De 19?? à 1945

À l’occasion des commémorations de la victoire dans la Seconde Guerre mondiale, l’historienne britannique compare le rapport occidental à l’histoire avec la réécriture de l’histoire de cette guerre pratiquée par la Russie. Pour elle, la mémoire façonne l’ontologie, et la démocratie libérale doit se pencher sur sa propre ontologie pour ne pas céder le terrain aux fantasmes russes. 

Kamyanka, dans la région de Kharkiv en Ukraine, n’existe plus en tant que telle. Il ne reste plus qu’une coquille vide : des ruines rouillées et poussiéreuses, un sol criblé de cratères, des maisons détruites. Aucune maison n’a été épargnée lors de l’occupation russe en 2022.

Au milieu de ces décombres se dresse un mémorial de l’époque soviétique dédié à la Seconde Guerre mondiale : un soldat de pierre sur une plate-forme en ruine, avec l’inscription « 19__ – 1945 ». Le « 41 » a été effacé. Il ne s’agit pas d’un acte de vandalisme ou de profanation historique, mais d’une défense de la vérité historique, d’une correction. Pour l’Ukraine, la Seconde Guerre mondiale a commencé en 1939 avec l’invasion nazie de l’ouest du pays (qui faisait alors partie de la Deuxième République polonaise). Fin septembre, l’ouest de l’Ukraine a été occupé par l’Union soviétique en vertu du pacte Molotov-Ribbentrop. La « Grande Guerre patriotique » soviétique, qui a débuté en 1941, omet commodément la période où l’URSS, alliée à l’Allemagne nazie, a contribué au déclenchement de la Seconde Guerre mondiale.

Il ne s’agit pas d’un simple différend sur des dates, mais bien du front d’un conflit plus large sur l’histoire elle-même. La Russie a transformé la mémoire de la Seconde Guerre mondiale en doctrine stratégique. Depuis le début des années 2000, le Kremlin a élevé la Grande Guerre patriotique au rang de cœur sacré de l’identité nationale. Elle fournit une légitimité morale à la politique étrangère russe, à la répression nationale et transnationale, à la torture. La victoire dans la Seconde Guerre mondiale n’est pas seulement une histoire du passé, c’est un système de pensée. Un système qui définit la Russie comme éternellement vertueuse, éternellement assiégée et éternellement habilitée à remodeler le présent à travers sa version du passé.

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Panneau d’avertissement de mines. Kamyanka. Mars 2025. Photo de l’autrice.

Comme toutes les mythologies du passé, celle de la Russie est agressivement sélective. Comme nous l’avons souligné, elle commence en 1941, omettant l’alliance antérieure de Staline avec Hitler. Elle présente la « Russie » comme le seul vainqueur, qui a le droit exclusif de décider si les millions d’Ukrainiens, de Bélarusses, de Tatars et d’autres qui ont combattu et sont morts doivent voir leur sacrifice reconnu. Et elle se termine dans le triomphe, en passant sous silence les désertions massives, les Goulags, les déportations forcées et la réaffirmation de l’empire. C’est une histoire rendue en nuances de gris, sauf là où ses angles tranchants peuvent être transformés en armes.

Le Régiment immortel illustre parfaitement cette mobilisation. Marche commémorative populaire à l’origine, elle a été récupérée par l’État en 2015. Les citoyens défilent dans les rues, tant en Russie que dans les villes occidentales, brandissant les portraits de leurs proches morts pendant la Seconde Guerre mondiale, et parfois ceux d’inconnus. Le message n’est pas le souvenir, mais la mobilisation. Les morts sont appelés à se rassembler une fois de plus pour légitimer le présent. Vous avez défilé avec votre grand-père à Berlin ; maintenant, vos enfants feront de même à Bakhmout. Remettre cela en question, c’est trahir votre lignée.

Ce n’est pas malgré l’histoire que la Russie commet des violences, mais à travers elle. L’occupation de Marioupol est assimilée à la libération de Berlin. Les camps de filtration pour civils sont justifiés par la « dénazification ». Les fosses communes et les chambres de torture d’Izioum et d’Olenivka sont enterrées sous les résidus moraux de 1945. Dans ce système, la mémoire n’est pas un acte éthique. C’est un outil d’impunité.

