Ici sont les dragons : un grand spectacle populaire inspiré de faits réels, en plusieurs époques.
Fin novembre 2024, le Théâtre du Soleil a présenté au public un spectacle totalement extraordinaire, Ici sont les dragons, écrit et mis en scène par Ariane Mnouchkine. Ce spectacle relate une année fatale dans l’histoire russe : 1917, depuis le renversement de la monarchie et l’arrivée au pouvoir du gouvernement provisoire jusqu’au coup d’État bolchevik avec l’instauration du premier régime totalitaire dans l’histoire de l’humanité. L’autrice, une spécialiste du théâtre moderne et contemporain, suit le travail du Théâtre du Soleil depuis de nombreuses années. Elle nous raconte ce spectacle et sa création.
On entre au Théâtre du Soleil après avoir voyagé dans le bois de Vincennes en bus, à pied ou en voiture car depuis août 1970, il a choisi de s’installer loin de la ville et d’y rester. L’air qu’on respire est vif, vivifiant. On passe la grande porte où la cheffe de troupe a frappé les trois coups avant de l’ouvrir pour accueillir les spectateurs, et on se trouve happé dans un palais de lumière, de chaleur, d’hospitalité heureuse. Mais, en cette fin 2024, si on a toujours ce sentiment d’avoir voyagé, d’être les bienvenus, s’il y a toujours la librairie et le bar pour attirer irrésistiblement le public une fois le seuil franchi, la lumière n’est pas la même que d’habitude : il fait un peu sombre ce soir au Soleil… Les suspensions ont été descendues très bas sur les tables nappées de jaune où des spectateurs sont déjà joyeusement attablés. Les couleurs du planisphère qui couvre le mur du fond sont comme éteintes, même si dominent les symboliques jaune et bleu du drapeau ukrainien. Les shi shi japonais qui tapissaient les murs latéraux de l’Accueil pour L’Île d’or, créé en novembre 2021, sont toujours là, mais souillés de terre, ils ont été malmenés, barbouillés, abîmés. Des traces de L’Île d’or sont présentes dans le hall de l’Accueil, mais l’éclairage et les murs salis indiquent que tout a changé dans notre perception du monde, pendant les représentations de ce spectacle1 : le 24 février 2022, la Russie a attaqué, envahi l’Ukraine. Son armée a martyrisé Marioupol, Boutcha, massacré les civils et mis la guerre à nos portes. L’Europe face à la guerre. Presque trois ans de guerre… Arriver au Soleil est toujours une fête, mais ce Théâtre est ressenti plus que jamais comme un rempart contre la barbarie et l’ignorance.
Si le spectacle est en répétition depuis avril 2024, cette nouvelle création collective est préparée depuis bien plus longtemps : Ici sont les dragons – expression qui indique sur les cartes anciennes des terres inconnues et remplies de dangers –, est une réponse à cet acte insensé, impensable qui a profondément bouleversé et indigné Ariane Mnouchkine et la troupe. À quoi sert le théâtre quand les démons sont à nos portes ? disait-on dans Une chambre en Inde (2016-2018). La réaction a été rapide : agir et penser. D’abord sensibiliser le public de L’Île d’or par des collectes solidaires à destination d’institutions théâtrales bien identifiées (aujourd’hui, ce sont des collectes pour des drones démineurs, puis pour des drones détecteurs d’autres drones). Ensuite y aller, là-bas en Ukraine, en dépit des réticences de l’ambassade de France et des risques pris. Avec douze acteurs, des masques, des costumes, et sa pratique d’improvisation en musique, le Soleil a organisé un stage appelé depuis 2015 « école nomade », concept inventé pour désigner son « rituel » de transmission. Ce neuvième chantier pédagogique est un geste essentiel de solidarité, de fraternité, de soutien au peuple ukrainien, destiné à créer pour et avec une centaine d’élèves-comédiens une « île de théâtre » et de beauté. Un film rend compte de ces dix jours de rencontres exceptionnelles2. Et puis la grande marionnette de la Justice, familière des manifestations à Paris, est devenue ukrainienne, elle est sortie place de la République avec un visage ensanglanté ; enfin, après son assassinat dans une colonie polaire, le portrait d’Alexeï Navalny a été peint sur le fronton du Soleil, au-dessus de la devise « Liberté, égalité, fraternité » .
