Le parasitisme sémiotique et le culte du Jour de la Victoire soviétique

À l’occasion du 80e anniversaire de la victoire dans la Seconde Guerre mondiale, l’universitaire français livre une analyse du parasitisme sémiotique pratiqué par la Fédération de Russie. Dans le discours du Kremlin, la victoire des Alliés sur l’Allemagne nazie se détache de son histoire et se rattache à des ennemis contemporains flottants : l’Union européenne, l’OTAN, les valeurs libérales démocratiques au sens large. Ce n’est plus un souvenir, mais une arme idéologique, celle de la subversion de nos valeurs. 

Le Service des renseignements extérieurs de la Russie (SVR) a récemment publié un article accusant l’Europe et l’Ukraine de tenter d’éclipser le 80e anniversaire de la victoire soviétique sur l’Allemagne nazie. L’article accusait les responsables européens et le gouvernement ukrainien de tenter de saboter les célébrations du 80e anniversaire de la victoire soviétique sur l’Allemagne nazie et de promouvoir le révisionnisme historique et la glorification des collaborateurs néonazis en Ukraine. Plus particulièrement, l’article affirmait que l’Occident était en train de recréer une coalition de type nazi contre la Russie, présentant les tensions géopolitiques actuelles comme une continuation des hostilités de la Seconde Guerre mondiale sous une forme différente.

Ce texte est un bon exemple de ce que l’on pourrait appeler le « parasitisme sémiotique ». Ce phénomène, qui consiste à vider les systèmes symboliques de leur sens originel pour les réutiliser à des fins idéologiques, nous aide à comprendre comment l’État russe actuel instrumentalise la mémoire historique.

Au fond, cette opération symbolique répond à un besoin existentiel. Le Jour de la Victoire (le 9 mai) sert de légitimité de substitution à un État dont les origines et la structure restent profondément compromises. L’Union soviétique a vu le jour en 1922 après la prise du pouvoir par les bolcheviks en octobre 1917. Elle n’a pas été fondée par des processus démocratiques, mais par la violence, la répression et la dissolution de l’Assemblée constituante, le seul organe légitimement élu dans la Russie pré-soviétique après l’effondrement de l’empire. Tout au long de la période soviétique, aucune élection significative n’a eu lieu ; le Parti communiste a monopolisé le pouvoir politique en recourant à une violence et à une censure sans précédent.

Ce n’est qu’en 1989 que le système soviétique a autorisé des élections parlementaires partiellement libres, les premières élections présidentielles en Russie soviétique ayant eu lieu en 1991. Elles ont marqué un début de transition vers la démocratisation. Cependant, cette transition a été entachée par des inégalités structurelles, la manipulation des médias et l’influence oligarchique. Les élections des années 1990 et du début des années 2000 sont restées formellement compétitives, mais elles ont été de plus en plus marquées par la mainmise des élites. Après le retour de Poutine à la présidence en 2012, pour son troisième mandat, dans un contexte de protestations généralisées et de mécontentement populaire, le système électoral démocratique s’est complètement vidé de sa substance. La falsification des élections est devenue systématique. Les figures de l’opposition ont été marginalisées, exilées, emprisonnées ; le pouvoir judiciaire s’est subordonné au pouvoir exécutif. Au milieu des années 2010, la Russie était effectivement revenue à un régime autoritaire sous une mince façade démocratique.

À mesure que la légitimité institutionnelle s’érodait, l’État s’appuyait de plus en plus sur des ressources symboliques, au premier rang desquelles figurait le souvenir de la Grande Guerre patriotique (Seconde Guerre mondiale). Le pouvoir mythique du 9 mai, jour de la victoire soviétique, sert de ciment idéologique, compensant l’absence de pluralisme politique et de responsabilité constitutionnelle. Dans l’ordre symbolique russe, la « victoire sur le fascisme » n’est pas seulement une expression commémorative, mais un signifiant maître chargé d’absolus moraux. Elle condense l’héroïsme, le sacrifice et la justice en un seul fil narratif qui rachète rétroactivement l’autoritarisme soviétique et l’autocratie contemporaine.

