Les idéologues du régime russe et ceux de l’administration trumpiste accusent l’Europe d’avoir abandonné les idéaux de la démocratie et du christianisme. Les propagandistes russes l’accusent même de « satanisme », tandis que l’un des idéologues MAGA, Peter Thiel, parle de l’avènement de l’Antéchrist. Pour Françoise Thom, ces gens ne voient pas la poutre dans leur propre œil. Il suffit de relire les anciens, les penseurs grecs et romains, pour voir que les trumpo-poutiniens tournent le dos à la pensée et aux pratiques qu’ils prétendent suivre. Or celles-ci sont le fondement même de la civilisation européenne.
Vous aimez mieux ignorer parce que vous haïssez déjà, comme si vous saviez bien qu’avec l’examen vous cesseriez de haïr.
Tertullien, Aux Nations
Notre siècle, recevant la République comme un magnifique tableau altéré déjà par le temps, a non seulement négligé d’en raviver la couleur, il n’a pas même songé à sauver le dessin et les derniers contours.
Saint Augustin, La Cité de Dieu
Un article posté sur le site du Département d’État américain, intitulé Le besoin d’alliés civilisationnels en Europe, signé par Samuel Samson, Conseiller principal du Bureau pour la démocratie, les droits de l’Homme et le travail, se fait fort d’expliquer « pourquoi l’administration Trump tire la sonnette d’alarme en Europe ». L’auteur commence par se référer au « lien unique » entre les États-Unis et l’Europe, « forgé dans une culture commune, une foi, des liens familiaux, une assistance mutuelle en temps de conflit et, surtout, un héritage civilisationnel occidental partagé ». Il rappelle que « notre partenariat transatlantique s’appuie sur une riche tradition occidentale fondée sur le droit naturel, l’éthique de la vertu et la souveraineté nationale. Cette tradition s’étend d’Athènes et de Rome, en passant par le christianisme médiéval, jusqu’à la common law anglaise et, finalement, jusqu’aux textes fondateurs de l’Amérique ». Il reconnaît que « l’Amérique reste redevable à l’Europe pour cet héritage intellectuel et culturel ».
À partir de ce préambule prometteur, les choses se gâtent. Il s’avère selon l’auteur que l’Europe a tourné le dos à cet héritage. Et nous avons droit à une resucée du discours de J. D. Vance à Munich. L’Europe se livre aujourd’hui à « une campagne agressive contre la civilisation occidentale. Partout en Europe, les gouvernements ont instrumentalisé les institutions politiques contre leurs propres citoyens et contre notre patrimoine commun. Loin de renforcer les principes démocratiques, l’Europe est devenue un foyer de censure numérique, de migrations massives, de restrictions à la liberté religieuse et de nombreuses autres atteintes au self-government démocratique. »
Notre auteur ne manque pas de fustiger les persécutions contre les partis d’extrême droite européens. « Les Américains connaissent bien ces tactiques. Une stratégie similaire de censure, de diabolisation et d’instrumentalisation bureaucratique a d’ailleurs été utilisée contre le président Trump et ses partisans. Cela révèle que le projet libéral globaliste ne permet pas l’épanouissement de la démocratie. » On croirait du Douguine : « L’Europe a cessé d’être elle-même ; c’est devenu une parodie de la liberté, qui pourrit dans le postmodernisme et mène à une décomposition complète. » Mais revenons à son émule américain : « Nos préoccupations ne sont pas partisanes, mais fondées sur des principes. La suppression de la liberté d’expression, la facilitation des migrations de masse, la stigmatisation de l’expression religieuse et l’affaiblissement du libre choix électoral menacent les fondements mêmes du partenariat transatlantique. Une Europe qui renie ses racines spirituelles et culturelles, qui traite les valeurs traditionnelles comme de dangereuses reliques et qui centralise le pouvoir dans des institutions irresponsables est une Europe moins capable de résister aux menaces extérieures et à la décadence intérieure. » L’argumentation semble un calque de la propagande poutinienne.