Comprendre, faire savoir, diffuser : organiser l’opération « Russie, hors d’Ukraine » avec de grandes réunions ouvertes au public, menées par Galia Ackerman et Desk Russie, d’autres historiens et experts militaires, où on analyse la situation, on organise des zooms avec des témoins, où des acteurs lisent et font connaître des œuvres de la culture ukrainienne. Quatre sessions se sont tenues dans trois théâtres différents (Soleil, Aquarium, MC 93) ; la dernière, suivie de la projection du film Au bord de la guerre, a eu lieu au festival d’Avignon à la Maison Jean Vilar. Le Soleil a également accueilli diverses manifestations ukrainiennes (spectacles ou films).
Agir et en même temps penser : pourquoi cette guerre ? Y a-t-il une logique dans l’effrayante et absurde histoire qui nous arrive ? D’où vient cet impérialisme qui sème la terreur ? Cette guerre hybride à connotation coloniale qui met en péril les libertés en Europe, la démocratie ? D’où sort ce FSB qui a engendré Poutine ? Tandis qu’une partie de la troupe jouait au Soleil3 sous la direction de Richard Nelson, metteur en scène invité, la pièce Notre vie dans l’art – dans laquelle une autre troupe, celle du Théâtre d’art de Moscou, fêtait en 1923 son 25e anniversaire en tournée à Chicago, loin de la Russie devenue URSS –, le reste des comédiens entamait une grande enquête, une recherche sur l’histoire russe. Ils alimentaient de leurs découvertes (livres et articles d’historiens, de chercheurs, de témoins, de journalistes, d’écrivains, films, images, biographies, archives : lettres, journaux intimes, décrets…) une plate-forme commune sur un cloud accessible à toute la troupe. Quelques titres : les ouvrages de S. Courtois, de G. Ackerman, d’A. Beevor (Russie, Révolution et guerre civile, 1917-1921), du journaliste C. Anet (La révolution russe, Chroniques 1917-1920), de N. Werth (Histoire de l’Union soviétique), de M. Khoundadzé (La révolution de février 1917, Tsereteli face à Lénine), Pensées intempestives (1917-1918) de Gorki, les écrits de Lénine, Trotski, Martov, Rosa Luxemburg. Ajoutons les impressionnants Carnets de la révolution russe de Nikolaï Soukhanov4, un menchevik qui laissa sur l’année 1917 près de 1600 pages de témoignages, « fruits de [sa] seule mémoire », dont la traduction venait de sortir, annotée et illustrée aux éditions Smolny. Comme Claude Anet, dépêché par son journal en juillet 1917 à Petrograd, N. Soukhanov, économiste et membre du Soviet de Petrograd (qui finira fusillé en 1940) est un des personnages du spectacle.
La « Marmite » déborde de documents, fourmille de vies. Le matériau est énorme. Il faut interroger les sources, les comparer, choisir les événements, les moments les plus marquants, et les petits détails indispensables, apprendre à l’aide de conseillers et puis enfin décider des limites temporelles d’Ici sont les dragons. Pour comprendre la naissance du totalitarisme, on ne remontera pas à l’empire tsariste et il y aura plusieurs « époques ». La première sera entièrement consacrée à 1917, et se terminera en janvier 1918. Deux autres épisodes seront nécessaires pour aller jusqu’au 24 février 2022. Une règle va s’imposer : tout ce qui est dit dans le spectacle aura été dit, écrit ou rapporté dans la réalité. Une démarche très documentée, mais pas documentaire.
