Faut-il écouter Vladimir Kara-Mourza ?

Nous avons tous souffert pour chaque personne injustement emprisonnée en Russie où, après le dernier échange, il reste encore 1289 prisonniers politiques derrière les barreaux. Aujourd’hui, nous nous réjouissons de la libération des étrangers, simples otages du régime poutinien, comme Evan Gershkovich, et de plusieurs opposants politiques dont les très célèbres Vladimir Kara-Mourza, Ilia Iachine, Oleg Orlov, Sacha Skotchilenko et d’autres. Cependant, cet échange laisse un goût amer, à cause de l’élargissement de Vadim Krassikov, un maître-assassin et vieille connaissance de Poutine. Mais c’est un arrière-goût encore plus amer que m’a laissé la première conférence de presse des trois opposants politiques, tout de suite après leur atterrissage en Allemagne. 

Certes, il s’agit de héros qui ont fait de longs séjours dans des geôles poutiniennes, d’hommes d’un très grand courage personnel. Rappelons que Kara-Mourza, victime de deux empoisonnements, est retourné en Russie en mars 2022, après avoir témoigné devant les parlementaires de l’État d’Arizona contre la guerre en Ukraine. Comme Alexeï Navalny, il considérait qu’il était primordial pour lui de mener son combat depuis la Russie. Condamné à vingt-cinq ans de prison, cet homme souffrant de problèmes de santé graves n’aurait sûrement pas survécu à cette peine digne de la justice stalinienne.  

L’arrière-goût amer vient des déclarations de Kara-Mourza soutenues par Iachine et Pivovarov. Selon lui, les sanctions imposées par les pays occidentaux ces dernières années se sont révélées être dirigées non pas contre le régime de Vladimir Poutine, mais contre le pays tout entier et les citoyens russes. Il a plaidé pour revenir à la loi Magnitski qui punit ceux qui « ont pris part à la corruption et à la violation des droits de l’Homme dans leur pays »

« Nous constatons très souvent, a continué Kara-Mourza, que les sanctions des pays démocratiques occidentaux ne sont plus dirigées contre le régime de Poutine ou contre des criminels spécifiques dans les rangs les plus élevés du régime de Poutine, mais contre le pays tout entier, contre tous les citoyens russes ». Or, selon l’opposant, cela est « extrêmement injuste et contre-productif » car cela donne à la propagande russe l’occasion d’affirmer que Russes sont entourés d’ennemis. 

Cette idée que les Russes sont majoritairement contre la guerre et, surtout, qu’ils ne sont pas des sujets de l’histoire et de la politique, mais des victimes passives d’un régime criminel, a largement cours au sein de l’opposition russe. Les opposants expriment souvent l’idée que, dès que le régime de Poutine tombera, sans préciser par quel miracle, l’opposition aura une chance d’instaurer la démocratie et le pays deviendra alors « la belle Russie de l’avenir, libre et heureuse ». Tel était le rêve et le slogan de Navalny, répété par Ilia Iachine à la fin de son discours très fort à la conférence de presse.

Cela met les politiques occidentaux face à une situation inconfortable. L’UE, les États-Unis et les autres pays du monde occidental imposent, depuis des années, des sanctions contre l’État russe afin de l’affaiblir économiquement et d’empêcher le fonctionnement de sa machine de guerre. Certes, le Kremlin, avec l’aide d’autres dictateurs et de pays profiteurs, tente de contourner ces sanctions, mais elles fonctionnent néanmoins et affaiblissent le régime. S’il doit tomber, cela se produira grâce aux révoltes locales causées par des défaillances majeures d’infrastructures essentielles ; c’est ce que pense par exemple le grand économiste russe Igor Lipsitz (aujourd’hui exilé en Lituanie). Et ces défaillances, déjà très visibles, seront le résultat d’un manque criant — à cause des sanctions — de composantes électroniques, de pièces de rechange, de nouvelles machines, etc. Et voilà que les braves voix de l’opposition russe nous disent qu’il ne faut pas toucher au pays entier, mais sanctionner uniquement des responsables directs de la guerre d’agression contre l’Ukraine et de la persécution des opposants. Ohé ! Des centaines de hauts fonctionnaires, d’oligarques, de militaires, de propagandistes sont déjà sanctionnés. Leurs villas et leurs avoirs en Occident sont déjà en grande partie confisqués. Mais cela n’arrêtera jamais la guerre : ce qui peut l’arrêter (et Poutine commence déjà à chercher des voies pour arrêter la guerre, tout en gardant la face — ce qui est inadmissible), c’est le collapsus de l’économie russe et, bien entendu, la victoire ukrainienne. 