Il s’agit là d’un cas évident de parasitisme sémiotique. Le parasitisme sémiotique décrit la situation dans laquelle un système de signes ou un discours agit de manière parasitaire sur un autre. Il s’agit de l’appropriation et de la circulation continue de signes idéologiques qui ont été séparés de leur contenu référentiel ou normatif d’origine. Dans cette situation, les acteurs politiques et les régimes maintiennent une cohérence symbolique non pas en générant un nouveau sens idéologique, mais en réanimant stratégiquement des signes périmés ou vidés de leur sens. Les signes persistent sous forme rhétorique, servant principalement d’instruments de légitimation, de construction identitaire ou de mobilisation affective, malgré l’érosion ou l’épuisement de leur fondement sémantique. Ce phénomène peut correspondre au concept de mythe de Barthes, un système sémiologique de second ordre dans lequel les signes sont vidés de leur contenu historique et transformés en récits culturels naturalisés. Dans notre cas, le signifiant historique « Victoire sur le fascisme », autrefois ancré dans la victoire des Alliés sur l’Allemagne nazie, se détache de l’histoire référentielle et se rattache à des ennemis contemporains flottants : l’Union européenne, l’OTAN, les valeurs libérales démocratiques au sens large. Ce n’est plus un souvenir, mais une arme. Le signifiant persiste tandis que son contenu est remplacé. Le parasite (l’idéologie russe actuelle) consume l’hôte (le souvenir de la Seconde Guerre mondiale), lui retirant toute légitimité tout en le transformant en instrument agressif.

La complexité réelle de la Seconde Guerre mondiale – l’effort multinational des Alliés, les ambiguïtés morales, le pacte germano-soviétique, les crimes du régime soviétique avant, pendant et après la guerre – est réduite à un récit univoque. La Russie n’est plus seulement un vainqueur parmi d’autres, elle devient l’éternel vainqueur du Mal. Tout acteur géopolitique qui s’oppose aux intérêts russes est qualifié de « fasciste », indépendamment de l’exactitude historique. L’article du SVR accuse l’Ukraine et l’UE de tenter d’ « éclipser » le statut sacré du Jour de la Victoire, une projection d’insécurité symbolique présentée comme une préoccupation morale.

Le terme « fascisme » dans le discours russe contemporain est un signifiant sans référent stable. Le fascisme invoqué n’est pas le nazisme historique, mais une forme ennemie flottante applicable à pratiquement n’importe quel adversaire. Il est devenu un substitut moral, vidé de toute spécificité, disponible pour être déployé à volonté à des fins idéologiques. L’antifascisme russe moderne ne constitue plus une position politique ou éthique, c’est un fétiche, un symbole légitimant qui masque l’expansionnisme, la répression et la nostalgie impériale.

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Le Régiment immortel à Paris le 8 mai 2025 // Vidéo de Guillaume Sauzedde, capture d’écran

Le Jour de la Victoire est à la fois un rituel et un mécanisme. Il réaffirme rituellement une vision historique dans laquelle la Russie a toujours raison, est toujours menacée et toujours victorieuse. Il reproduit mécaniquement la légitimité de l’État en fusionnant la mémoire historique et la propagande actuelle. La rupture temporelle entre 1945 et 2025 n’est pas comblée par une véritable continuité, mais par une substitution mythique. L’Union soviétique, régime né de la terreur de masse, est réinventée rétroactivement comme le sauveur éthique de l’Europe. La Fédération de Russie, de plus en plus autoritaire et isolée sur la scène internationale, hérite de ce mythe pour justifier sa trajectoire actuelle.

Ainsi, l’opération sémiotique est achevée. Ce qui ressemble à une commémoration fonctionne en réalité comme un système de blanchiment symbolique. Les crimes passés baignent dans la lumière d’un événement rédempteur unique. Le vide démocratique actuel se cache derrière l’ombre du triomphe historique. Le signifiant – « Victoire sur le fascisme » – demeure, mais son référent s’est transformé en outil de domination symbolique.

