Dans cette enquête, l’auteur étudie un cas particulier, celui d’une journaliste ukrainienne pro-russe qui coule des jours heureux au Bélarus en travaillant pour un média d’État. Parallèlement, Nadia Sass, inconnue du grand public en Occident, poursuit des activités dans des réseaux d’influence russes en Europe, en collaborant notamment avec Omerta. C’est une plongée dans le sombre univers des influenceurs du Kremlin.
Le 18 décembre 2023 paraissait un article de la journaliste ukrainienne Nadia (Nadejda) Sass dans le média Omerta, propriété de Charles d’Anjou, dont Régis Le Sommier est le rédacteur en chef [Omerta est un média de « ré-information », classé à l’extrême droite et pro-russe selon plusieurs médias ; la commission d’enquêtes parlementaire sur les ingérences étrangères, tout particulièrement russes, a auditionné dans ce cadre Charles d’Anjou et Régis Le Sommier en 2023. NDLR]. Le nom de Nadia Sass a attiré mon attention, car il est connu dans les milieux des réseaux d’influence et d’espionnage de Poutine en Europe.
Le média Omerta peut difficilement dire qu’il ne connaissait pas Nadia Sass : cela fait partie de la fonction d’un média de vérifier ce qu’il publie, surtout un média de ré-information qui se targue d’apporter justement les « véritables informations ». De plus, Charles d’Anjou et Régis Le Sommier ne cessent de clamer qu’ils sont des experts concernant l’Ukraine et la Russie. Et si vraiment ils ne savent pas ce qu’ils publient et qui ils publient, alors en deux clics sur Internet, il est aisé de découvrir qui est Nadia Sass.
La présentation faite par Omerta de l’article de Nadia Sass, Ukraine : comprendre et répondre à la stratégie de George Soros, n’a fait que renforcer ma vigilance : « La journaliste ukrainienne Nadia Sass analyse ici pour OMERTA l’ambitieuse et efficace stratégie de l’Open Society financée par le multimilliardaire américain d’origine hongroise George Soros pour placer ses pions aux postes clefs et orienter l’opinion contre la Russie en Ukraine. »
Selon Nadia Sass, George Soros et sa fondation Open Society ont fortement financé l’Euromaïdan en 2014, mais aussi, avec « l’État profond américain », la guerre en Ukraine à grande échelle depuis le 24 février 2022. Or, selon le média Insight News, le récit de la responsabilité de l’Occident, pouvant inclure aussi « l’État profond » et Soros, est le 2e plus répandu en France en mai 2024 parmi les éléments de langage de la propagande russe (Le 1er étant « la Russie gagne, l’Ukraine perd »). Rien de nouveau de ce côté-là, cela fait plus de quatre décennies que Soros est considéré par l’extrême droite, les opposants à l’OTAN etc. comme la figure emblématique du riche Juif qui cherche à influencer la marche du monde.
Avant de développer davantage l’analyse de cette propagande orchestrée par le Kremlin, il est nécessaire d’opérer un retour en arrière pour comprendre qui est cette journaliste et quel est son parcours — déjà très chargé malgré son jeune âge (une trentaine d’années).
Nadia Sass, dont le nom d’origine est Borodi, est bien ukrainienne. En 2016, elle a obtenu une maîtrise de droit international et de traduction en anglais à l’Université de Kyïv. Puis elle a fait un stage au bureau du vice-président du Parlement européen, le député polonais Ryszard Czarnecki du PiS. Elle est finalement devenue journaliste en Ukraine, tout en menant une petite carrière politique sans grand succès au sein du parti Plateforme d’opposition-Pour la vie, totalement pro-russe.
C’est aussi le parti politique d’Oleg Volochyne, son mari, journaliste comme elle, devenu député à la Rada (2019-2023) et proche de Viktor Medvedtchouk, homme politique pro-russe influent, arrêté pour haute trahison en 2022 et qui, essayant de fuir l’Ukraine, fut rattrapé à la frontière et arrêté. Le 21 septembre 2022, il est échangé contre 215 prisonniers de guerre ukrainiens, dont des défenseurs d’Azovstal : un prisonnier qui valait très cher aux yeux de Poutine.