Ce qui me chagrine particulièrement dans le discours de ces opposants, c’est l’idée de la non-responsabilité du peuple russe qui ne doit pas subir la pauvreté et l’inconfort à cause des sanctions. J’ai plusieurs fois discuté de cela avec de belles âmes françaises et russes. Certes, il y a des gens opposés à la guerre, mais une grande partie de ceux-là a quitté la Russie, certains sont en prison, d’autres se taisent par peur de représailles. Or des millions de Russes non seulement se prononcent pour la guerre et exhibent leur haine féroce des Ukrainiens, mais en outre participent à la guerre et à l’effort de guerre. 

Pour des centaines de milliers de Russes, l’enrôlement dans l’armée est un moyen de devenir un héros, de défendre l’honneur de la famille et de gagner beaucoup d’argent. Dans cet élan, ils sont le plus souvent encouragés par leurs mères, leurs pères et leurs épouses. Là, on les compte par millions. D’autres millions de Russes travaillent directement pour l’industrie de l’armement et d’autres entreprises du complexe militaro-industriel. Des centaines de milliers d’instituteurs et de professeurs organisent des séances de propagande quotidiennes et hebdomadaires dans des écoles et des universités. Des dizaines de milliers d’agents des services secrets, le FSB en particulier, et de la police traquent les opposants. Des milliers de journaleux et de blogueurs militaires patriotiques inondent les programmes télé et l’espace Internet de leurs mensonges et de leur propagande. Des centaines de milliers de « bons citoyens » écrivent des dénonciations. Tout un appareil de censure veille à l’éradication de toute contestation. Des milliers d’artistes vont dans le Donbass et dans d’autres régions de combat pour se produire lors de concerts patriotiques. L’industrie cinématographique et les théâtres remplissent les commandes de l’État pour la production patriotique. Ajoutons à cela des centaines de milliers de militants du parti Russie unie et d’autres partis autorisés. Ajoutons encore des millions de retraités qui se gavent de propagande télévisée, et j’en passe. 

Pour conclure. Je ne sais pas à quel point ces opposants ont pu suivre l’actualité de derrière les barreaux. Un ancien prisonnier politique a écrit un post à ce sujet en s’adressant aux opposants : « C’est une mauvaise idée de tenir une conférence de presse après deux ans d’isolement et de déverser sur le public les pensées inestimables que vous avez accumulées dans votre cellule. Prenez du repos, lisez les nouvelles correctement, étudiez combien le monde a changé pendant que vous étiez en prison. Découvrez ce qui s’est passé pendant que vous étiez en prison. Parlez aux gens. Pas seulement à vos associés, mais à toutes sortes de personnes. Comparez tout. Peut-être réaliserez-vous quelque chose d’important que vous n’avez pu comprendre en prison. Et alors, vous pourrez commencer à communiquer. » J’espère que ces opposants, qui viennent de recouvrer leur liberté, suivront ce conseil.

À lire également : Dagun Deniev. Échange de prisonniers entre la Russie et l’Occident : un triomphe de la diplomatie des otages du Kremlin

galina photo

Née à Moscou, elle vit en France depuis 1984. Après 25 ans de travail à RFI, elle s’adonne désormais à l’écriture. Ses derniers ouvrages : Le Régiment immortel. La Guerre sacrée de Poutine, Premier Parallèle 2019 ; Traverser Tchernobyl, Premier Parallèle, 2016.

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