Les premiers coups de feu de la prochaine grande guerre pourraient être tirés dans mon pays
L’ancien ministre des Affaires étrangères de Lituanie livre ici le scénario d’une guerre future de la Russie contre un petit pays membre de l’OTAN, la Lituanie. À quel moment l’OTAN va-t-elle intervenir ? Tout de suite ? Pas sûr ! Passionnant, sombre, terriblement réaliste.
En 1917, après le naufrage du paquebot Lusitania [coulé par un sous-marin allemand, NDLR], les États-Unis sont finalement intervenus dans ce qui était jusqu’alors considéré comme une guerre « européenne ». En 1941, la Seconde Guerre mondiale faisait rage depuis deux ans lorsqu’une attaque directe sur le territoire américain [à Pearl Harbor, situé à Hawaï, où la flotte du Pacifique était stationnée, NDLR] a obligé les États-Unis à rejoindre les Alliés.
Dans les deux cas, il a fallu un acte frappant pour réveiller les États-Unis endormis et les pousser à mettre leur puissance au service de conflits qui allaient définir le XXe siècle.
Récemment, l’ « opération Spiderweb » ukrainienne a frappé la Russie en profondeur derrière les lignes ennemies, dans une attaque d’une audace impressionnante que plusieurs blogueurs militaires russes ont qualifiée de « Pearl Harbor » russe. Il est très clair que toute la Fédération de Russie est en état de guerre. Mais aujourd’hui, plus de trois ans après que la Russie a lancé le plus grand conflit en Europe depuis 1945, l’Occident reste somnolent, incapable de prendre des mesures décisives pour assurer la victoire de l’Ukraine, ou peu disposée à le faire.
Si l’invasion brutale de l’Ukraine par la Russie et ses attaques hybrides sur le territoire de l’OTAN ne suffisent pas à déclencher l’alarme Pearl Harbor de l’OTAN, nous devons nous poser la question suivante : que faudra-t-il pour que l’Occident se réveille ?
Dans la série humoristique britannique classique Yes, Prime Minister, un conseiller décrit un scénario de « tactique du salami », dans lequel l’Union soviétique intensifie progressivement ses attaques hybrides et lance des opérations spéciales, découpant le salami européen morceau par morceau. Ces tactiques brouillent suffisamment les pistes pour que le Premier ministre britannique se demande s’il vaut la peine de recourir à l’escalade nucléaire… jusqu’à ce qu’il soit trop tard. Cet épisode fictif a été diffusé pour la première fois en 1986. Aujourd’hui, je pense que cela n’est peut-être plus de la fiction.
Imaginez : à la suite d’une cyberattaque sur un train en transit entre Moscou et Kaliningrad, le train, qui transporte des citoyens russes, est contraint de s’arrêter en Lituanie. L’incident coïncide avec des exercices militaires russo-bélarusses près de la frontière lituanienne.
Les autorités lituaniennes s’empressent de réagir. La situation s’aggrave : les passagers russes du train affirment être menacés.
Le président russe déclare une crise humanitaire et ordonne à son armée de « sécuriser » le train et de protéger les passagers. Les troupes russes franchissent la frontière.
La Lituanie résiste. Des coups de feu sont tirés. La Russie affirme qu’il s’agit simplement d’une opération de sauvetage et envoie des renforts.
La Lituanie invoque l’article 5 du traité de l’OTAN, mais tous les États membres ne s’accordent pas sur le fait qu’il s’agisse d’une attaque. Certains parlent d’un incident civil mal géré et demandent plus d’informations.
Les États-Unis, désireux de rétablir leurs relations avec la Russie, refusent d’agir.
Tandis que les alliés de la Lituanie hésitent, les forces russes affluent, protégées par des drones qui mitraillent les unités lituaniennes. Les réservistes et les paramilitaires s’engagent courageusement et se battent pour chaque village. Mais finalement, les troupes russes établissent leur contrôle sur une grande partie de la Lituanie. Les forces de l’OTAN stationnées dans le pays, craignant d’être encerclées ou capturées, se retirent en Pologne pour attendre de nouveaux ordres. La Russie prend rapidement le contrôle de l’espace aérien, bloquant tout ravitaillement par voie aérienne. La Lituanie est coupée du monde et incapable de se défendre sans entrer en guerre totale avec la Russie. Le gouvernement lituanien est accusé de non-coopération par la Russie et sommé de se dissoudre. L’indépendance de la Lituanie est une nouvelle fois anéantie par Moscou.