Nous lisons en effet dans Douguine : « Nous, Russes, sommes les héritiers des traditions romaines, grecques, byzantines, nous restons fidèles à l’esprit de l’ancien christianisme européen, qui a déjà perdu tout lien avec cette tradition. La Russie peut être un pivot pour la restauration de l’Europe, nous, les Russes, sommes plus européens que les Européens eux-mêmes. Nous sommes chrétiens, héritiers de la philosophie grecque. Le président russe aussi se prétend le dépositaire du véritable héritage européen. » De même, les Américains semblent s’être mis à l’école du Kremlin en matière de chantage : « Des mesures concrètes de la part des gouvernements européens pour garantir la protection de la liberté d’expression politique et religieuse, la sécurité des frontières et la tenue d’élections équitables constitueraient des avancées bienvenues. Les États-Unis restent attachés à un partenariat solide avec l’Europe et à une collaboration sur des objectifs communs de politique étrangère. Cependant, ce partenariat doit être fondé sur notre héritage commun plutôt que sur un conformisme mondialiste. » Bref le partenariat euro-américain ne sera possible que si l’Europe se poutinise.
Les trumpo-poutiniens prétendent faire la leçon aux Européens en se référant aux pères fondateurs de la civilisation occidentale pour accabler l’Europe. Eh bien, donnons la parole à ces derniers et voyons, point par point, si les régimes de Trump et de Poutine s’inspirent de leur enseignement. Nous nous bornerons à l’héritage gréco-latin invoqué par Douguine.
L’homme d’État
C’est Thucydide qui a le premier formulé les qualités qui définissent le véritable homme d’État dans son éloge de Périclès : « Périclès avait de l’autorité en raison de la considération qui l’entourait et de la profondeur de son intelligence ; il était de plus d’un désintéressement absolu. Aussi tenait-il la foule, quoique libre, bien en main et, au lieu de se laisser diriger par elle, il la dirigeait. N’ayant acquis son influence que par des moyens honnêtes, il n’avait pas à flatter la foule. Grâce à son autorité personnelle, il pouvait lui tenir tête et même lui montrer son irritation. Chaque fois que les Athéniens s’abandonnaient mal à propos à l’arrogance et à l’orgueil, il les frappait par ses paroles en leur inspirant de la crainte ; et s’ils s’effrayaient sans raison, il les ramenait à la confiance1. » Ce dont les cités ont besoin, précise Platon, c’est de chefs ayant « la capacité d’unir… le discernement de ce qu’il faut aux hommes et la volonté constante de réaliser le bien commun2 ». Aristote définit ainsi la vertu du véritable chef d’État : « Celui qui, par son intelligence, a la faculté de prévoir, est par nature un chef et un maître3. » Dans le Gorgias, Platon laisse entendre qu’un véritable homme d’État se reconnaît à ce qu’il laisse quand il quitte le pouvoir ses concitoyens meilleurs qu’il ne les avait trouvés. A-t-on vu Trump ou Poutine se soucier du bien commun ? Peser les conséquences de leurs actes ? Renoncer à avilir et abêtir leurs concitoyens par la propagande ? Ne rêvons pas.
Dans De Republica, Cicéron s’inspire du portrait de Périclès par Thucydide lorsqu’il élabore sa conception du princeps optimus (souverain idéal) : « Il faut que jamais il ne cesse de s’instruire et de s’observer lui-même, qu’il inspire aux autres le désir de l’imiter et, par l’éclat de son âme et de sa vie, s’offre lui-même comme un miroir à ses concitoyens. » Ce personnage du princeps en modérateur indispensable a les qualités du Périclès de Thucydide : il « a le don de prévoir les orages dont est menacé son pays, la force de lutter contre le torrent qui entraîne chefs et peuples, la puissance de l’arrêter ou d’en modérer le cours ». Pour Cicéron, le prince reflète dans l’État l’empire de la raison dans l’individu4. La légitimité du souverain repose sur sa vertu. L’optimus princeps agit par la force de l’exemple : les peuples peuvent être tirés vers le haut par des dirigeants sages, tout comme les tyrans ou les démagogues livrés aux passions mauvaises les entraînent vers le bas. Pour régner sur des hommes libres, le prince doit être un homme libre au sens stoïcien du terme (v. infra), c’est-à-dire qu’il doit avant tout apprendre à rester maître de lui-même, à dominer ses passions, à ignorer les offenses et pratiquer la vertu de la modération.