On peut avancer le terme de « série », d’autant qu’un lien existe également avec les deux précédents spectacles. Depuis Une chambre en Inde, un personnage nommé Cornelia, le double d’Ariane Mnouchkine, est sur le plateau, d’abord comme assistante du directeur d’une troupe qui abandonne le spectacle en cours, ensuite comme artiste malade et délirante de fièvre à cause du Covid, et ici comme metteuse en scène responsable, à part entière. Dans chacun des trois spectacles, Cornelia permet de mettre en abîme le travail de la troupe sur le spectacle en train de se faire. Si les deux premières Cornelia sont ou imaginent être en Inde ou au Japon, le lieu de travail de la Cornelia d’Ici sont les dragons est, sans aucun fard ni feuilletage, le plateau du Soleil : une petite fosse éclairée, au centre et en contrebas du plateau, entourée de livres, d’où elle émerge dans une combinaison de travail bleu évoquant la prozodejda constructiviste, pour intervenir, aider les acteurs dans les changements de décor, se poser des questions sur le déroulé des événements, balayer le plateau, décider qu’on enchaîne ou qu’on ne peut pas parler de tout, repousser des personnages qui doivent intervenir dans l’épisode suivant ou éclairer les visages de certains protagonistes. Ces liens (Cornelia, la chronologie) soulignent s’il en était besoin qu’avec le Soleil et Ariane Mnouchkine, on a affaire à une œuvre qui doit être saisie dans sa continuité et son développement. Les trois spectacles se « parlent », et dans les Dragons, le dialogue se déroule aussi avec Les Naufragés du Fol Espoir (pour le choix de la période : la guerre de 1914, et celui des éléments de décor : la neige, la banquise) et Tambours sur la digue (pour la forme). Immanquablement on évoquera 1789, et le traitement de la Révolution française par un récit de joyeux bateleurs, aux antipodes des grondements et des cieux menaçants, perturbés, qui sont le décor sonore et visuel des Dragons. De 1970 à 2024, un autre monde…
« Le théâtre est toujours historique », affirme Mnouchkine. Le récit de l’Histoire a toujours été un des moteurs des spectacles du Soleil. Il est central dans Ici sont les dragons. Les comédiens-chercheurs font cette fois leurs propositions de jeu avec un texte non improvisé, avancent des ébauches de situations théâtrales et d’états. Mais il s’agit de trouver une forme. Et Mnouchkine qui valide ou non, qui oriente, et qui compose la marche du récit sans en perdre le fil, se montre radicale dans les solutions, tout en restant dans la tradition du Soleil, en partie issue des traditions asiatiques : masques, mise en scène visuelle, musique, travail du corps, mélange des langues à l’image de celles que parlent les membres de la troupe-monde. La technologie va faire évoluer la tradition qui, comme toute tradition, peut se faner faute d’évolution.
Avec Ici sont les Dragons, il s’agit d’entrer « dans le lard de l’histoire », comme dira Cornelia. Mais voici que Poutine apparaît, visage énorme, projeté sur la grande soie rougie suspendue au fond du plateau vide, il annonce à la télévision « l’opération militaire spéciale ». Elle se précipite sur scène, hurle, cherche à déchirer le bonhomme, à le chasser, à l’éliminer, et les mouvements de rage de sa petite silhouette font grimacer les traits du dictateur sur la soie, déforment sa voix et le font enfin disparaître. En sanglots, elle se dirige vers son « établi de travail », et dans la pénombre distillée par un ciel gris, noir et rougeoyant, éclairées de leurs lanternes, cheminent trois baba yaga, mi-créatures issues de la mythologie slave, mi-sorcières de Macbeth. Le livre de Soukhanov décrit, selon son auteur, « des événements d’importance mondiale et des exploits populaires dignes d’un conte »5. Ces trois personnages vêtus de noir annoncent le drame en chuchotant en russe des vers tirés des contes populaires russes : « Si tu vas à droite, tu perdras ton cheval… Si tu vas à gauche, tu perdras ta tête… Si tu vas tout droit, tu auras la vie sauve… mais tu te perdras. » Et le trio mystérieux ajoute : « Suis le fil, mais dans les deux sens… Et souviens-toi… Tout commence toujours par une guerre ! » Surgit alors un carton, un titre : « 1916. Le Front, quelque part en Picardie. » La neige tombe sur la scène recouverte d’une banquise de tissu blanc peint et repeint, le vent siffle, et tandis que sur les images de désolation glacée projetées sur la soie jaillissent des fumerolles qui sont comme des impacts de balles fantomatiques, le jeune lieutenant-colonel Winston Churchill décrit, en anglais, l’horreur absolue du « vaste champ de bataille où les nations se brisent ». Tout est évidemment surtitré en français.
