Avec l’envoi d’un contingent nord-coréen pour participer à la guerre russe contre l’Ukraine, le conflit s’internationalise un peu plus. Le rapprochement entre la Corée du Nord et la Russie est mutuellement bénéfique, et tout indique qu’il va se renforcer, malgré le mécontentement de la Chine. Peut-on espérer alors un refroidissement des relations russo-chinoises ? Non, répondent les auteurs, car il existe une véritable convergence entre l’impérialisme millénariste de Poutine et le retour au totalitarisme du régime chinois.
La décision prise par Kim Jong-un, le numéro un de la Corée du Nord, d’envoyer un contingent (il faut peut-être dire : un premier contingent) de 12 000 soldats en soutien aux forces russes engagées dans la guerre d’agression contre l’Ukraine a suscité de nombreux échos en Europe. Quelques milliers de soldats de la RDPC, la République démocratique et populaire de Corée (le nom officiel de la Corée du Nord), ne vont sans doute pas changer la donne sur un plan stratégique — les forces russes engagées contre l’Ukraine regroupent en effet près de 400 000 hommes. Mais cette décision confirme l’internationalisation de facto du conflit que les Occidentaux avaient cru pouvoir éviter. Pour eux, la guerre doit se ramener à une agression contre l’Ukraine par la Russie, même si certains dirigeants évoquent périodiquement la menace que cette guerre fait peser sur l’Europe, voire sur l’ensemble du monde démocratique (mais en sont-ils vraiment convaincus, ou la peur de « l’escalade » est-elle la plus forte ?). L’Ukraine reçoit certes le soutien politique, diplomatique et militaire d’une partie du monde occidental, mais celui-ci a tout fait jusqu’à présent pour ne pas être accusé d’affrontement avec la Russie. La guerre était russo-ukrainienne et pas plus. L’envoi d’obus et de missiles à courte portée nord-coréens en octobre dernier soulageait les Russes et les assurait d’effectuer plus aisément la soudure avec la période prévisible où, dans quelques mois, leur industrie d’armement pourra tourner à plein régime. Ce n’est pas rien. Mais on ne sortait pas du cadre auquel les Occidentaux voulaient s’en tenir fébrilement (d’aucuns diraient lâchement, ou au moins peureusement).
Avec l’envoi d’un contingent nord-coréen, on sort indéniablement de ce cadre. La guerre n’est plus seulement russo-ukrainienne. Elle s’internationalise. Ce n’est pas encore la « troisième guerre mondiale » mais cela commence à y ressembler : une guerre mondiale façon puzzle si on fait le lien avec les autres conflits armés dans lesquels l’Occident et la Russie se font face (Gaza, Liban, Syrie, Yémen, Afrique). Les conséquences de cette extension du domaine de la guerre, au moins en partie décidée par le Kremlin, sont sérieuses : on ne comprend pas sans cela la décision presque immédiate de Joe Biden puis des Britanniques d’autoriser l’utilisation de leurs missiles à moyenne portée pour frapper à l’intérieur de la Russie — chose faite dans la nuit du 18 au 19 octobre 2024. Et, comme par hasard, cette première frappe a atteint un dépôt de munitions abritant notamment des obus et du personnel militaire nord-coréens.
Comment comprendre la décision de renforcer l’armée russe par des soldats nord-coréens ? A-t-elle été motivée par des raisons idéologiques, stratégiques, financières ? Sans aucun doute, la détestation des démocraties occidentales est partagée par Vladimir Poutine et par Kim Jong-un. Mais, aussi brutale que puisse être la répression poutinienne contre ses opposants actifs, les systèmes nord-coréen et russe sont très différents. Sans doute le côté mafieux est présent chez l’un et chez l’autre. La corruption est à l’œuvre à Pyongyang comme à Moscou, mais il n’y a pas le moindre secteur d’économie privée ou partiellement privée en Corée du Nord ; pas de possibilité pour les gens de rester prudemment sur leur quant-à-soi comme en Russie, mais une sollicitation permanente de chacun pour qu’il manifeste son enthousiasme envers le régime et son leader. Il est difficile de qualifier précisément la nature du régime poutinien, à la fois nostalgique de la période stalinienne et capable de passer aux yeux de certains Occidentaux pour un nationalisme conservateur. En revanche, le régime de Kim Jong-un est un modèle d’emprise totalitaire (avec quelques traits d’une autocratie archaïque, comme la transmission du pouvoir de père en fils).
La relation nouée entre les deux pays a été préparée de longue date et Kim Jong-un a sans doute été plus demandeur que Poutine dans un premier temps. La Corée du Nord s’est montré une alliée fidèle, approuvant sans nuances depuis une dizaine d’années les initiatives de Poutine. Ainsi, quand les oblasts de Louhansk et de Donetsk se sont auto-proclamés indépendants en 2014, la Corée du Nord les a immédiatement reconnus et y a même envoyé un ambassadeur ! Reste qu’il s’agissait surtout d’une opération de séduction ou, mieux encore, d’une approche habile en vue des futures opérations commerciales : l’envoi d’armes, comme celui de soldats, c’est en effet d’abord du business, et le fruit d’une double décision pragmatique. Poutine a besoin d’hommes. Il peut en acheter ou en louer à Kim Jong-un, car il connaît les besoins financiers et technologiques de la Corée du Nord pour poursuivre son équipement militaire. Comment la direction nord-coréenne peut-elle lancer toujours plus de missiles balistiques, miniaturiser les bombes nucléaires, fermer hermétiquement sa frontière ? En se tournant vers la Russie, évidemment. La Chine n’a besoin ni d’obus ni de missiles. La Russie en a grand besoin. La Chine, première armée du monde en termes d’hommes sous les drapeaux, n’a pas besoin non plus de soldats. La Russie en a grand besoin au contraire. La Corée du Nord peut les lui fournir. Et facilement : preuve en a été à la fin septembre l’accord d’un partenariat stratégique russo-nord-coréen. Plusieurs millions d’obus ont été envoyés en Russie, des milliers de missiles puis les premiers éléments du contingent de 12 000 militaires nord-coréens. La Russie peut se tranquilliser. Des hommes (et des femmes), bien motivés pour combattre, l’armée nord-coréenne en a à revendre ! Pour le confirmer, l’agence KCNA, l’agence de presse officielle nord-coréenne, faisait savoir à la mi-octobre 2024 qu’un flot d’environ 1,4 million de jeunes gens se seraient portés volontaires pour rejoindre l’armée au seul motif d’un incident de frontière avec le Sud !
L’apport en matériel et en hommes à la Russie peut ainsi être compensé moyennant une facture libellée en denrées alimentaires et en technologies de pointe. On aimerait aussi savoir combien sont payés les soldats nord-coréens envoyés. Vu les sommes rondelettes que Poutine alloue à ses propres soldats sur le front, la direction nord-coréenne, qui ponctionne habituellement 90 % des gains acquis par les travailleurs qu’elle envoie à l’étranger, devrait y trouver son compte. De quoi alimenter les caisses de l’État et accroître encore sa puissance militaire.
Si Poutine gagne à cet accord un allègement significatif de ses besoins en hommes, Kim Jong-un augmenter quant à lui ses capacités financières et technologiques et peut ainsi envisager la poursuite du renforcement de sa puissance militaire dans la péninsule, notamment balistique et nucléaire. Il peut même envisager de mener à bien son programme de développement économique, qui n’avait pas jusqu’ici dépassé le stade de l’effet d’annonce. Ajoutons un autre avantage, à ses yeux non négligeable dans un système qui exalte la figure du chef jusqu’au délire : cet accord avec la Russie fait de ce petit État frappé par la disette, dépendant de son voisin chinois et n’exerçant son pouvoir que sur 25 millions d’habitants, un des acteurs centraux de l’avenir géopolitique du monde.
Quel retournement ! En janvier 1951, le déferlement de centaines de milliers de « volontaires » chinois, lancés sur le front coréen sur ordre de Mao, avait sauvé Kim Il-sung de la défaite face aux forces onusiennes commandées par le général MacArthur. L’aide financière de la Chine, de l’URSS — et du monde communiste — avait permis ensuite le redressement d’un pays ruiné par la guerre. Plutôt réservé sur la Grande révolution culturelle prolétarienne chinoise, porteuse de trop d’instabilité et d’irrespect envers le Parti, le régime nord-coréen s’était cependant abstenu de la critiquer, pas plus qu’il ne se réjouissait publiquement de la critique maoïste du « révisionnisme » soviétique, coupable d’embourgeoisement et de reniement de Staline. Toujours prudente, la Corée du Nord, qui n’avait pas apprécié la mollesse soviétique lors de la guerre du Vietnam — elle penchait pour une intervention plus directe, voire une multiplication des affrontements avec l’impérialisme américain, voulant comme Guevara pousser à la création de « deux ou trois Vietnam » —, avait évité de critiquer et de heurter l’Union soviétique. Autant dire que la Corée du Nord a favorisé jusqu’ici son indépendance par un jeu de bascule entre les deux grands du communisme, affichant une prudente neutralité à leur égard.
Ce temps-là est terminé. La Corée du Nord resserre ses liens avec la Russie, se montre active contre les États-Unis et leurs alliés d’Asie orientale — la Corée du Sud et le Japon — au risque de mécontenter la Chine qui, elle, ne veut pas prendre le risque d’une nouvelle guerre dans la péninsule coréenne où elle entretient de fructueuses relations avec la Corée du Sud. Tout en adhérant à la désoccidentalisation du monde proclamée par Poutine, elle a choisi de développer encore un temps son hégémonie économique et commerciale avant de se lancer dans la guerre.