Cette conception du souverain idéal s’est transmise de génération en génération dans la culture européenne, au moins tant que les études classiques sont restées à l’honneur. Avec Poutine et Trump, nous sommes loin du compte.
Cicéron devrait être médité à Washington et à Moscou. Dans De officiis, il met en garde contre toute politique visant à dresser les citoyens les uns contre les autres, en favorisant démagogiquement une catégorie contre une autre : « L’homme public qui est exclusivement dévoué à une classe de citoyens et néglige toutes les autres introduit dans l’État le plus pernicieux des fléaux, je veux dire la sédition et la discorde ; on ne compte plus alors que des partisans du peuple ou des sectateurs des grands ; mais le parti de la république, qu’est-il devenu ? »
Cicéron est bien conscient que le droit de propriété est le fondement de l’ordre social : « Si chacun est disposé à faire violence aux autres et à les dépouiller de leur bien pour en profiter, il en résultera nécessairement la dissolution de la société humaine. […] Que ceux qui gouvernent la république se gardent bien de faire des largesses aux uns aux dépens des autres. » Il insiste avec force sur la primauté du bien public : « Le grand citoyen, celui qui est vraiment digne de tenir le premier rang dans l’État, […] se dévouera sans réserve aux intérêts du pays ; il ne cherchera ni la fortune ni l’éclat de la puissance ; il veillera enfin sur tous les membres de la société… Jamais une accusation calomnieuse ne lui échappera, jamais il n’excitera à la haine ou au mépris de qui que ce soit. »
Les Grecs et les Romains sont persuadés que seul un homme maître de ses passions est digne de gouverner des hommes libres. Platon fonde son projet politique sur l’analogie entre la cité et l’âme. Pour lui, la structure de la cité reflète la tripartition de l’âme, dont le premier élément est la raison, le second est le courage, l’élan du cœur, le troisième est le désir, que Platon appelle le « concupiscible ». Ainsi naît l’idée d’un gouvernement de philosophes, qui instaurerait dans la cité le gouvernement de la raison, les philosophes dominant leurs passions grâce à la contemplation de « l’immuable, de l’immortel et de la vérité5 ». La maîtrise de soi qui caractérise le sage est une garantie d’ordre à la fois dans l’individu et dans la cité.
Si nous appliquons les critères définis par les Anciens à Poutine et à Trump, la conclusion saute aux yeux. Ces deux hommes représentent des anti-modèles. Ils sont les jouets de leurs bas instincts. Vénaux et corrompus, ils sont arrivés au pouvoir en flattant les passions viles de la foule et s’y maintiennent par le même moyen. Ne se considérant pas comme responsables devant leurs électeurs, sûrs de pouvoir enfumer la foule par leur propagande, ils agissent impulsivement, certains de leur impunité.