Ce qui mérite d’être souligné dans la publication du SVR, ce n’est pas son caractère subversif, mais son caractère ouvert et discursif. Le SVR fonctionne désormais comme un média. Les communiqués de presse officiels et les manifestes publiés sur son site Internet remplacent les opérations secrètes. Ce qui fonctionnait autrefois dans la clandestinité est désormais ritualisé, normalisé, voire esthétisé. Le SVR ne cache plus son rôle d’agent subversif, il l’assume publiquement.

Le régime soviétique a créé une nouvelle catégorie de conflit, la guerre idéologique non cinétique, qui a ensuite été adaptée (bien que souvent dépouillée de son noyau marxiste) par l’Allemagne et de nombreux autres pays, tant à l’Est qu’à l’Ouest. Celle-ci offrait une voie alternative entre la diplomatie et la guerre, connue sous le nom de « troisième option1 ». La police secrète bolchévique, la Commission extraordinaire (TcheKa) et ses successeurs, ont été les premiers à recourir à la désinformation, aux assassinats et à d’autres « mesures actives » comme moyens de structurer les relations internationales et de répondre aux préoccupations en matière de sécurité intérieure.

Aujourd’hui cependant, à en juger par les récentes publications du SVR, la troisième option s’est étendue de l’intervention secrète à la déstabilisation symbolique affichée publiquement. La Russie, dépourvue de soft power traditionnel, a investi dans ce que l’on pourrait appeler la projection chaos-sémantique, utilisant un langage déstabilisant, des mythes et la désinformation pour parasiter l’histoire, remettre en question l’ordre symbolique de ses adversaires tout en protégeant sa légitimité interne de toute critique.

Alors que la subversion de la guerre froide visait l’infiltration idéologique, la subversion moderne vise la déstabilisation épistémologique. L’objectif n’est pas la conversion, mais la confusion ; non pas la persuasion, mais le fait de rendre le sens peu fiable, de semer le doute. Les textes propagandistes du SVR vont donc au-delà du récit : ils constituent des exercices de sabotage sémiotique, des tentatives de détournement, de vidage et de réappropriation de signifiants clés2 (fascisme, victoire, « russophobie »).

Il s’agit là d’une nouvelle lecture de la troisième option, une subversion postmoderne du récit dominant occidental. Tel est l’objectif. La question qui subsiste toutefois est la suivante : à qui s’adresse cet exercice littéraire ? Aux élites occidentales ? Au grand public russe ? À Vladimir Poutine ? La production textuelle du SVR témoigne d’un renversement singulier : un service secret dont le discours public constitue son opération la plus obscure. Son public cible reste le seul véritable secret d’État, ou du moins c’est ainsi qu’il est perçu.

Traduit de l’anglais par Desk Russie

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François Millet est un pseudonyme. L'auteur est spécialiste de l'histoire des services de renseignement et enseigne dans un prestigieux établissement français d'études supérieures.

Notes

  1. Loch K. Johnson, The Third Option. Covert Action and American Foreign Policy. Oxford University Press, 2022.
  2. Le détournement linguistique est plus qu’une simple utilisation erronée d’un terme ; il s’agit d’un usage inexact qui s’inscrit dans une résistance à la connaissance de l’oppression. La résistance à la connaissance de l’oppression est une forme d’ignorance active, une activité collective multiforme visant à effacer ou à contenir la diffusion de connaissances indésirables, afin de protéger et de perpétuer les systèmes de domination. Elle consiste notamment à diffuser des informations erronées, à déformer des faits et des concepts essentiels, à détourner l’attention, à dissimuler des preuves, à effacer des témoignages et à réduire au silence les groupes opprimés, à créer des contre-récits, etc. Une utilisation particulière d’un terme, telle que l’application erronée du terme « nazisme », relève du détournement linguistique si elle s’inscrit dans un usage qui facilite la résistance à la connaissance de l’oppression dans ce sens. De même, la corruption sémantique est un changement sémantique manipulé imposé par ceux qui détiennent le pouvoir afin de servir leurs intérêts, essentiellement en dévalorisant les liens importants entre la représentation et la réalité. Cf. Derek Anderson, “Linguistic Hijacking”, Feminist Philosophy Quarterly, volume 6, 2020, numéro 3, article 4

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