des États pétroliers.
Qu’est-ce qui peut briser ce modèle de reproduction du pouvoir autoritaire et de dépendance à l’égard des exportations de matières premières ?
Par exemple, une chute brutale des prix du pétrole et une transition « verte » des économies mondiales, qui aura probablement lieu sous une forme ou une autre d’ici dix ans.
En clair, il faut priver le régime de sa base de ressources.
C’est apparemment une condition nécessaire. Je ne sais pas si elle est suffisante. Malheureusement, l’expérience montre que même assez appauvris, les pays peuvent subir un régime autoritaire. Nous connaissons de nombreux exemples en Afrique : l’élite dirigeante se contente d’accaparer ce qu’il reste de revenus. En Russie, hélas, il reste beaucoup de ressources, à part le pétrole, et ce pourrait être le même piège. Mais c’est la première condition nécessaire. Tant que l’Occident ne sera pas en mesure de limiter de manière significative les revenus pétroliers de la Russie, celle-ci restera certainement dans le même mode de fonctionnement autoritaire et agressif.
Quelle devrait être la stratégie de l’Occident vis-à-vis de la Russie à cet égard ?
Depuis la fin des années 1980 et le début des années 1990, les décideurs politiques occidentaux ont été victimes du paradigme de la « fin de l’histoire » : ils étaient convaincus que la Russie deviendrait tôt ou tard une démocratie. La Russie était perçue comme un partenaire et de nombreuses concessions lui ont été faites, par exemple son inclusion dans le G8. Rappelons la politique de « reset » au début des années 2010, malgré la guerre en Géorgie. Mais la Russie a régulièrement repoussé la main tendue. La Russie d’aujourd’hui est clairement une puissance agressivement anti-occidentale. Par conséquent, nous revenons à l’époque de la guerre froide (qui ne s’est peut-être jamais arrêtée). Cela signifie que la politique sera la même — une politique d’endiguement. Mais aujourd’hui, il est très difficile d’endiguer la Russie quand, par exemple, la Chine l’aide activement.
En conclusion, nous avons affaire à l’agonie prolongée du vieux système impérial russe et soviétique. Cela signifie que la chance de la Russie n’est pas dans le passé, mais encore dans l’avenir, et peut-être qu’elle se réalisera un jour.
Traduit du russe par Desk Russie. Version originale.
Sergueï Medvedev est un universitaire, spécialiste de la période postsoviétique, dont le travail s’enrichit des apports de la sociologie, de la géographie et de l’anthropologie de la culture. Il a remporté le prestigieux Pushkin Book Prize 2020 pour son livre The Return of the Russian Leviathan, qui a été largement salué aux États-Unis et en Grande-Bretagne, ainsi qu’en France (sous le titre Les Quatre Guerres de Poutine, Buchet-Chastel, 2020).