Démocratie et tyrannie
Les idéologues trumpistes et poutiniens qui décrient la démocratie feraient bien de relire Platon et Aristote. On sait que Platon n’a pas ménagé ses critiques de ce régime. L’expérience des démagogues a été cuisante en Grèce. « Comment la masse, qui gouverne mal ses propres pensées, pourrait-elle mener fermement la cité6 ? » se demande un personnage d’Euripide. L’incompétence des gouvernements populaires est un thème récurrent au IVe s av. J.-C. Platon est d’avis qu’il faut s’attendre au pire quand des gens, « sans rien connaître à la politique, s’imaginent posséder cette science dans tous ses détails plus exactement que tous les autres7 ». Car pour lui « le seul mal véritable, c’est la perte du savoir8 ». Aristophane se déchaîne contre les démagogues de son temps : « Mener le peuple n’est pas le fait d’un homme instruit et de bonnes mœurs, cela demande un ignorant, un coquin […]. Voix crapuleuse, naissance vile, façons de voyou : tu as pour le gouvernement tout ce qu’il faut9 » : n’est-ce pas une fantastique anticipation de Trump ? Dans Les Guêpes (-422), il épingle ce que nous appelons aujourd’hui le complotisme, symptôme infaillible de la dérive démagogique. Un juge se lamente sur l’atmosphère empoisonnée qui règne à Athènes : « Voyez comme tout est pour vous tyrannie et conspiration, si grande ou si petite que soit l’affaire incriminée. La tyrannie, je n’en ai même pas entendu le nom une seule fois en cinquante ans ! Maintenant elle est plus commune que le poisson salé10… »
Dans Le Politique, Platon estime que si l’on envisage les régimes du point de vue de l’idéal, la démocratie est le pire. Mais il nous explique aussi que si on se place du point de vue des dégâts que peuvent commettre les trois régimes, le pouvoir d’un seul, l’oligarchie et la démocratie, cette dernière est préférable. En effet, le gouvernement d’un seul, de loin le meilleur si le roi est doué de vertu et de science, devient le pire de tous si le roi est dépourvu de ces qualités et devient un tyran. Si la cité ne trouve pas de chef capable de connaître le bien, autant se rabattre sur « le gouvernement de la multitude » car celui-ci « est faible en tout et sans grande puissance ni pour le bien ni pour le mal » parce que « l’autorité [y] est émiettée entre un grand nombre d’individus11 ». Les lois sont alors des garde-fous limitant les dégâts d’un gouvernement d’incompétents. Un argument similaire est développé plus tard par le rhéteur Isocrate : « Les démocraties, même alors qu’elles sont mal constituées, produisent de moindres malheurs que les gouvernements oligarchiques, et les démocraties bien organisées l’emportent sur les autres constitutions12 pour la justice, le soin des intérêts communs et la douceur de leur gouvernement13. »
Les penseurs grecs s’accordent sur un point : l’éducation est la condition sine qua non de la stabilité des cités, que ce soit celle du souverain ou celle du peuple. Pour Platon « l’ignorance et la déraison [qui] sont un vide dans l’état de l’âme » sont indissociables14. Aristote est le partisan déclaré d’une démocratie méritocratique. À ses yeux, le meilleur moyen d’asseoir la république est de confier le pouvoir à la classe moyenne, ce qui permet de protéger les pauvres des abus des riches et les riches de la passion spoliatrice des pauvres. Plus la classe moyenne est nombreuse et capable de faire contrepoids aux extrêmes, mieux un État est gouverné car, dans ce cas, « il n’y a pas à redouter que les riches se mettent jamais d’accord avec les pauvres sur le dos de la classe moyenne15 ». Cette idée était répandue à Athènes. Euripide fait dire à un de ses personnages : « Un État se divise en trois groupes : les riches, gens inutiles et qui veulent toujours posséder davantage ; ceux qui n’ont rien, pas même de quoi vivre, gens dangereux, dévorés par l’envie, et qui lancent leurs dards contre ceux qui possèdent, trompés par les calomnies de leurs chefs. Reste la classe du milieu, celle qui fait le salut des États16. » Or Trump et Poutine font tout pour laminer la classe moyenne et porter au pouvoir les extrêmes.
Les Anciens ont développé une réflexion profonde sur la tyrannie en commençant par établir une différence stricte entre le roi et le tyran, superbement ignorée par Trump. « La royauté est le gouvernement d’hommes consentants et des cités en conformité avec les lois, alors que la tyrannie est le gouvernement d’hommes contraints et en violation des lois, selon le bon vouloir de celui qui détient le pouvoir », disait Socrate17. Les Anciens ont inventorié les effets de la tyrannie : « Rien pour l’État n’est plus dangereux qu’un tyran. D’abord, avec lui les lois ne sont pas les mêmes pour tous. Un seul homme gouverne, qui s’empare du droit comme d’un instrument, et c’en est fini de l’égalité », avertit Euripide18. Platon attire l’attention sur la sélection négative à laquelle se livre le tyran, un homme qui « tout impuissant qu’il est à se maîtriser lui-même, entreprend de gouverner les autres19 » en éliminant « ceux qui ont du courage, de la grandeur d’âme, de la prudence, de la fortune ». Le tyran fait le contraire des médecins « qui ôtent du corps ce qu’il y a de mauvais et y laissent ce qu’il y a de bon20 ». Le tyran, c’est aussi la ruine : il « ne cesse de susciter des guerres, pour que le peuple ait besoin d’un chef et… pour que les citoyens appauvris par les impôts soient forcés de s’appliquer à leurs besoins journaliers et conspirent moins contre lui21 ». Poutine l’a compris sans lire Platon.
