Le revirement de Pierre Lellouche

Voici le portrait d’un homme politique français, invité fréquent des plateaux télévisés : Pierre Lellouche. Jadis un atlantiste convaincu, c’est aujourd’hui un homme qui, au nom de la Realpolitik et de sa haine pour les États-Unis, trouve toujours des raisons pour « excuser » ou « comprendre » la Russie : n’aurait-t-elle pas été « humiliée » par l’élargissement de l’OTAN ? En lisant et en écoutant Lellouche, on pense à une version distinguée de la propagande russe, malgré le soin d’ « objectivité » de l’ancien ministre.

A-t-on jamais vu un tel revirement ? L’ancien secrétaire d’État — qui, comme Villiers, n’a jamais été ministre de plein exercice — doit appartenir à cette catégorie qui change et non à celle, selon l’expression consacrée, de ces imbéciles qui ne changent pas d’avis, tels les Védrine, Villepin et autres Chevènement.

Plus ou moins bien noté jadis par ses partenaires gaullistes qui voyaient en Pierre Lellouche une sorte de cheval de Troie de l’atlantisme, voilà qu’il a rallié le clan sinon des russophiles patentés, du moins de ceux qui cherchent à comprendre voire à excuser Poutine, victime, selon lui, de la vindicte occidentale, américaine en particulier. C’est d’autant plus paradoxal que l’on voit un Bardella s’appliquer à présenter son Rassemblement national comme moins inféodé à Poutine, laissant à Mariani le statut d’indéfectible séide de Moscou, comme du sanguinaire dictateur déchu de la Syrie.

À quel moment Lellouche changea-t-il son fusil d’épaule alors que certains de ses livres — nous y reviendrons — plaidaient pour une alliance de l’Occident face à la Russie et autres dictatures ou tyrannies ? Difficile de se prononcer.

En 2016, on le voit dénoncer « Washington [qui] impose ses lois aux entreprises étrangères1 ». Libération (6 octobre 2016) n’hésite pas à intituler son analyse « Pierre Lellouche de l’atlantisme à l’anti-impérialisme ». Ce dernier récidive par le biais de Politique internationale, dans un article de dix-sept pages intitulé « L’Europe face à l’impérialisme juridique américain2 ». Il est alors un fervent partisan de la candidature de Fillon, autre affidé (et salarié) de Moscou, à l’élection présidentielle. Lorsque l’ex-chef du gouvernement se rend à Moscou en septembre 2013, donnant à Poutine du « cher Vladimir », il s’en prend à la position de la France sur la Syrie, la jugeant « alignée sur Washington », et suscite une avalanche de sévères critiques. Lellouche vole alors à son secours dans un long papier qui a pour titre « En Russie, M. Fillon a agi en vrai gaulliste3 ».

Tel un Mélenchon, Lellouche fait grief au président Hollande de « son incroyable docilité […] en direction de l’Amérique. […] Souhaitons qu’on en finisse avec cette diplomatie des postures, […] comme de traîner Vladimir Poutine devant la Cour pénale internationale4. » L’annexion de l’Ukraine, jamais évoquée, encore moins condamnée, connaît pas !

Il va même jusqu’à prêter sa plume — tel Villepin — au quotidien communiste L’Humanité du 20 avril 2017, où il fustige exclusivement la présidence américaine.

Lellouche sévit alors à Marianne pour nous dispenser sa prose, puis à Valeurs actuelles, ces deux titres ne différant guère quant à leur complaisance pour la Russie et leur hostilité à l’Europe. Plus tard, l’ex-député de Paris se prononce pour la sortie des « blocs », établissant ainsi un parallèle entre l’axe du mal — déjà solidement constitué — et les Occidentaux, qui ne forment guère pourtant un ensemble homogène5.

« Humiliation et mépris »

Lellouche reprend la thèse, maintes fois développée par Moscou, à savoir « humiliation et mépris de l’OTAN », alors que les Occidentaux se seraient engagés, selon Lellouche (et les Russes), lors de l’implosion du bloc soviétique, à ne pas élargir l’Alliance atlantique6. Il récidive dans Politique internationale, sous forme d’un entretien de presque trente pages, où l’ex-sous-ministre développe ses positions : « […] Nous avons élargi l’OTAN, sans prêter la moindre attention aux Russes, avec un souverain mépris pour ce peuple fier. […] Cette relation de confiance et de coopération, c’est celle qu’on aurait dû construire avec les Russes, si l’on avait eu une vision continentale de l’Europe, au lieu de rester dans un paysage mental de guerre froide, préférant perpétuer un lien de dépendance permanent à l’égard des États-Unis7. »

Toujours dans le même entretien, il insiste de nouveau sur « le mépris et l’humiliation » imposés à la Russie, se prononçant pour la neutralité de l’Ukraine, allant jusqu’à déplorer le financement occidental du conflit. Il estime — un comble vraiment — que la guerre de Poutine contre l’Ukraine « n’est pas davantage condamnable que les nombreuses guerres conduites par l’Occident ces dernières années8… ». À cette différence près que certaines interventions occidentales, peut-être contestables, ne cherchaient pas à s’emparer d’un territoire, comme Moscou avec l’Ukraine.

Dans une pleine page du Monde du 24 juin 2022, Lellouche s’en prend à Zelensky et se déclare réservé quant à une possible intégration de son pays au sein de l’Union européenne. Il préfère soutenir l’adhésion de la Turquie9… S’agissant des sanctions à l’égard de Moscou, il exprime de sérieuses réserves sur leur utilité : « Faut-il punir le peuple russe tout entier, interroge-t-il, car jugé a priori complice des crimes de Poutine10 ? » — sanctions qu’il qualifie d’une « violence inouïe » (sic), considérant que si la situation est inquiétante, c’est dû à « l’escalade des deux côtés11 », toujours cette singulière symétrie établie entre l’agresseur et l’agressé.

Au début de 2023, notre visionnaire prétend que le président Macron s’est « embarqué sans réserve dans les fourgons américains12 ». Politique internationale lui accorde de nouveau une place significative — plus de trente pages. Lellouche y critique de nouveau Washington, cette guerre « servant les intérêts américains », et donne toutefois raison au chef de l’État français d’avoir condamné « l’humiliation infligée aux Russes », se demandant pourquoi on veut traîner Poutine devant la CPI, alors qu’on ne l’a pas fait pour le président américain après l’invasion de l’Irak. Il qualifie l’élargissement de l’OTAN d’ « erreur monumentale13 ». Au passage, il célèbre le dirigeant turc en qui il voit « un vrai gaullien », dénonçant avec insistance la « corruption » de l’Ukraine — jamais celle, pourtant patente, de Poutine et de ses séides14.

Il déplore que l’Europe soit toujours soumise à la protection de l’Amérique15, appelant de ses vœux à des négociations pour la fin du conflit ukrainien16.

En 2022, il avait mis sur le même plan les « impérialismes américain, soviétique et chinois17 ». Lellouche, ancien membre du cercle CF2R [Centre Français de Recherche sur le Renseignement] du très poutinolâtre Eric Denécé (il s’en est retiré la même année), va placer tout récemment l’Amérique sur l’axe du mal : dans les conflits en cours à travers le monde, « on retrouve partout, prétend-il, les mêmes acteurs, russes, américains, iraniens, nord-coréens, turcs, dans un enchevêtrement de missiles et de morts ». Il épargne les Européens mais mettre à égalité Washington avec l’axe du mal est pour le moins singulier. Un de ses articles du Figaro fut élogieusement commenté, le 2 février 2024, sur le site Riposte laïque, véritable porte-parole du Kremlin (voir notamment les dithyrambes de Jacques Guillemain et Marc Rousset).