Face à l’agilité et à l’agressivité de la Corée du Nord, on mesure l’aveuglement funeste du monde occidental, qui a pris à la légère le « royaume ermite », perçu comme un royaume ubuesque satellisé par la Chine, et que la récurrence des famines rendait — croyait-on — vulnérable au troc « dénucléarisation contre nourriture1 ».
Poutine et son partenaire nord-coréen sont-ils à l’abri de mesures de rétorsion chinoises ? La Chine a d’abord prétendu « n’être pas au courant » de ces déploiements militaires, à en croire le porte-parole du ministère des Affaires étrangères chinois (déclaration du 1er novembre dernier).
Les initiatives russo-nord-coréennes heurtent la stratégie chinoise de s’imposer progressivement par sa puissance commerciale, ses moyens financiers. C’est ainsi qu’elle compte parvenir à dominer l’ensemble du monde, avec la bénédiction ou tout au moins la bienveillance de l’ONU.
La Russie, avec sa « location » de troupes nord-coréennes, va au contraire plus ouvertement que jamais à l’encontre des interdictions adressées à la Corée du Nord d’exporter des armes et des travailleurs, décidées par le Conseil de Sécurité (et qu’elle a elle-même votées !). C’est d’ailleurs un point trop peu soulevé par la presse que la perte grandissante de légitimité de l’ONU, de moins en moins capable de remplir son rôle d’institution source du droit international. Si l’on ajoute que la Chine semble ne pas avoir été informée des marchandages russo-nord-coréens, on peut comprendre son mécontentement, manifeste depuis quelque temps. Lors des cérémonies organisées par Pyongyang pour commémorer l’entrée en guerre de la Chine en 1951, celle-ci n’envoya aucun représentant de haut rang. Elle fit de même pour le 75e anniversaire de l’établissement de relations diplomatiques entre les deux pays — comme l’a rapporté Sébastien Falletti, l’excellent correspondant du Figaro. Cette tension est devenue perceptible dans d’autres secteurs, notamment avec l’interdiction de quelques films chinois en Corée du Nord. La Chine reste cependant silencieuse. Agit-elle dans l’ombre ? La résistance de l’Ukraine face à la machine de guerre russe fut pour elle une première mauvaise nouvelle : elle suggérait que Taïwan serait plus difficile à envahir que prévu. La deuxième mauvaise nouvelle pour la Chine est l’émancipation de son petit mais turbulent allié nord-coréen.
Peut-on espérer que la troisième mauvaise nouvelle sera la fin des rapports privilégiés de coopération sino-russes et de « l’amitié sans limites » entre Poutine et Xi Jinping, affirmée haut et fort le 4 février 2022, quelques jours avant l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe ? Rien n’est moins sûr, car les pays de l’axe anti-occidental (Russie, Chine, Iran, Corée du Nord) sont liés par un intérêt commun, la destruction de l’ordre international fondé sur la Charte de l’ONU, au profit d’un monde « multipolaire », c’est-à-dire livré aux appétits de conquête et aux ambitions révisionnistes des pays les plus puissants. Par sa puissance économique et son intérêt à la stabilité du monde, condition nécessaire de son expansion commerciale, la Chine a pu paraître différente des autres pays de l’axe, plus belliqueux. Que n’a-t-on pas dit depuis trois ans sur le soi-disant rôle modérateur de la Chine par rapport à l’agression russe de l’Ukraine, sur son attachement au respect des frontières internationalement reconnues (qui est le fondement de sa revendication sur Taïwan) ! En réalité, l’amitié sans limite s’est renforcée depuis 2022, malgré les différends (concurrence dans l’influence en Afrique, pression chinoise sur l’accaparement des ressources minières de la Sibérie, rivalité en Iran, etc.). Il y a certes une tension fondamentale, à première vue, entre la stratégie chinoise de renforcement à pas lents de son hégémonie et le choix de la guerre de Poutine, tension qui recoupe l’écart entre la deuxième économie du monde et un pays délabré et déclinant. Mais cette tension n’est peut-être pas si grande au regard de la convergence idéologique entre l’impérialisme millénariste de Poutine et le retour au totalitarisme du régime chinois. Il y aurait alors non pas une alliance fragile et instable mais une convergence dans une fuite en avant typiquement totalitaire. En faisant miroiter une « désoccidentalisation du monde » à brève échéance, Poutine a pour ainsi dire donné le coup d’envoi d’une guerre sur plusieurs fronts contre la liberté et la paix entre les nations.