Aristote n’est pas moins actuel aujourd’hui. Il abhorre la tyrannie parce qu’« elle possède à la fois les vices de la démocratie et ceux de l’oligarchie ; d’une part, elle tient que la seule fin c’est la richesse (car c’est par l’argent seul que le tyran peut à la fois maintenir sa garde et continuer sa vie de jouissance) et que le peuple ne mérite aucune confiance (sentiment qui explique les mesures prises contre le bas peuple…) ; d’autre part, à la démocratie la tyrannie emprunte la guerre aux notables et leur anéantissement, opéré soit en secret soit ouvertement22… » Pour Aristote, la tyrannie extrême est « le gouvernement où un seul homme exerce un pouvoir irresponsable sur tous les citoyens indifféremment… et n’a en vue que son propre intérêt et non celui de ses sujets. Aussi un pareil pouvoir est-il de pure violence, car aucun homme libre ne supporte sans protester une autorité de ce genre23 ». Ainsi « vouloir le règne de la loi, c’est, semble-t-il, vouloir le règne exclusif de Dieu et de la raison ; vouloir le règne d’un homme, c’est vouloir en même temps celui d’une bête sauvage car l’appétit irrationnel a bien ce caractère bestial, et la passion fausse l’esprit des dirigeants… De là vient que la loi est une raison libre de désir24 ». Pour Aristote, un des symptômes de la corruption d’une démocratie et de son évolution vers la tyrannie est la prolifération des décrets, un « état de choses dû à l’action des démagogues » : « Une organisation dans laquelle tout est réglé à coup de décrets n’est pas même une démocratie à proprement parler, puisqu’un décret ne peut jamais avoir une portée générale25. » Les quelque 160 executive orders que Trump a fait pleuvoir depuis son retour au pouvoir confirment cette observation d’Aristote. À Washington, on ferait bien aussi de méditer ces avertissements du philosophe : « Ceux qui portent des accusations contre les magistrats prétendent que c’est au peuple qu’il appartient d’en juger, et ce dernier répond avec empressement à cette invitation, ce qui entraîne la ruine de toute autorité26. » Et celui-ci, concernant la manière dont les tyrannies périssent « par l’action d’une cause interne, quand ceux qui se partagent le pouvoir sont divisés en factions rivales […]. Il y a deux principales causes qui poussent les hommes à se soulever contre les tyrans, la haine et le mépris. La première de ces causes, la haine, s’attache toujours aux tyrans, mais c’est le mépris dont ils sont l’objet qui en bien des cas provoque leur chute27. »
Après les règnes sanglants de Tibère, Caligula, Néron et Domitien, les Romains ont réfléchi à ce qui rendait la tyrannie possible. Tacite fustige la passivité et la lâcheté des élites romaines : « À Rome, tous se ruaient dans la servitude, consuls, sénateurs, chevaliers. Plus était grande la splendeur des rangs, plus ils étaient faux et empressés28. » Comment ne pas penser au sénat américain d’aujourd’hui quand on lit ceci : « Quant au sénat, il s’inquiétait peu si le nom romain était déshonoré aux extrémités de l’empire. La peur des maux domestiques préoccupait les esprits, et l’on y cherchait un remède dans l’adulation29. » Les acclamations de l’empereur Othon par le peuple suscitent ce commentaire désabusé de Tacite : « Et ce n’était ni crainte ni amour : une émulation de servitude éveillait, comme dans les troupes d’esclaves, toutes les bassesses privées ; pour l’honneur public, on n’y songeait plus30. » Et cette constatation : « Beaucoup de citoyens exerçaient la malignité de leur esprit dans des écrits d’autant plus insolents qu’ils étaient anonymes31. »