Sous le titre « Mais vous êtes malade M. Tenzer ! », Le Monde diplomatique de janvier 2025 — qui rend les seuls États-Unis et Israël coupables, à chaque livraison, de tous les maux du ciel et de la terre — rend une sorte d’hommage à Lellouche, qui avait été confronté à Nicolas Tenzer dans un débat sur France Culture. Tenzer est évidemment voué aux gémonies par le tandem infernal, qui dépeint aussi Lellouche en « atlantiste passionné », démontrant que ses fiches ne sont pas à jour… Nicolas Tenzer reproche à Lellouche, à raison, son « discours russe », ce qui rend ce dernier virulent à l’encontre de ce spécialiste reconnu des relations internationales, qu’il fait semblant de ne pas connaître.

Souvent homme varie, bien louche qui s’y fie…

Rappelons à notre ex-député de Paris ses pertinents écrits de naguère : « Depuis un siècle, l’Amérique est la seule véritable alliée de l’Europe : toute tentation d’alliance alternative avec la Russie autoritaire de Vladimir Poutine, la Chine “capitalo-communiste”, voire avec les potentats actuels du monde arabe serait contre nature et aurait des conséquences dramatiques pour notre pays. » Il poursuit : « La traditionnelle complaisance française à l’égard de Moscou, sans même évoquer les excès de certains commentateurs aveuglés par leur haine des États-Unis, comme Emmanuel Todd, qui voient en la Russie — quelles que soient son évolution interne et les tendances autoritaires du moment — l’allié “naturel” de la France et de l’Europe pour faire contrepoids à l’hyperpuissance impérialiste américaine, est néfaste à nos intérêts. » Et toujours : « À part critiquer les États-Unis, de quoi parle-t-on sérieusement en France18 ? » Ces saines considérations remontent à 2006, époque où le « tsar » russe constituait pourtant une moindre menace.

Pierre Lellouche serait-il encore à même de méditer ce qu’écrivait le général De Gaulle en 1948 ? « Il faut que nous nous organisions entre Occidentaux de manière à amener la Russie à rentrer dans son lit ou, si elle attaque, à l’écraser19. » N’est-ce pas d’une brûlante actualité ?

Le grand Raymond Aron — que Lellouche côtoya jadis — doit, depuis l’invisible, être consterné face à une telle évolution. Accordons néanmoins  une certaine lucidité à l’ex-député du Val d’Oise (avant d’être élu à Paris) : dès 1995, il prédisait que, grâce à la future France insoumise, « dans dix ans, les candidats seront des candidats ethniques et ce sont eux qui gagneront ». Ajoutons que cet esthète a bien du mérite d’avoir entrepris la coûteuse restauration d’un beau manoir du XVe siècle entre la Sarthe et le Maine-et-Loire, menacé par l’agriculture intensive20

mystery man

Auteur, membre du comité de rédaction de Commentaire, ancien fonctionnaire et élu local.

Notes

  1. Titre de son article de L’Opinion, 6 juin 2016.
  2. N° 164, été 2019.
  3. Le Monde, 28 septembre 2013.
  4. L’Opinion, 3 janvier 2017. Et Nicolas Hénin, La France russe, Fayard, 2016, p. 96.
  5. Le Figaro, 17 février 2022.
  6. Valeurs actuelles, 3 mars 2022.
  7. N° 175, printemps 2022.
  8. Marianne, 16 juin 2022.
  9. La Tribune, 16 décembre 2004.
  10. Marianne, 25 septembre 2022.
  11. Causeur, octobre 2022.
  12. Le Monde, 21 janvier 2023.
  13. N° 178, hiver 2022-2023.
  14. Le Figaro, 20 décembre 2023 et 31 janvier 2024 ; Valeurs actuelles, 4 juillet 2024.
  15. Valeurs actuelles, 22 février 2024.
  16. Le Figaro, 30 mai 2024.
  17. Politique internationale, N° 175, printemps 2022.
  18. Pierre Lellouche, Illusions gauloises, Grasset, 2006, p. 391, 386 et 364.
  19. Cité par Nicolas Tenzer, La face cachée du gaullisme, Hachette, 1998, p. 175.
  20. Le Monde, 22 octobre 2020.

Abonnez-vous pour recevoir notre prochaine édition

Deux fois par mois, recevez nos décryptages de l'actualité.