Mais la Russie n’est pas seule dans ses distorsions. Les sociétés occidentales se complaisent dans leurs propres mythologies sélectives. L’identité de l’Allemagne d’après-guerre repose sur sa confrontation avec l’histoire, mais cette confrontation a souvent privilégié les souffrances russes au détriment de celles de l’Ukraine. Le résultat ? Une paralysie stratégique. Les chars ont été retardés non pas par pacifisme, mais en raison d’une hiérarchie des souffrances mémorielles. L’Ukraine, ravagée sous l’occupation nazie, est traitée comme une note de bas de page dans une histoire que la Russie a réussi à monopoliser.

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Bâche bleue du HCR. Kamyanka. Février 2025. Photo de l’autrice.

La Grande-Bretagne et les États-Unis s’appuient sur un mythe différent : l’idée que la Seconde Guerre mondiale était une guerre morale. Une guerre menée pour sauver les Juifs et vaincre le fascisme. Cette version simplifie une réalité bien plus complexe : des interventions hésitantes, une diplomatie cynique, la fermeture des frontières aux réfugiés et des calculs géopolitiques qui, souvent (sinon toujours), n’avaient pas grand-chose à voir avec la clarté morale. Ces mythes continuent d’influencer les politiques. Ils offrent un prisme rassurant pour interpréter les nouvelles guerres – surtout celles que nous hésitons à mener.

Dans les deux cas, la mémoire flatte plutôt qu’elle n’instruit. Elle risque de faire des sociétés libérales de mauvais élèves de l’histoire, attirées par l’analogie plutôt que par l’analyse, par la commémoration plutôt que par la confrontation [du moins, dans les démocraties libérales, le travail des historiens s’efforce de renouveler la mémoire collective, de la rapprocher de la vérité, NDLR]. Il est plus facile d’allumer des bougies pour les victimes du passé que de faire face à la réalité des nouvelles victimes. Il est plus facile de dire « plus jamais ça » que de reconnaître le « encore » quand il se produit.

Le monument défiguré de Kamyanka raconte une autre histoire. Effacer « 1941 » n’est pas une question de censure. Il s’agit d’affirmer le droit à son propre passé. D’exiger que l’histoire soit honnête, même lorsqu’elle dérange. C’est précisément ce qui rend cette initiative dangereuse, non pas pour les Ukrainiens, mais pour l’identité russe qui tient tant à contrôler l’Ukraine et la Grande Guerre patriotique.

Malgré toute sa brutalité, la Russie comprend quelque chose que la plupart des Occidentaux ont oublié : la mémoire façonne l’ontologie. Elle façonne la manière dont les gens voient le monde, ce qu’ils estiment leur être dû et ce qu’ils sont prêts à sacrifier. La Russie a une ontologie. Une ontologie sombre, enracinée dans un ressentiment impérial et un exceptionnalisme historique, mais elle agit en conséquence. Elle croit que l’histoire justifie la conquête, que les frontières sont provisoires et que l’identité doit être imposée, et non choisie.

Une grande partie de l’Europe de l’Ouest, en revanche, prend sa téléologie pour une stratégie. La démocratie libérale est encore, de façon inexplicable, présumée être le point final de l’histoire – inévitable, universelle, auto-renforcée – une croyance figée, maintenue par le politiquement correct. Certains politiciens parlent encore de « l’ordre fondé sur des règles » comme s’il s’agissait d’une loi naturelle, et non d’un projet qui exige défense, discipline et conviction. Les règles ne s’appliquent pas d’elles-mêmes. Et l’histoire ne tend pas vers la justice sans combat.

Le libéralisme n’est pas une loi de la gravité. C’est un choix. Un choix fragile. Et en ce moment, il cède face à des systèmes qui savent exactement ce qu’ils sont.

En temps de guerre, l’ontologie l’emporte sur l’optimisme. La Russie réécrit l’histoire parce qu’elle sait où elle veut que le passé la mène. Tant que nous continuerons à faire semblant d’être en dehors de l’histoire – et que nous ne reconnaîtrons pas notre propre ontologie –, notre avenir mal défini restera vulnérable aux missiles et aux mythes qui les entourent. 

Traduit de l’anglais par Desk Russie

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McGlynn bio

Jade McGlynn est une chercheuse, conférencière, linguiste, historienne et autrice britannique spécialiste de l'Europe de l'Est moderne, en particulier de la Russie sous Vladimir Poutine. Elle est actuellement chercheuse postdoctorale au Département d'études de guerre du King's College de Londres.

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