Les Romains ont finement analysé les conséquences de la servitude. L’abêtissement, y compris des élites, noté par Pline le Jeune : « La servitude des années antérieures a donné un coup d’arrêt à toute activité intellectuelle. À son retour la liberté nous a trouvés grossiers et ignorants […]. Notre intelligence est restée durablement affaiblie, brisée, meurtrie32. » Le déclin du patriotisme, relevé par Tacite, au point que l’on se réjouit des revers militaires de Rome : « Beaucoup de mécontents, en haine d’un régime dont ils désiraient la fin, se réjouissaient de leurs propres périls33… » Pline évoque le délitement de l’armée romaine sous la tyrannie : « Toute initiative était suspecte, le plus sûr était de se tenir tranquille ; les chefs n’avaient aucune autorité, les soldats ne respectaient rien, personne ne commandait, personne n’obéissait, tout était confus, désorganisé, et même sens dessus dessous34… » L’historien Dion Cassius observe que la tyrannie appauvrit l’État car sous ce régime « personne ne veut paraître rien savoir, posséder aucun bien, parce que ces avantages, la plupart du temps, attirent l’inimitié de quiconque a le pouvoir, et que chacun, réglant sa conduite sur les mœurs du maître, court après toute faveur dont il espère, s’il l’obtient du prince, tirer sans danger quelque profit. Aussi la plupart n’ont-ils de zèle que pour leurs intérêts personnels, et haïssent-ils tous les autres35… »
Enfin, les Romains ont médité sur les moyens de se préserver intellectuellement et moralement en régime tyrannique. Dans son traité De la tranquillité de l’âme, Sénèque enseigne les mille manières de résister au despotisme. On croit entendre Soljénitsyne en lisant ces lignes : « Voilà ton rôle : que la Fortune t’éloigne des premiers postes de l’État, reste debout et assiste-nous de ta voix ; si l’on étouffe ton cri dans ta gorge, reste debout encore, assiste-nous de ton silence. Rien de ce que fait un bon citoyen n’est perdu : sa façon d’écouter, ses regards, son visage, son geste, son opposition muette, sa démarche même sont utiles. […] Soit que la vertu ait libre carrière et jouisse de ses droits, soit qu’elle n’ait qu’un accès précaire et replie forcément sa voile ; inactive, silencieuse et circonscrite, ou brillant au grand jour, en quelque état qu’elle soit, elle sert l’humanité. » Même dans les petites choses on peut se rendre utile : « Ainsi, selon que le permettent les circonstances politiques ou notre destin personnel, il faut étendre ou resserrer notre sphère d’action, mais agir en toute occurrence sans que la crainte nous retienne engourdis. » Refuser de baisser les bras, même s’il « est des instants où une sorte d’horreur pour le genre humain nous saisit, à la rencontre de tant de crimes heureux, en voyant combien la simplicité de cœur est rare ; l’innocence peu connue ; la bonne foi, si elle ne profite, presque nulle part ; les gains de la débauche non moins odieux que ses profusions ; la vanité, pressée de franchir ses bornes naturelles jusqu’à vouloir briller par l’infamie. La pensée se perd dans cette nuit ; et de l’écroulement pour ainsi dire des vertus qu’il n’est ni permis d’espérer chez les autres, ni utile de posséder, il ne surgit plus que ténèbres. »
Les facteurs de corruption des régimes politiques
Socrate et Platon, instruits par la défaite athénienne lors de la guerre du Péloponnèse, ont pris conscience des dangers de l’approche nihiliste du droit qui avait incité les Athéniens à se croire tout permis lorsqu’ils se trouvaient au faîte de leur puissance. Platon met ces dangereuses doctrines dans la bouche de jeunes gens fourvoyés pour avoir trop fréquenté les sophistes : pour le Calliclès du Gorgias, l’homme doit suivre ses passions car toute loi morale, toute norme juridique est une limitation injuste et contre nature de la liberté humaine. « Les lois sont faites pour les faibles et par le grand nombre. Pour […] effrayer les plus forts, ceux qui sont capables d’avoir l’avantage sur eux, pour les empêcher de l’obtenir, ils disent qu’il est honteux et injuste d’ambitionner plus que sa part et