À la fois cohérent par rapport au parcours antérieur du Soleil et différent, ce spectacle est remarquable à plus d’un titre et, si les critiques répètent en chœur qu’il s’agit d’un « beau livre d’images – ce qu’Ariane ne démentira pas, puisqu’elle s’inquiète de l’état de l’enseignement de l’histoire, à réformer d’urgence, car il est abstrait, dématérialisé, et que ce spectacle s’adresse aussi aux collégiens, aux générations qui feront nos lendemains –, il est aussi bien plus. La tâche théâtrale est de mettre en vie des gens « qu’on doit réussir à extirper de leur tombe pour qu’on réalise ce que ça a été » dit Ariane, et cela sans réalisme, sans maquillage. Je songe ici à une interview du metteur en scène lituanien Rimas Tuminas qui, en 2023, comparait la tâche des comédiens à celle de « fossoyeurs qui doivent déterrer les morts de leur tombe pour les inviter à revenir vivre encore un peu »…
Pour transformer le récit historique en matière artistique, incarner ces hommes politiques de façon à ce qu’ils ne soient pas « à la ressemblance de », mais deviennent immédiatement présents, il faut pour Mnouchkine recourir aux pouvoirs de nouveaux masques. Ceux-ci sont confiés à Erhard Stiefel, collaborateur de longue date du Soleil, que les Japonais considèrent comme un Trésor national vivant, le seul à qui peuvent être confiés de très anciens masques de Nô pour les copier. C’est à partir de nombreuses photographies que Stiefel modèle, sculpte les masques de Kerenski, Lénine, Trotski, Staline, Churchill, Goebbels… Leur taille est légèrement plus grande qu’un visage normal, ils sont en tissu rigidifié qui englobe toute la tête mais permettent d’articuler. D’autres masques plus simples, en silicone, résine ou demi-masques, seront conçus par Xevi Ribas.
Le dispositif de jeu se complique du fait que les comédiens travaillent sous un masque qu’ils sont parfois plusieurs à habiter à tour de rôle, et surtout que leur masque parle avec la voix enregistrée d’un autre, dont la langue est celle du document joué – russe, allemand, anglais, ukrainien, français, avec parfois un accent russe, bulgare ou géorgien. Dans Tambours sur la digue, les comédiens devenus marionnettes confiaient leur corps à des koken (manipulateurs) qui les mouvaient. Ici, le dédoublement va plus loin, ils portent les masques de leur personnage et demeurent muets tandis que d’autres parlent à travers leur bouche en mouvement. Entre masque, musique et rythme de la langue d’un autre que soi, et sens des textes choisis, les comédiens dessinent une sorte de danse spécifique à chacun, fluide ou saccadée, tout en disant les mots sans émettre de son. Le tout demande beaucoup de maîtrise tant du côté de la technique de diffusion du son que de la part des comédiens. Êtres hybrides, ils vivent sur le plateau d’une présence théâtrale et concentrent l’élixir d’altérité, d’accueil de l’autre, qui constitue l’essence même du théâtre. Les personnages arrivent parfois sans avoir été convoquées, comme le disciple de Karl Kautsky qui défend la priorité de ses thèses, ou Nestor Makhno qui surgit et lutte avec Cornelia pour que l’Ukraine entre en scène dès maintenant, même si l’on parle des pogroms, et qui, calmé, quittera le plateau en déclamant un puissant poème de Lessia Oukraïnka.
La première scène de groupe sur un pont de Petrograd, datée du 24 février, se joue sans masque, mais ici aussi les voix sont doublées. Claude Anet écrit, sur la rambarde du pont, un article pour son journal sur les débuts de la révolution de février. Des militaires rebelles bloquent le passage, des gens affamés se réjouissent de trouver du pain, on y voit des Juifs qu’on bouscule, une aristocrate et sa domestique apeurées, un soldat ivre prêt à partager une bouteille de cognac volée, un pope qui proteste, toute l’agitation, l’espoir et les craintes d’un peuple mis en ébullition par les bruits qui courent. On entend la Marseillaise en russe. Le 25 octobre au Palais d’hiver, ce peuple a disparu de la scène pour devenir un chœur, une foule, une houle. Le plateau, plongé dans l’ombre, est presque vide : n’y demeurent que les baba yaga assises, de dos, qui contemplent, projetée sur la soie, la somptueuse Neva encadrée par deux statues du Palais d’hiver, et un ou deux soldats. Le public écoute, de concert avec ces présences immobiles, les clameurs de la ville qui servent de fond à des voix off tonitruantes : celle du président de l’assemblée, celles de Lénine, de Trotski, et celle d’Irakli Tsereteli, menchevik qui peine à se faire entendre entre eux : une scène inoubliable qui casse beaucoup de clichés.
On comprend que le décor repose sur deux principes simples – à quelques exceptions près, comme dans tout organisme vivant : des éléments mobiles, souvent à roulettes, panneaux, rambardes des ponts, grands et petits, caractéristiques de l’architecture de Petrograd, tables de réunion, recouvertes de tissu rouge pour les débats ;et puis des projections ininterrompues d’images issues de documents ou de tableaux, d’archives, traitées sur un logiciel de pointe. On les dirait peintes : elles sont transformées (sauf pour les très courts extraits de films qui montrent l’armée tirant sur le peuple par ordre du tsar, ou une page manuscrite de Lénine), recadrées, agrandies, colorisées, déformées, surimpressionnées. Elles complètent le titre projeté des séquences et les éléments du décor, en détaillant le lieu, l’heure ou le climat du jour, de façon sensible et poétique : ciel de neige, ciel sombre ou clair, changeant de Petrograd, zébré de noir, de gris, de violet, ou nuages très menaçants, évocation de la ville et de ses monuments, Palais de Tauride ou Palais d’hiver, quartier général du PC, ambassade de France… Tout est en mouvement, les décors entrent et sortent vite et sans bruit, dans un ordre strictement calculé pour ne pas encombrer les coulisses ni nuire au changement suivant. Ils arrivent souvent du fond, sur un rythme impérieux, de dessous la teinture qui porte la soie et qui, accastillée, se soulève au moment voulu. Les projections comme la musique sont atmosphériques, elles allègent les décors, aident le sens à émerger, l’imaginaire à s’envoler, le public à penser, la poésie et les paroles documentées à s’entremêler. Deux musiciennes traitent les « nappes sonores » de Jean-Jacques Lemêtre, les combinent aux sons de l’hiver russe, de la guerre, à des extraits de Chostakovitch, Prokofiev, Franck ou Glière… Tout était synchrone dans le processus de création – où le spectacle s’est dévoilé jour après jour –, autant que dans le processus de réception par le public.
Plus ou moins longues, les scènes se succèdent donc avec la rapidité acquise par le travail et la complicité des comédiens. L’histoire n’attend pas, et les changements ne font pas l’objet de mini-scènes, comme dans d’autres spectacles du Soleil. Les revenants parlent beaucoup, débattent, puis interdiront tout débat. Constitution du Soviet de Petrograd ; récit des acquis de la révolution de février fait par Nicolas Tchkhéidzé (président du Comité exécutif du Soviet de Petrograd) à Cornelia et au public ; retour à Petrograd d’Irakli Tsereteli, brillant mais malade ; conspiration allemande pour faire revenir Lénine en Russie dans un wagon plombé – accueil triomphant et discours traduit en lettres capitales sur l’écran de traduction ; lecture de ses « Thèses d’avril » par Lénine, qui entraîne le renoncement de Soukhanov à le suivre ; Lénine et ses stratégies ( « taktika »), ses mensonges ; déclaration d’indépendance de l’Ukraine par la Rada qui donne lieu à une « petite farce ukrainienne » où est ridiculisé le trio Lénine, Dzerjinski et Trotski ; création de la Tchéka, de l’armée rouge ; organisation de la terreur ; dissolution de l’éphémère Assemblée constituante – un petit échafaudage de chaises qui restent vides – réduite à l’état de maquette, dans un finale puissant, à la Meyerhold, et que je ne spoilerai pas. Ce sont là quelques-uns des sujets que le Soleil a choisi de traiter, mais il y en a beaucoup d’autres !