Quant à Nadia Sass et son mari, ils sont « partis vivre en Biélorussie » le 13 février 2022, car « elle a toujours aimé ce pays ». « En Biélorussie, j’ai pu retrouver la liberté d’expression », dit-elle lors d’une interview à un média d’État… Point essentiel à ajouter : Oleg Volochyne a été mis sous sanctions par les USA le 20 janvier 2022 pour ses liens avec le FSB et ses activités de recrutement d’agents d’influence.
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Le décor, déjà bien chargé, est posé. Passons maintenant à quelques faits majeurs avant de revenir sur la propagande actuelle en France autour de « la responsabilité de l’Occident dans la guerre en Ukraine et le rôle de l’État profond, de Soros, etc. ».
On retrouve Nadia Sass et son mari Oleg Volochyne dans au moins 3 affaires majeures d’influence russe en France ou en Europe et d’espionnage pour le compte du Kremlin entre 2015 et 2024.
En mai 2021, le citoyen polonais Janusz Niedźwiecki a été arrêté à Varsovie pour espionnage au profit de la Russie. Une enquête très complète de la Plateforme européenne pour les élections démocratiques (basée sur un rapport d’Anton Shekhovtsov) a mis en évidence l’étendue d’un réseau d’influence organisé dans toute l’Europe, influant sur la politique du Brexit, les personnalités politiques britanniques et allemandes, les élections en Ukraine… toujours en faveur du Kremlin. Ce réseau a été actif pendant 5 ans. Plusieurs noms de Français sont cités comme ayant servi de relais, d’observateurs lors d’élections, comme Thierry Mariani, entre autres.
Parmi les Russes connus du grand public, ce réseau remonte jusqu’à Piotr Tolstoï (vice-Président de la Douma), Viatcheslav Volodine (Président de la Douma) et Leonid Sloutski « candidat désigné par le Kremlin » lors de la parodie d’élection présidentielle en 2024 en Russie, chef du Parti libéral-démocrate depuis la mort de Jirinovski, qui était un grand ami de la famille Le Pen.
Nadia Sass a joué un rôle actif dans ce réseau, notamment comme l’un des trois co-fondateurs de l’International Foundation for Better Governance (IFBG), une association belge, créée en 2015, faisant du « lobbying » auprès de personnalités politiques en Europe et en Ukraine, organisant aussi des « observations neutres » d’élections dans différentes régions du monde, y compris en Ukraine, avec « un regard très orienté vers le Kremlin ». La Fondation IFGB, enregistrée à Bruxelles, est toujours en activité.
L’IFBG nous amène à la deuxième affaire : Comme l’écrit La Lettre, une « mystérieuse fondation » poursuit un ennemi de Poutine, l’ex-oligarque russe Sergueï Pougatchev, jusque devant le Conseil d’État. Le média précise : « En guerre contre Vladimir Poutine, [Pougatchev] s’appuie depuis 2015 sur sa nationalité française pour réclamer 12 milliards de dollars à la Russie devant les tribunaux arbitraux. D’après nos informations, l’International Foundation for Better Governance, qui réclame l’annulation de sa naturalisation devant le Conseil d’État, est discrètement activée par des proches du Kremlin. »
Sergueï Pougatchev est devenu français (sans parler la langue) sous le nom de Serge Pugachev en 2009 (sous la présidence de Sarkozy), exactement selon la même procédure exceptionnelle que pour Pavel Dourov. Pougatchev est un milliardaire russe ( « le banquier du Kremlin »), officiellement en rupture avec Poutine, propriétaire un temps de France Soir, et de l’épicerie Hédiard. Mais, il a eu la mauvaise idée d’entamer une procédure internationale en 2015 pour réclamer 12 milliards de dollars à la Russie. D’où cette intervention de la fondation de Nadia Sass pour essayer de faire annuler sa naturalisation. Pour l’instant, le conseil d’État l’a déboutée…
La troisième affaire importante est également connue de tous, puisqu’il s’agit du réseau organisé par Medvedchouk avec le média Voice of Europe. Une affaire mise au jour par les Services tchèques d’un grand réseau européen de lobbying et de corruption de députés européens d’extrême droite (le RN est concerné). L’enquête est toujours en cours, mais déjà le mari de Nadia Sass, Oleg Volochyne, y apparaît, notamment comme intermédiaire financier, selon le FBI.