que c’est en cela que consiste l’injustice, à vouloir posséder plus que les autres […]. Mais je vois que la nature elle-même proclame qu’il est juste que le meilleur ait plus que le pire et le plus puissant que le plus faible36. » À l’inverse, le maître de rhétorique Thrasymaque proclame que ce sont les forts qui imposent leur loi aux faibles37. Pour lui, seul existe le droit du plus fort : « Le juste n’est rien d’autre que l’intérêt du plus fort… C’est l’intérêt du gouvernement en place38. » Obéir à la justice, c’est aller contre son intérêt : « L’injustice est plus profitable que la justice39. » Les idéologues de la Silicon Valley défendent des thèses similaires. Socrate les as réfutées en arguant que les hommes injustes sont divisés par des dissensions et des haines ; que par conséquent une société qui adopte ces doctrines est condamnée à la paralysie : « Ceux qui sont totalement dépravés et absolument injustes sont incapables d’agir » car « l’injustice fait naître […] l’impuissance de rien entreprendre en commun40. » Platon affirme avec force dans sa dernière œuvre : « Sans lois, les hommes se conduiront nécessairement comme les plus dangereux des fauves41. » Nous le voyons déjà en Russie.
De même, la notion de vérité est remise à l’honneur après la mode du relativisme lancée par les sophistes. L’historien Thucydide dénonce « la négligence que l’on apporte en général à rechercher la vérité, à laquelle on préfère des idées toutes faites42. » Si l’homme ne veut pas être emporté par des forces qui le dépassent, il a un devoir de lucidité, nous explique Thucydide. L’analyse rationnelle des faits est nécessaire « si l’on veut voir clair dans les événements passés et dans ceux qui, à l’avenir, en vertu du caractère humain qui est le leur, présenteront des similitudes ou des analogies43 ». Les adeptes de la post-vérité russes et américains feraient bien de lire Platon, où ils trouveraient une critique profonde de l’immoralisme et du relativisme des sophistes. « C’est l’idée du bien qui communique la vérité aux objets connaissables et à l’esprit la faculté de connaître44 », dit Platon. Les sophistes se targuaient de pouvoir démontrer une chose et son contraire. Platon leur reproche de se soucier fort peu de ce que leur art de persuader fût mis au service de causes mauvaises.
Les Anciens sont très conscients de la menace que fait peser la soif de richesses sur l’ordre politique. Platon pense que l’amour de l’argent, la passion d’acquérir sont destructeurs de toute société. « L’honnêteté soumet la partie bestiale de notre nature à la partie humaine, ou pour mieux dire, à la partie divine, la malhonnêteté asservit la partie douce à la partie sauvage45. » Pour Aristote, « l’avidité des hommes est insatiable : […] et quoique la nature de la cupidité soit précisément de n’avoir point de limites, la plupart des hommes ne vivent que pour l’assouvir. Il vaut donc mieux remonter au principe de ces dérèglements ; au lieu de niveler les fortunes, il faut si bien faire que les hommes modérés par tempérament ne veuillent pas s’enrichir, et que les méchants ne le puissent point ; et le vrai moyen, c’est de mettre ceux-ci par leur minorité hors d’état d’être nuisibles, sans pour autant les traiter injustement46. » Nombre d’auteurs romains ont dénoncé l’effet corrosif de l’expansion impériale de Rome sur les institutions de la République, en montrant comment le pillage des royaumes conquis entraîne la dégradation des mœurs : « C’était comme une épidémie de cupidité qui avait envahi les âmes47. »
La fin du politique