Des scènes du front reviennent, comme reviennent les baba yaga qui ont souligné l’importance de la guerre dans l’Histoire. Elles rythment le spectacle de leurs constats, commentaires ou prophéties tirés de textes de Boulgakov, Akhmatova ou Gorki, elles entrent partout, parfois restent muettes, d’autres fois prédisent : « Ils y passeront tous. » Elles hantent la scène et donnent au pan d’histoire présenté une dimension universelle. Chaque séquence reçoit un traitement inventif, avec le désir de faire entendre les points de vue des différentes parties en présence, de faire résonner la parole des mencheviks – qui prônent la patience et craignent la guerre civile – étouffée par le vrai talent d’orateur de Lénine et leur propre faiblesse devant la manipulation et la violence. Des moments riches en échos actuels.
Je n’ai pas nommé d’acteurs, parce que ce qui est en jeu ici, c’est vraiment le groupe, et qu’il faudrait les nommer tous : les acteurs, les voix, les techniciens, le traducteur infatigable, ceux et celles qui sont aux costumes, à la lumière, à la musique, celles qui sont aux sons et aux images, à la teinture, aux peintures, aux patines, aux accessoires, aux brumes et aux brouillards, à la chorale. Tous, ceux qui aux saluts sont sans masques à la fin du spectacle comme ceux qui demeurent invisibles, sont à leur plus haut niveau, tous forment une troupe où les nouveaux arrivés sont remplis d’énergie et les anciens de savoir-faire, une troupe qui s’adresse au public, sans déverser comme trop souvent en ce moment le moindre ego sur la scène. On les écoute et on les lit, ils ont ensemble une force incroyable, celle d’une équipe de théâtre, d’un organisme à l’unisson où chacun est au service de tous, un modèle de société en somme – difficile à construire – face aux multiples Dragons qui apparaissent. Ils nous mettent en garde, pour nous pousser à ne pas subir, à ne pas se résigner. 1917, La victoire était entre nos mains, le premier épisode – j’allais dire saison ! – d’Ici sont les dragons, c’est le spectacle des soixante ans du Théâtre du Soleil. Une réflexion sur la sinistre histoire russe qui est aussi notre histoire, et une grande leçon de mise en scène.
Béatrice Picon-Vallin est directrice de recherches émérite au CNRS, THALIM. Elle a dirigé le Laboratoire sur les arts du spectacle (LARAS). Elle est auteur de nombreux ouvrages sur le théâtre et les autres arts (en particulier Meyerhold, Les Voies de la création théâtrale, vol. 17, CNRS Editions (1990-1999-2004, traductions italienne, brésilienne…), ainsi que les Écrits sur le théâtre de V. Meyerhold, en 4 volumes (L’Age d’Homme) dont elle publie actuellement une nouvelle édition revue et augmentée aux Editions Deuxième époque.
Crédit photo : Jacques Cauvin
Notes
- Pour comprendre le calendrier chargé des créations, cf. Le Théâtre du Soleil. Les soixante premières années, Actes Sud, 2024.
- Film de Duccio Bellugi-Vannuccini et Thomas Briat, 2024, Au bord de la guerre. Cf. aussi le film Un soleil à Kaboul… ou plutôt deux !, de Duccio Bellugi-Vannuccini, Sergio Canto Sabido, Philippe Chevalier, 2008, sur le stage du Soleil en Afghanistan en 2005.
- Joué du 6 décembre 2023 au 3 mars 2024.
- La victoire était entre nos mains, tome I, février-juin 1917 ; Au milieu du feu et de la poudre, tome II, juillet-octobre 1917, traduction Guillaume Fondu, publiés très récemment en français par le collectif Smolny, 2023-2024.
- Op. cit., tome 1, p. 29.