Nadia Sass n’est donc pas une simple journaliste ukrainienne comme on peut le lire dans Omerta. En témoignent notamment ses activités récentes. Depuis son exil en Biélorussie, sa « biographie officielle » raconte qu’elle a fini, après quelques difficultés, par retrouver du travail comme journaliste sur la chaîne nationale bélarusse STV. Quelle coquetterie ! Depuis un moment, Nadejda y anime un talkshow totalement pro-russe « SASS est autorisée à déclarer », ressemblant étrangement aux classiques talkshows de propagande de Rossiya 1. Elle y reprend tous les sujets et éléments de langage de la propagande de Poutine. On trouve également ce talkshow sur YouTube.
Étrangement, malgré tout son passé et ses activités, elle semble toujours libre de se déplacer en France, et on la retrouve devant le Parlement européen à Strasbourg pour une émission très orientée pour sa chaîne, en avril 2023, où elle affirme notamment que les Européens ne sont pas d’accord avec la position de l’UE vis-à-vis de l’Ukraine.
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Revenons maintenant plus spécifiquement sur le sujet de l’article de Nadia Sass dans Omerta. Comme nous l’avons vu, cet axe de propagande, à savoir que l’Occident — notamment « l’État profond » et Soros — est responsable de la guerre en Ukraine et que la Russie n’a pas eu le choix, est développé par le Kremlin. Cela fait partie de ses éléments de langage.
Des éléments plus soft sont destinés à une diffusion jusque dans les médias mainstream : la Russie s’est retrouvée contrainte par l’OTAN, par le refus de l’Ukraine d’appliquer les accords de Minsk, la Crimée est historiquement russe, etc. Ce sont des propos que l’on entend ou que nous lisons souvent dans de nombreux médias, ce qui permet accessoirement d’identifier rapidement les relais en France de la propagande russe.
Les éléments durs sont réservés pour les médias sur Youtube, sur les réseaux sociaux et autres médias alternatifs. Là, on parle de « l’État profond » et du rôle néfaste de la fondation Open Society de Soros.
Nadia s’attaque à Soros depuis un moment. En septembre 2023, elle a affirmé sur STV avoir voulu faire un reportage sur Soros en Hongrie, mais la Hongrie ne l’aurait pas laissée entrer, ce qui est bien étrange. Selon elle, les services hongrois, certainement sur suggestion de leurs patrons américains, auraient tout fait pour l’empêcher de réaliser son projet. Puis, sur sa chaîne YouTube, elle a réalisé toute une série d’émissions sur ce sujet, toutes plus abjectes les unes que les autres, mensongères, complotistes, de la pure propagande poutinesque. Enfin, elle a écrit cet article dans Omerta, repris, voire amplifié, sur différents réseaux sociaux.
Mais, plus largement, Soros et son Open Society sont bien (re)devenus depuis quelques mois des classiques dans des médias de ré-information classés à l’extrême droite et/ou complotiste et pro-russe, comme dans une matinale du média Tocsin, récemment créé par Clémence Houdiakova, ex-animatrice à Radio Courtoisie et qui a conclu un partenariat avec Omerta. Tocsin / Omerta s’invitent mutuellement régulièrement depuis quelques mois.
Il y a peu, Euronews a même dû faire une émission pour démentir la rumeur persistante selon laquelle Zelensky aurait vendu des terres ukrainiennes à la famille Soros en remerciement pour son soutien ; une fake news russe de plus, bien sûr.
Et ce 30 août, le général Dominique Delawarde, d’extrême droite, totalement pro-russe et qui ne cherche même pas à le cacher, l’homme qui avait tenu des propos antisémites sur CNews, a repris lors d’une émission organisée par l’officine dénommée Dialogue Franco-Russe, ces éléments de langage du Kremlin, diffusés par Nadia Sass, sur la responsabilité de l’Open Society de Soros et de l’État profond américain dans la guerre en Ukraine.
Nadia Sass (Borodi) est donc depuis des années en Europe au cœur des réseaux d’influence et de propagande de la Russie de Poutine, et possiblement en lien avec le FSB. Elle est toujours active en 2024, tout comme son mari frappé de sanctions américaines. Et dire qu’Omerta n’en savait rien ?
Paul Marie est un pseudonyme. Scientifique de métier, il étudie les réseaux complotistes et pro-russes depuis des années.