Le début de négociations sur le sort de l’Ukraine, amorcées avec la rencontre de Riyad entre Marco Rubio et Sergueï Lavrov, le 18 février dernier, soulève bien des inquiétudes. Quid du soutien des États-Unis à une Ukraine libre, souveraine et indépendante ? Quant à la valeur des garanties de sécurité américaines, jusqu’au sein de l’OTAN (le fameux article 5), elle vacille comme jamais auparavant dans l’histoire de l’alliance atlantique : la diplomatie américaine pourrait céder à la Russie sur la totalité de l’Europe centrale et orientale. Se pose l’urgence d’une plus grande autonomie politique, stratégique et militaire des alliés européens.
Comme dans la série Game of Thrones, Donald Trump réduit les relations internationales à de perpétuels jeux d’alliances et de contre-alliances purement tactiques ; au détriment de ce qui fait la force d’une nation ou d’une civilisation. Alors que le niveau des enjeux et des menaces que recouvre la grande partie géopolitique sino-russe requiert l’unité et la coordination stratégique des nations occidentales, de l’Atlantique à l’Indo-Pacifique, les premières semaines de l’Administration Trump mettent en péril l’avenir de l’Ukraine, celui de l’Europe et, par voie de conséquence, le système d’alliance des États-Unis dans le monde1.
L’Ukraine invaincue
De prime abord, il importe de contredire l’idée selon laquelle l’Ukraine serait au bord de la défaite militaire, seule une intervention diplomatique américaine permettant de sauver quelques meubles, au prix de renoncements majeurs d’emblée concédés (reconnaissance de pertes territoriales et abandon de la candidature à l’OTAN, voire plus encore). Non seulement le plan russe initial – prendre Kyïv en quelques jours et araser l’État national ukrainien – a échoué, mais même la prise de l’intégralité du Donbass n’est pas réalisée. Trois ans après l’« opération militaire spéciale » du 24 février 2022, point de départ d’une guerre de haute intensité, les armées russes contrôlent moins du cinquième du territoire de l’Ukraine. Il faut également considérer les autres champs de confrontation2. L’aviation russe n’a pu conquérir la maîtrise de l’espace aérien et décapiter le système politico-militaire ukrainien au moyen de frappes chirurgicales ; ces derniers temps, la livraison (tardive) par les Occidentaux de moyens anti-aériens et d’avions de combat a même permis de limiter la puissance de frappe de la Russie. En mer Noire, les drones navals et missiles ukrainiens ont contraint la flotte russe à évacuer les ports de Crimée pour se replier dans ceux de Novorossiïsk et de la façade caucasienne. Dans le cyberespace, le coup de massue russe que l’on redoutait tant, supposé réduire à néant les infrastructures de l’Ukraine, ne s’est pas produit. Sur le plan économique, l’Ukraine, avec le soutien financier de l’Occident, est en ordre de marche : l’agilité de cette économie de guerre compense partiellement la masse russe, d’autant plus que l’Ukraine conserve une certaine latitude d’action (le niveau de mobilisation est inférieur à celui d’Israël). Bref, la guerre à but absolu voulue par le Kremlin n’a pas eu raison de l’Ukraine, bastion avancé et bouclier de l’OTAN. Que l’Europe occidentale en soit consciente : la résistance de l’Ukraine retarde et contrarie des opérations et des provocations russes en d’autres parties du Vieux Continent ; la solidité de son armée conjure le pire.
Les incertitudes de l’Alliance atlantique
Et pourtant… La diplomatie de l’administration Trump et ses possibles conséquences (objectifs intentionnels ou effets pervers, c’est-à-dire non voulus ?) met en péril cette Ukraine vaillante et combattante. Il est vrai que la « gestion de crise » antérieure de l’administration Biden – en lieu et place d’une « grand strategy » orientée vers des buts positifs – aura entravé les livraisons d’armes à l’Ukraine, en qualité comme en quantité, ne permettant pas d’amplifier la contre-offensive de l’été 2022 ; la Russie a bénéficié du temps nécessaire pour remanier son dispositif militaire, mettre sur pied une économie de guerre et mobiliser ses soutiens internationaux, désormais réunis sous la direction d’un axe sino-russe de puissances déstabilisatrices et révisionnistes. Du moins l’Ukraine, sans réelles perspectives de victoire, était-elle dotée des moyens de tenir, ce qu’elle fit et ce qu’elle fait toujours. Amateurisme ou cynisme éhonté de la nouvelle administration ? La reconstitution du duo Trump-Poutine (le premier tonitruant tandis que le second tisse sa toile et tend ses pièges), le dévoilement par le secrétaire à la Défense Peter Hegseth des premières concessions américaines (Bruxelles, le 12 février), le discours vindicatif et déplacé du vice-président J.D. Vance (Munich, le 15 février), font craindre le pire pour l’Ukraine, et ils hypothèquent l’avenir de l’OTAN, ébranlée jusque dans ses fondements. Une question nous taraude : la direction politico-diplomatique américaine s’inscrit-elle dans une « grand strategy » ? Autrement dit, un redéploiement géopolitique qui aurait sa rationalité, comme le mythique « Nixon in reverse » (retourner la Russie contre la Chine), ou encore un triumvirat planétaire Washington-Moscou-Pékin. Ou bien cette direction est-elle sous l’emprise d’une forme de millénarisme, en quête d’un mythique âge d’or, qui mènerait in fine à la chute de l’Occident, pour le plus grand profit de la Chine populaire, de la Russie et de l’« Axe du chaos3 » ?
Esquisse d’une OTAN européanisée
Dans l’un ou l’autre cas, l’Europe serait une variable d’ajustement, et il est vital que tout ou partie des alliés européens des États-Unis se ressaisisse et fasse front : l’Ancien Occident viendrait ainsi combler les fautes morales et les erreurs géopolitiques du Nouvel Occident. D’une certaine manière, ce qu’on appellera par emphase la « doctrine Hegseth » (12 février 2025) – à savoir une invitation aux alliés européens à faire beaucoup plus sur le plan politico-militaire, pour assumer de nouvelles responsabilités (tout en les écartant des négociations sur l’Ukraine) – les y invite. Aussi importe-il de se mobiliser pour, d’une part, perpétuer le soutien politique, financier et militaro-industriel de l’Europe à l’Ukraine, d’autre part, constituer une « force de réassurance » qui soutiendrait l’application d’un cessez-le-feu ou d’un quelconque accord de paix : une force de 40 000 à 50 000 hommes, avec la couverture aérienne et le soutien logistique requis. L’effort est à la portée des États européens : il correspond aux effectifs déployés en Bosnie et au Kosovo, à l’issue des guerres conduites par la Serbie (avec le soutien russe), ou encore aux nombre de soldats européens expédiés sur le théâtre afghan. Au-delà du déploiement en Ukraine, avec ou sans le soutien des États-Unis, l’idée directrice serait d’européaniser l’OTAN afin d’assurer une part croissante de la défense de l’Europe. Cela impliquerait que les Européens en assurent le financement, génèrent plus de capacités militaires et arment des postes de commandement qui ne seraient plus confiés à des officiers américains. Dans la zone nordico-baltique comme dans le bassin pontico-méditerranéen, des coopérations renforcées entre nations européennes lutteraient contre la guerre hybride que la Russie mène en ces espaces, testant ainsi leur résolution et leurs systèmes de défense. Enfin, il faudra conceptualiser une doctrine de dissuasion d’envergure européenne, qui contrecarre les gesticulations nucléaires du Kremlin et la stratégie russe de sanctuarisation agressive4.
Quel horizon géopolitique ?
Dans la durée, une telle entreprise ne saurait être maintenue sans une vision géopolitique globale, donc une représentation de soi et du monde qui, tel un champ magnétique, aimante les efforts collectivement déployés et les différents vecteurs d’une stratégie d’ensemble. Le grand dessein est de faire advenir une « Europe géopolitique », de l’Atlantique au Tanaïs (le bassin du Don), et de l’Arctique à la mer de Sicile. Elle pourrait prendre la forme d’une souple confédération paneuropéenne, coiffée par un Conseil de sécurité composé de quelques nations, dont le Royaume-Uni. Ce conseil donnerait l’impulsion à l’intérieur de l’Union européenne et de l’OTAN. Pour mémoire, c’était jusqu’à ce jour la fonction du Quad atlantique (États-Unis, Royaume-Uni, France, Allemagne) pour les questions de défense et du G7 (les mêmes, plus le Canada, l’Italie et le Japon) pour les affaires économiques. C’est ainsi que le « minilatéralisme » compensera les ferments de dispersion.
Outre les efforts de mutualisation des capacités et de rationalisation des programmes militaires, divers mécanismes et expédients – révision des règles budgétaires, fonds européens, emprunts communs, recours à la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD), fondation d’une Banque de défense, etc. – seraient utilisés pour financer un grand effort militaire paneuropéen, avec pour cible une fourchette de 3 à 5 % du PIB global, comme lors de la « guerre de Cinquante Ans » (la guerre froide). L’objectif immédiat sera de contrer les visées russes sur l’Europe, que la Russie voudrait absorber dans une Grande Eurasie, sous la direction de Pékin et Moscou. Mais il faut voir plus loin encore : il revient à l’Ancien Occident de combler les erreurs géopolitiques du Nouvel Occident et de perpétuer l’esprit général de notre civilisation, avec l’espoir d’un possible ressaisissement de la politique américaine qui, par le passé, a éprouvé les limites du « chacun pour soi ». Les « lois de neutralité » des années 1930, rappelons-le, n’ont pas évité aux États-Unis les souffrances d’une nouvelle guerre mondiale.
Professeur agrégé d’histoire-géographie et chercheur à l’Institut Français de Géopolitique (Université Paris VIII). Auteur de plusieurs ouvrages, il travaille au sein de l’Institut Thomas More sur les enjeux géopolitiques et de défense en Europe. Ses domaines de recherche couvrent la zone Baltique-mer Noire, l’Eurasie post-soviétique et la Méditerranée.
Notes
- Sur les termes de la négociation russo-américaine et la volonté russe de faire prévaloir les vues exposées dans l’ultimatum de Poutine (une doctrine de l’« étranger proche », de l’Eurasie post-soviétique jusqu’au cœur de l’Europe), ultimatum posé le 17 décembre 2021, voir “US-Russia talks spark European fears of Ukraine settlement on Putin’s terms”, Financial Times, 18 février 2025. Sur ledit ultimatum, voir l’analyse de Françoise Thom, Desk Russie, le 30 décembre 2021.
- Voir Can Kasapoglu, “Ukraine Military Situation Report, February 12”, Hudson Institute.
- Voir Ruth Deyermond, “A Return to Spheres of influence? Don’t Be Silly”, CEPA, 17 février 2025.
- Voir Emmanuelle Maître, « La dissuasion nucléaire française et l’enjeu européen », FRS, 13 juin 2024.