Après cela, alors que les alliés discutent encore de la marche à suivre, Poutine lance la menace éprouvée du Kremlin qui ne manque jamais de paralyser les Occidentaux : « Une intervention de l’OTAN risquerait d’entraîner une escalade nucléaire. »
À ce stade, je m’attends à de nombreuses déclarations au sujet des réunions à venir afin d’élaborer de nouveaux plans d’action. Ces tergiversations diplomatiques pourraient s’avérer fatales. Une attaque sans réponse contre un État membre de l’OTAN et de l’UE déclencherait une série de conséquences qu’aucune action diplomatique ferme ne pourrait annuler. Les alliances existeraient toujours sur le papier, mais leur crédibilité, et donc leur utilité, seraient brisées.
Ce n’est qu’à ce moment, voyant les armées de Poutine marcher vers l’ouest, que la coalition transatlantique se mobiliserait pleinement. L’économie européenne passerait en mode guerre : les usines commenceraient à produire des munitions, des chars, des avions et des drones. La mobilisation serait le principal moyen de dissuader Poutine de poursuivre sa marche, et elle serait lancée immédiatement. Les discussions, s’il faut consacrer 3 ou 5 % du PIB à la défense, susciteraient des sourires ironiques et rappelleraient la naïveté du passé.
Pendant ce temps, la Chine saisit l’occasion. Alors qu’une partie de l’Europe est en feu, Pékin passe enfin à l’action contre Taïwan.
Les États-Unis, réalisant que les événements prennent désormais une tournure plus grave qu’un naufrage ou même l’incendie d’un port à Hawaï, se réveillent de leur profond sommeil pour protéger leurs intérêts dans la région indo-pacifique et réparer le partenariat transatlantique vital dont dépendent désormais indéniablement leur sécurité et leur prospérité.
Il y aurait une ruée tardive pour rétablir la présence américaine en Europe et rétablir l’équilibre dans la région indo-pacifique. Mais, comme pour la flotte de Pearl Harbor, cette réaction serait trop tardive pour sauver mon pays, la Lituanie.
Il y aurait bien sûr de nombreux discours et promesses de récupérer les territoires occupés, de ne jamais reconnaître l’occupation. Mais Poutine parierait que, avec le temps, ces promesses s’estomperaient et qu’il finirait par obtenir l’essentiel de ce qu’il voulait vraiment. En effet, lorsque l’URSS a annexé mon pays pendant la Seconde Guerre mondiale, l’Occident a fait une promesse similaire de non-reconnaissance, mais néanmoins, nous avons passé le demi-siècle suivant en tant que république soviétique pleinement intégrée.
Une attaque contre l’OTAN est-elle donc impensable ? Loin de là.
En fait, le moment opportun pour Poutine pourrait arriver plus tôt que nous ne l’espérons. L’Ukraine nous a fait gagner du temps en sacrifiant une quantité incroyable de sang et de richesses. Mais Poutine sait que le temps presse et que l’Europe devient peu à peu plus capable de repousser son agression. Il n’attendra donc pas 5 à 10 ans que l’Allemagne, la Pologne ou les États baltes achèvent leur réarmement. Il est logique de frapper plus tôt, avant que l’Europe ne soit prête. Et la situation à court terme vient de s’améliorer encore pour Poutine, alors que les États-Unis reconsidèrent leur position en Europe.
L’invasion de l’Ukraine aurait pu être le Pearl Harbor européen, le réveil brutal qui nous aurait mis en état de guerre. Malheureusement, nous n’avons pas saisi cette occasion.
Au lieu d’attendre d’être réveillés par une nouvelle crise, nous devrions nous réveiller maintenant. Mieux vaut tard que jamais.
Ce n’est pas de la science-fiction. C’est notre calendrier, la trajectoire sur laquelle nous nous trouvons actuellement en raison des politiques que nous avons choisies. Nous avons encore le temps de relever le défi, de changer de direction et d’éviter la tragédie, mais pour l’instant, nous tergiversons, attendant qu’une catastrophe nous pousse à nous sauver nous-mêmes.
Traduit de l’anglais par Desk Russsie
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Ancien chef de la diplomatie lituanienne, Gabrielius Landsbergis est un homme politique né en 1982 à Vilnius. Diplômé en histoire et en relations internationales, il commence sa carrière dans la fonction publique, notamment à la représentation permanente de la Lituanie auprès de l’Union européenne.