La fréquentation des Anciens peut vacciner contre l’ivresse de haine épanchée par les réseaux sociaux. Dans l’oraison funèbre des premiers morts de la guerre du Péloponnèse que Thucydide met dans la bouche de Périclès, l’orateur fait l’éloge d’Athènes en mettant l’accent sur une notion fondamentale dans la Grèce antique, celle de philia, d’amitié ou de bienveillance mutuelle : « Nous pratiquons la liberté, non seulement dans notre conduite d’ordre politique, mais pour tout ce qui est suspicion réciproque dans la vie quotidienne : nous n’avons pas de colère envers notre prochain, s’il agit à sa fantaisie, et nous ne recourons pas à des vexations, qui, même sans causer de dommage, se présentent au dehors comme blessantes48. » Pour le Périclès de Thucydide comme pour le rhéteur Isocrate, la grandeur d’Athènes est indissociable de sa générosité à communiquer son savoir aux autres peuples : « Notre ville, aussi aimée des dieux qu’elle était amie des hommes, et maîtresse de si grands biens, au lieu d’en envier la connaissance aux autres peuples, les a tous admis à y prendre part49. »
Pour Aristote aussi, la vie en commun repose sur l’attirance mutuelle et la bienveillance réciproque, sur une quête commune du bien : « Les différentes formes de sociabilité sont l’œuvre de l’amitié, car le choix délibéré de vivre ensemble n’est autre chose que de l’amitié […]. Nous devons poser en principe que la communauté politique existe en vue de l’accomplissement du bien, et non pas seulement en vue de la vie en société50. » C’est par ce fondement éthique que la société des hommes diffère des colonies animales: « Il n’y a qu’une chose qui soit propre aux hommes par rapport aux autres animaux : le fait que seuls ils aient la perception du bien, du mal, du juste, de l’injuste… Or avoir de telles notions en commun c’est ce qui fait une famille et une cité51. »
Dans De amicitia, une réflexion sur le lien social, Cicéron prolonge les réflexions d’Aristote sur la philia, tout en avertissant contre les dangers de l’esprit de clan : « Car beaucoup de gens s’étudieront à faire le mal, et peu à le prévenir. » L’amitié apporte le meilleur ou le pire, selon la vertu de ceux qui la pratiquent. Car la vertu ne peut atteindre, seule, la perfection, elle n’y parvient que si elle s’associe à autrui52. La vraie amitié ne s’inspire pas de considérations utilitaires, elle n’est pas motivée par la recherche des avantages qui se tirent de l’ami. Elle repose sur une profonde affinité et « n’est autre chose que le parfait accord de deux âmes sur les choses divines et humaines, avec une bienveillance et une affection mutuelles ». « Ce qui peut donner surtout une idée de la force de l’amitié, c’est que, dans cette immense société du genre humain, formée par la nature, l’amitié restreint et resserre de telle sorte le cercle de nos sentiments, et cette affection qui nous fut donnée pour l’universalité des hommes, qu’elle la concentre dans deux amis, ou dans un très petit nombre d’amis. » Elle « ne peut exister qu’entre les honnêtes gens […], ceux qui ne montrent que bonne foi, intégrité, justice, générosité, sans mélange de cupidité, de passions honteuses ou violentes, […] parce qu’ils suivent, autant que le peuvent les hommes, la meilleure règle pour bien vivre, la nature. » L’amitié fondée sur la recherche commune du bien est utile à la république car elle répand « la bienveillance mutuelle, sur les fondements de la probité », alors que la solidarité des réseaux clientélistes peut jouer un rôle subversif et pousser dans l’engrenage de la guerre civile en incitant même des honnêtes gens à tremper dans des entreprises criminelles.
L’apport essentiel de la civilisation européenne : l’universalisme
L’idée était dans l’air dès le Ve s. av J.-C. Le sophiste Antiphon affirmait l’unité du genre humain : « Par nature nous sommes en tout point semblables, aussi bien barbares que grecs53. » Zénon de Citium, le fondateur du stoïcisme, recommandait de « considérer tous les hommes comme des compatriotes et des concitoyens […] vivant sous une loi commune54 ». Cette perception repose sur une métaphysique. