Comment l’argent souillé de sang ukrainien nourrit l’art contemporain à Venise

Les oligarques russes aiment embellir leur image en investissant dans l’art : le milliardaire Viktor Vekselberg collectionne les œufs Fabergé dont il a donné les plus précieux à l’État russe ; le milliardaire Vladimir Potanine a offert une importante collection de l’art russe au Centre Pompidou à Paris, etc. Le dernier exemple en date : l’ouverture d’une nouvelle institution pour l’encouragement de l’art contemporain à Venise, financée par la fille de l’oligarque Leonid Mikhelson, Viktoria, avec l’argent de son papa. Comme Vekselberg et Potanine, Mikhelson est sous sanctions internationales. Ses entreprises florissantes jouent un rôle actif dans l’effort de guerre russe. Peut-on fermer les yeux sur l’origine de l’argent versé par Victoria Mikhelson à la ville de Venise ?

Fin novembre, Venise était animée par des visiteurs qui exploraient les Giardini, l’Arsenale et les pavillons nationaux et expositions disséminés dans la ville. La Biennale d’art touchait à sa fin, et cette dernière occasion de découvrir ses expositions a attiré des gens du monde entier. Cependant, l’atmosphère de « clôture » a été bouleversée par l’ouverture d’une nouvelle institution, la Scuola Piccola Zattere, les 23 et 24 novembre, deux jours seulement avant la clôture de la 60e Biennale.

Le nom de la nouvelle institution suggère un lien avec la tradition vénitienne des Scuole Grandi, organisations religieuses fondées au XIIIe siècle et réputées pour leur action caritative. Cependant, le terme Piccola (petit), volontairement modeste, indique une mission plus contemporaine : soutenir le développement de la scène artistique contemporaine de Venise. Selon son communiqué de presse, la Scuola Piccola Zattere est « un espace à but non lucratif dédié à la recherche et à la formation continue dans le domaine élargi des arts contemporains ». Ses activités se concentreront en particulier sur l’encouragement des communautés artistiques qui vivent, étudient et travaillent à Venise.

L’exposition inaugurale, « One Year Score : Primo Movimento », présente des œuvres d’un groupe diversifié de jeunes artistes progressistes : les Italiens Ludovica Carbotta et Tomaso De Luca, l’artiste iranienne Maryam Hoseini, basée à Chicago, l’artiste polonaise Agnieszka Mastalerz de Varsovie, l’artiste suisse Reto Pulfer, vivant en Allemagne, et l’artiste allemande Anna Witt, basée à Vienne. Il est difficile d’impressionner Venise avec des expositions d’art contemporain international, mais le choix d’une telle constellation d’artistes jeunes, progressistes et cosmopolites pour l’exposition inaugurale de la nouvelle institution vénitienne est vraiment louable.

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Photo : Konstantin Akincha

Cependant, la nouvelle Scuola s’accompagne d’une histoire controversée — elle occupe un palais accordé par la ville pour un bail à long terme à une fondation culturelle créée par Leonid Mikhelson, le célèbre copain de Poutine. Initialement ouvert au public en 2017, le palais abritait la branche vénitienne de la fondation VAC (Victoria-the Art of Being Contemporary) de Mikhelson, nommée d’après sa fille. Bien que la fondation ait organisé de nombreuses expositions, ses activités ont brusquement cessé à la suite de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. La plaque signalétique VAC a alors disparu de la façade du bâtiment.

La guerre déclenche une crise plus large pour les projets culturels de Mikhelson. À Moscou, le projet phare de VAC, la Maison de la culture GES-2 — une immense centrale électrique désaffectée rénovée de manière extravagante par Renzo Piano —, a également connu des bouleversements. En février 2022, au début de l’agression russe, le conservateur italien de VAC, Francesco Manacorda, a démissionné de son poste de directeur, suivi par un groupe de conservateurs russes. Quant au palais vénitien, il est devenu un point chaud en mai lorsqu’il a été occupé par un groupe hétéroclite d’anarchistes d’Italie du nord et d’activistes verts qui protestaient à la fois contre l’agression russe et les transgressions écologiques des entreprises de Mikhelson. Après l’assaut spectaculaire du palais, il a été récupéré par la police italienne pour rester fermé jusqu’au 23 novembre de cette année. 

