Jeune chercheur d’origine tchétchène qui vit en Suisse, Dagun Deniev regrette la libération de Vadim Krassikov, tueur à gages du FSB qui a assassiné un opposant tchétchène, ce qui confirme, une fois de plus, que l’État russe pratique des assassinats politiques ciblés et vient à la rescousse des tueurs s’ils se font prendre. L’auteur affirme que, « en cédant au chantage de Moscou, Washington et Berlin viennent de lui accorder un blanc-seing pour récidiver à l’avenir ».
Cela faisait des jours que les médias russophones bruissaient d’un probable échange de prisonniers entre les États-Unis et l’Allemagne, d’un côté, et la Russie et le Bélarus, de l’autre. Comme on le sait depuis jeudi, le bruit s’est avéré exact.
KBG un jour, KGB toujours
Côté bélarusse, un seul prisonnier est concerné : Rico Krieger, un ressortissant allemand de passage à Minsk, condamné à mort fin juin pour « terrorisme » et gracié cette semaine par le dictateur Alexandre Loukachenko.
Le procès contre Krieger, qui s’est tenu à huis clos, semble monté de toutes pièces : l’Allemand, qui travaillait dans son pays pour la Croix-Rouge, aurait établi, de sa propre initiative, des contacts avec les services secrets ukrainiens et aurait placé, à leur instigation, un engin explosif sur une ligne de chemin de fer, à une heure et à un endroit où aucun train ne devait passer. De plus, des agents du KGB (nom que le renseignement bélarusse a hérité de son ancêtre soviétique tristement célèbre) ont été vus non loin du lieu de l’explosion, laquelle n’a provoqué aucun dégât sérieux ni interruption de trafic. Les précautions prises pour éviter les victimes humaines accréditent encore plus la thèse d’un coup monté : il aurait été difficile, devant l’opinion publique, de gracier et livrer à l’Allemagne un étranger, reconnu coupable d’avoir sciemment causé la mort de Bélarusses, et ce sans aucune contrepartie pour Minsk.
L’ancien ambassadeur bélarusse en France, Pavel Latouchka, émigré en Pologne, estimait il y a deux semaines que « toute la situation autour de Rico Krieger » s’apparentait à une machination orchestrée par le régime bélarusse à la demande de son allié du Kremlin pour l’aider à obtenir le rapatriement de Vadim Krassikov, un agent du FSB (l’héritier russe du KGB soviétique) purgeant une peine à perpétuité en Allemagne pour l’assassinat en 2019 d’un ancien combattant indépendantiste tchétchène réfugié à Berlin, Zelimkhan Khangoshvili. Moscou avait essayé à plusieurs reprises de délivrer Krassikov, mais l’Allemagne refusait, selon l’ancien diplomate. « Or, maintenant, Loukachenko et Poutine ont décidé de ne pas laisser le choix à Berlin : ils ont pris en otage un citoyen allemand et l’ont menacé de la peine de mort. […] Ils ont fait monter les enchères. »
Vadim Krassikov, « la principale pièce du puzzle », selon Ilia Novikov
C’est bien le sort de Krassikov qui semble avoir été au cœur des tractations. En effet, le Kremlin tenait particulièrement à libérer ce sinistre personnage impliqué aussi dans deux autres meurtres, commis sur le sol russe en 2007 et en 2013.
Comme l’expliquait à la veille de l’échange Ilia Novikov, célèbre avocat russe vivant à Kyïv, « la Russie a toujours eu un fils préféré. Pendant longtemps, c’était le trafiquant d’armes Viktor Bout », échangé en 2022 contre la basketteuse américaine Brittney Griner. « Il paraît que désormais c’est Krassikov : après Bout, c’est lui qui est devenu la personne numéro un » que Moscou souhaite ramener au bercail. Son retour « augmente considérablement le nombre de volontaires prêts à devenir les tueurs à gages » pour le compte du régime, analysait l’homme de loi. « Les killers potentiels sauront que même si vous tuez, que vous vous faites prendre et qu’on vous condamne à perpétuité, votre patrie vous délivrera malgré tout après un certain temps et, donc, il n’y a aucun risque : tout est formidable. »
Comprenant l’euphorie des opposants russes émigrés de voir certains des leurs sauvés des geôles du régime, Novikov les exhortait cependant à garder à l’esprit le prix de cette libération : « Il ne faut pas oublier que quelqu’un la paiera de sa vie. Ce n’est pas gratuit, ce n’est pas la victoire du bien sur le mal. Les uns paieront de leur vie la liberté des autres. Nous ne savons pas qui ce sera, pour le moment. Mais le jour où l’on apprendra qu’un réfugié russe ou un responsable européen a été tué à Berlin, à Riga ou ailleurs, souvenez-vous de cet échange, je vous prie. » L’avocat en est certain : « Remettre Krassikov en liberté, peu importe qui se trouve de l’autre côté de la balance, est une erreur irréparable. »
Même si Novikov se disait « certain à 99 % » que Krassikov ferait partie du deal, ce n’était pas encore officiel à ce moment. Mais le lendemain, la nouvelle est tombée et tout doute a été levé.
L’échange du siècle avec l’entremise de la Turquie
Ankara a en effet annoncé jeudi avoir mené « l’opération d’échange de prisonniers la plus importante de ces derniers temps » (la plus importante depuis la fin de la guerre froide, renchérit l’agence Reuters), en précisant que 10 prisonniers ont été transférés en Russie, 13 en Allemagne et 3 aux États-Unis. Parmi ces derniers figurent deux journalistes, Evan Gershkovich et Alsou Kourmacheva, et un employé d’un groupe automobile, Paul Whelan, qui avait eu la mauvaise idée de venir assister au mariage d’un ami vivant à Moscou.
