Lors de son « discours de Munich », le 10 février 2007, Poutine avait déjà exposé avec clarté sa vision du monde et affiché ses intentions hostiles. Depuis, la Russie a attaqué la Géorgie, est intervenue en Syrie, a conquis la Crimée et une partie du Donbass, avant d’engager une guerre totale contre l’Ukraine. Le géopolitologue Jean-Sylvestre Mongrenier estime qu’il est temps de voir la Russie-Eurasie de Poutine pour ce qu’elle est : l’ennemi de l’Occident et du monde libre.
La commémoration russe de la bataille de Stalingrad, le 2 février 2023, fut une nouvelle fois prétexte à instrumentaliser la mémoire de la Seconde Guerre mondiale. Sans une parole de contrition pour le pacte germano-soviétique du 23 août 1939, préalable à l’ouverture d’une guerre dans laquelle l’URSS et l’Allemagne hitlérienne furent alliées au départ, le maître du Kremlin superposa les époques. Les livraisons de chars lourds à l’Ukraine seraient l’équivalent du plan Barbarossa (22 juin 1941). Nous ne nous étonnons pas d’une telle forfaiture. La question se pose plutôt de savoir jusqu’où il sera possible d’ignorer le fait que la « Russie-Eurasie » de Poutine a désigné l’Europe et l’OTAN comme ennemis.
On sait que le concept de cobelligérance, dont le « parti russe » et les tenants d’une forme de radical-pacifisme (l’« apaisement ») se sont emparés, n’a pas grande substance sur le plan juridique. À juste titre, les gouvernements occidentaux rappellent qu’ils ne font que soutenir matériellement un pays membre de l’ONU (depuis 1945 !), dont les frontières sont internationalement reconnues, en vertu de l’article 51 de la Charte des Nations unies (sur la légitime défense). Dans un monde idéal, l’État russe, membre permanent au Conseil de sécurité, devrait être aux avant-postes, lui qui ne jure que par la souveraineté des États au point d’ignorer les exigences élémentaires de la morale commune et du droit des gens.
Les gouvernements occidentaux ne se considèrent donc pas comme les ennemis de la Russie-Eurasie. Leur raisonnement est solide sur les plans juridique, logique et moral. Il n’en demeure pas moins que l’hostilité entre les nations ne se résorbe pas dans la science du droit ou les lois de la raison. Aussi infondées que soient la position et les arguties des siloviki qui dirigent ce pays-continent, le fait est qu’ils considèrent l’« Occident collectif » comme un ennemi.
Au-delà de l’Ukraine, ces gens mènent une guerre indirecte contre ce qu’ils nomment l’hégémonie occidentale, assortie de menaces répétées qui ciblent l’un ou l’autre, selon l’humeur du moment. Tantôt la Pologne et les États baltes sont visés, tantôt la Moldavie, souvent la Grande-Bretagne, parfois la France, l’Allemagne de plus en plus souvent. Quant aux États-Unis, ils sont érigés en causalité diabolique.
L’évocation d’une montée aux extrêmes est récurrente. Même si elles visent d’abord à intimider et inhiber les puissances occidentales, les allusions ou appels de dirigeants et commentateurs russes à l’arme nucléaire ne peuvent être ignorés. Elles donnent idée du niveau d’hostilité à l’encontre de l’Occident. Vu depuis Moscou, il s’agit d’une guerre de civilisation dont l’objectif est de faire tournebouler les équilibres de puissance et de rompre l’hégémonie occidentale, au bénéfice d’une Grande Eurasie sino-russe.
Certes, il est juste et de bonne guerre (si l’on ose dire) de réfuter l’argumentaire russe. Les armées des pays membres de l’OTAN n’opèrent pas sur le théâtre ukrainien, le droit international ne considère pas la livraison d’armes comme constituant un fait de cobelligérance, l’Ukraine ne fait qu’exercer son droit de légitime défense. Il importe en effet de ne pas entrer dans le discours russe. Si le maître du Kremlin entend passer à une nouvelle étape, qu’il en prenne la responsabilité. En l’état des choses, les gouvernements occidentaux refusent donc de considérer la Russie-Eurasie comme une ennemie. Encore faut-il conserver à l’esprit la formule du professeur Julien Freund : « Ce n’est pas moi qui désigne l’ennemi. C’est lui qui me désigne comme tel. » Les dénégations occidentales ne suffiront pas à évacuer la réalité de l’hostilité russe, bien au-delà de l’Ukraine et de l’Eurasie post-soviétique.
Au demeurant, il n’est pas assuré que l’argumentaire occidental relève toujours de la dialectique et de la manœuvre diplomatique. Le juridisme des sociétés occidentales — inhérent à des sociétés marquées par la pensée de Locke et Montesquieu, l’ordolibéralisme et le thème de l’État de droit —, le réductionnisme économique et l’eudémonisme ont modelé la vue-du-monde des Occidentaux, y compris celle de diplomates professionnels pour lesquels la praxis consisterait à « faire des deals » (summum de l’art : « On coupe la poire en deux »). En revanche, le Politique — « lo politico », par opposition à « la politica » — n’est plus pensé dans son essence et dans sa spécificité propre.
Il faut donc revenir à Julien Freund, théoricien de l’« essence du politique » cité plus haut (voir L’Essence du politique, Sirey, 1965). Par « essence », le philosophe et polémologue entend une « activité originaire », consubstantielle à la condition humaine (les autres essences sont l’économique, le religieux, la science, la morale et l’esthétique). Le Politique est l’activité qui prend en charge le destin d’une collectivité pour assurer la concorde intérieure et la sécurité extérieure. Cette activité est intrinsèquement conflictuelle, les antagonismes entre les groupes humains ne pouvant se résoudre en une synthèse finale (l’Aufhebung hégélien).
Sous cet angle, la guerre d’Ukraine est l’expression de cette violence fondamentale qui toujours menace de submerger l’humanité. L’« état de nature » n’est pas une situation antéhistorique, reléguée une fois pour toute dans le passé par un « contrat social », mais un état d’insécurité endémique, susceptible de basculer dans la guerre. Ce type de situation met en évidence la spécificité du Politique par rapport à d’autres activités humaines : la dialectique ami-ennemi, les rapports de puissance, le recours à la violence armée, l’ascension aux extrêmes. Tout ce que les sociétés libérales ont prétendu refouler ou cantonner dans les angles-morts du système mondial. Après la Guerre froide, celles-ci ne voulaient plus connaître que des « partenaires » et des « associés », les organisations terroristes et les pays proliférateurs se voyant relégués au rang de « voyous », sans existence politique digne de ce nom.
Intrinsèque à la vie en société, le Politique est donc une « essence » qui repose sur une donnée permanente : le conflit, ouvert ou couvert. Cette activité originaire possède des présupposés, c’est-à-dire des conditions constitutives qui font que cette activité est ce qu’elle est et qu’elle n’est pas autre chose. Julien Freund expose trois présupposés du Politique : la relation du commandement à l’obéissance (la distinction entre gouvernants et gouvernés), la relation du privé et du public (la distinction entre bien commun et biens particuliers) et celle de l’ami et de l’ennemi (« Il n’y a politique que là où il y a un ennemi »).
C’est le concept d’ennemi qu’il importe de conserver à l’esprit, une figure distincte du concurrent, de l’adversaire (a fortiori du partenaire), et même du rival. Le geste politique essentiel consiste à identifier et désigner l’ennemi, actuel ou virtuel, celui avec lequel on fait la guerre mais aussi la paix. Il s’agit donc de l’ennemi public (hostis), non pas de l’ennemi privé (inimicus), dont le Christ a dit qu’il fallait l’aimer comme soi-même.
L’identification de l’ennemi ne va pas toujours de soi. Pourtant, nul besoin d’attendre que cet ennemi passe aux actes pour qu’il soit désigné comme tel. Si tel était le cas, il serait impossible de relever le défi, d’apporter des réponses diplomatiques, de se préparer à détruire ce qui menace de vous détruire. La planification stratégique se déploierait dans le champ d’abstractions déréalisantes !
L’intention hostile, lorsqu’elle s’appuie sur un dispositif militaire et une « guerre hybride », permet de désigner l’ennemi, fût-ce en temps de paix, de se préparer au pire afin qu’il n’advienne pas, de modifier le rapport des forces et de dissuader la puissance hostile. Dans la présente conjoncture militaire, stratégique et géopolitique, on conviendra aisément que trop de temps a été perdu. Lors du « discours de Munich », le 10 février 2007, Poutine avait déjà exposé avec clarté sa vision du monde et affiché son intention hostile.
L’année suivante, en Géorgie, il passait à l’acte avant de récidiver en Ukraine, et ce dès février et mars 2014 (prise de la Crimée et attaque du Donbass). Puis il conduisit une stratégie périphérique, de la Syrie à la Libye, jusqu’en Afrique noire. Enfin, après des années de « guerre hybride » dans l’Est ukrainien et de pression sur l’axe Baltique – mer Noire, ce fut l’offensive du 24 février 2022.
Sophismes, « reset » et politique de la « main tendue » n’auront fait qu’encourager le maître du Kremlin. Il est donc temps de voir la Russie-Eurasie de Poutine pour ce qu’elle est : l’ennemi de l’Occident et du monde libre. Faire droit à la vérité permettra d’ajuster les représentations à la réalité des choses. Et ce faisant de ne plus se perdre en hésitations et procrastinations lorsqu’il faut armer l’Ukraine, pour la doter d’un corps de bataille aéroterrestre capable de refouler les troupes russes au-delà des limites géohistoriques de l’Europe.
Professeur agrégé d’histoire-géographie et chercheur à l’Institut Français de Géopolitique (Université Paris VIII). Auteur de plusieurs ouvrages, il travaille au sein de l’Institut Thomas More sur les enjeux géopolitiques et de défense en Europe. Ses domaines de recherche couvrent la zone Baltique-mer Noire, l’Eurasie post-soviétique et la Méditerranée.