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Poutine et Mikhelson au GES-2, une ancienne centrale hydroélectrique à Moscou, reconvertie en centre culturel contemporain. Décembre 2021 // kremlin.ru

Le programme culturel du siège de VAC, aujourd’hui réaménagé en Scuola Piccola Zattere, évite soigneusement toute mention de la Russie. Cependant, il est entièrement financé par Victoria Mikhelson, la fille de l’oligarque Leonid Mikhelson dont le nom figure sur de nombreuses listes de sanctions. M. Mikhelson participe directement à la guerre génocidaire menée par la Russie contre l’Ukraine. Sa société, Novatek, fournit du gaz au ministère de la Défense et aux entreprises de défense qui fabriquent des explosifs et des munitions, notamment les bombes FAB-500 utilisées pour dévaster les villes ukrainiennes. Des armes telles que les lance-roquettes multiples Grad, Smertch et Ouragan, ainsi que des systèmes de missiles tels que Topol-M et Boulava, dépendent du gaz et des produits chimiques fournis par les entreprises de Mikhelson. Cette liste d’armements pourrait facilement être allongée.

Outre la fabrication de bombes, de mines, de missiles et d’autres outils de destruction massive, les entités de Novatek soutiennent également financièrement les volontaires qui se battent en Ukraine par l’intermédiaire du fonds Courage, comme le rapporte Vajnyïe Istorii. En plus des salaires versés par le ministère de la Défense, le fonds verse aux contractants entre 200 000 et 300 000 roubles par mois.

L’ouverture de la nouvelle fondation vénitienne dans un palais lié à un oligarque aussi notoire a immédiatement attiré l’attention du public. La Scuola Piccola Zattere, qui se veut une organisation italienne à but non lucratif opérant sous la supervision des autorités italiennes et de la préfecture de Venise, a cherché à prendre ses distances par rapport à la controverse. Sa défense affirme que toutes les activités de la Scuola Piccola sont financées uniquement par Victoria Mikhelson, sans aucun lien avec son père.

Irene Calderoni, conservatrice de la Fondazione Sandretto Re Rebaudengo à Turin et désormais directrice artistique de la Scuola Piccola Zattere, a déclaré :
« Elle est entièrement apolitique, et tant la fondatrice que la direction de la Scuola Piccola Zattere se conforment strictement aux réglementations en vigueur, en veillant à ce que tous les financements soient conformes à ces normes. Victoria Mikhelson, citoyenne privée résidant en Europe, n’est pas soumise à des sanctions en Europe et n’a aucun lien avec le gouvernement russe. Les activités de la Fondation sont financées uniquement par Mme Mikhelson à l’aide de ses biens personnels. L’objectif de ce projet est d’établir une plateforme culturelle dédiée à la ville de Venise et au développement de jeunes générations d’artistes. »

Victoria Mikhelson, diplômée de l’Université de New York et de l’Institut Courtauld de Londres, membre du conseil d’administration du New Museum de New York, est une passionnée d’art contemporain. Elle dispose évidemment de ressources personnelles pour soutenir la fondation, sa fortune étant estimée à plus d’un milliard de dollars. Mais d’où vient-elle ? 

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Viktoria Mikhelson en 2017 // VIII Moscow International Biennale for Young Art

En 2018, anticipant d’éventuelles sanctions, Leonid Mikhelson a transféré à sa fille la propriété de sa société Nova, spécialisée dans la construction de gazoducs. En janvier 2023, il a également transféré la propriété de la société Optima à Victoria Mikhelson. Optima contrôle 2,3 % des actions de Novatek et possède le centre d’art contemporain GES-2 à Moscou. En outre, Victoria Mikhelson est devenue propriétaire de l’un des plus anciens cinémas de Moscou, Oudarnik, que GES-2 a acquis en octobre 2022. Un autre actif notable d’Optima est la société chypriote Antarctic Investments Ltd, qui possède LLC Vostok, une station scientifique publique.

L’année dernière, Victoria Mikhelson a reçu des dividendes d’un montant total de 6,3 milliards de roubles (55 103 794 euros) pour ses actions dans Novatek — de l’argent entaché du sang des Ukrainiens tués par des bombes et des missiles produits avec la participation des entreprises de Mikhelson.

Irene Calderoni a raison d’affirmer que Victoria Mikhelson n’est pas « soumise à des sanctions en Europe », tout comme de nombreux autres membres du cercle rapproché de Poutine qui résident dans l’Union européenne ou se rendent régulièrement dans ses capitales et ses stations balnéaires en dépit de la guerre en cours. Des sociétés en Russie, ainsi que des villas en Suisse et sur la Côte d’Azur, ont été transférées à leurs noms en temps opportun.

L’histoire de Viktoria Mikhelson, fondatrice de la Scuola Piccola Zattere, illustre à la fois la nature superficielle des sanctions européennes et la duplicité des fonctionnaires vénitiens et des conservateurs italiens respectés qui se contentent de contribuer au développement de « jeunes générations d’artistes » en utilisant de l’argent taché du sang des victimes de la guerre russe en Ukraine.

akincha bio

Historien de l'art, commissaire de projets d'exposition, journaliste d'investigation. Vit à Kyïv.

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