Tous les prisonniers récupérés par l’Ouest sont soit des innocents, coupables uniquement de posséder le passeport d’un pays occidental, ce qui avait poussé la Russie à les arrêter sous des prétextes fantaisistes afin de s’en servir comme monnaie d’échange dans ses marchandages avec les États-Unis et l’Allemagne, soit des citoyens russes incarcérés pour leur activité anti-guerre ou anti-Poutine, notamment des partisans de l’opposant désormais mort, Alexeï Navalny.
Il en va tout autrement des individus remis à Moscou. On trouve parmi eux, comme dans l’arche de Noé, un couple de chaque espèce de barbouzes russes : deux agents du FSB (dont Krassikov), deux agents du GRU (le service de renseignement militaire), deux agents du SVR (le service de renseignement extérieur) avec leurs deux enfants, ainsi que deux cybercriminels liés au pouvoir russe. Certains d’entre eux étaient détenus non pas aux États-Unis ou en Allemagne, mais en Slovénie, en Norvège et en Pologne.
Des criminels accueillis en héros par le Kremlin
Sans surprise, un accueil triomphal a été réservé aux espions russes à leur arrivée à l’aéroport Vnoukovo à Moscou, avec tapis rouge, garde d’honneur et, last but not least, accolades de l’inamovible président russe de 71 ans, Vladimir Poutine, venu en personne saluer ses braves serviteurs, dont l’un portait un T-shirt avec l’inscription fort symbolique « Your Empire needs you » (citation tirée de l’univers de la saga cinématographique Star Wars).
Poutine a remercié les ex-détenus de leur « fidélité à [leur] serment, à [leur] devoir et à [leur] patrie, laquelle ne [les] avait jamais oubliés », et leur a promis de leur décerner des décorations d’État. « On se reverra, on parlera de votre avenir », a-t-il ajouté.
Chechen lives don’t matter ?
La confirmation de l’échange par les pays concernés a suscité l’indignation de la diaspora tchétchène en Europe.
« Je me demande si l’Allemagne aurait remis à Poutine l’assassin d’une personne d’origine allemande ? » réagit Oussam Baïsaïev, ancien employé de l’ONG russe Memorial et coauteur de la monographie Международный трибунал для Чечни ( « Tribunal international pour la Tchétchénie », Nijni Novgorod, 2009).
Même réaction de la part du blogueur Khassoukha Magamadov, qui ne cache pas son amertume : « Si la Russie a pris en otage des citoyens d’autres pays afin de les échanger contre ses citoyens à elle condamnés pour des crimes graves, qu’est-ce qui a empêché les États-Unis et l’Allemagne de faire de même ? Ce n’est un secret pour personne que les membres des familles de fonctionnaires russes vivent notamment aux États-Unis et en Allemagne, avec des gains pas tout à fait honnêtes, et se retrouvent régulièrement dans des rapports de police pour diverses infractions, voire des crimes. Qu’est-ce qui empêchait de les arrêter et de les échanger ? Ne me dites surtout pas que ces pays ne sont pas comme la Russie et ne pouvaient s’abaisser à son niveau. Ce sont des conneries ! […] Aujourd’hui, il m’a été démontré que tuer des Tchétchènes n’est pas considéré comme un crime. »
De son côté, Haroun Sidorov, doctorant russe à l’université Charles de Prague, pose la question suivante, qu’il considère comme rhétorique : « Quelqu’un parmi les opposants russes libérés et leurs leaders (en premier lieu, de l’équipe de Navalny) aura-t-il assez de conscience pour se rendre auprès de la famille de Zelimkhan Khangoshvili, dont l’assassin a été échangé contre eux, et exprimer sa compassion à ses proches ? »
Pour Sidorov, le seul gagnant de l’histoire, ce sont les États-Unis : ses citoyens ont été libérés en échange d’espions et d’un killer dont le crime n’a pas été commis sur le territoire américain. La Russie, qui « échange certains de ses citoyens contre d’autres en fonction de leur loyauté au régime en place », est au-dessous de toute critique, juge l’auteur. Quant à l’Allemagne, en cédant à la pression des deux anciens ennemis de la guerre froide, elle se serait « discréditée en tant qu’État souverain », car « le pauvre Allemand », dont la prise en otage par Minsk a permis à Berlin de « légitimer l’échange », aurait pu être sauvé en actionnant d’autres leviers.
❧
La réclusion à perpétuité prononcée en décembre 2021 par le tribunal de Berlin à l’encontre de Krassikov était censée être incompressible. Elle aura duré moins de trois ans…
En cédant au chantage de Moscou, Washington et Berlin viennent de lui accorder un blanc-seing pour récidiver à l’avenir. À moins que la prochaine fois, les assassins de Poutine ne se montrent plus habiles et ne se fassent pas attraper — comme c’est le plus souvent le cas, d’ailleurs.
À lire également : Galia Ackerman. Faut-il écouter Vladimir Kara-Mourza ?
Diplômé de Master de l'Université de Genève en langue, littérature et civilisation russes, il est assistant à la Maison des Langues de l'Université de Genève. Originaire de Tchétchénie, il a quitté le pays en 2010, à l’âge de 17 ans, avec sa mère, défenseuse des Droits de l’homme, afin de fuir la persécution. Dagun est auteur de courtes nouvelles, en langue russe, et d’un livre qui décrit son itinéraire, Carnets d'un requérant d'asile débouté.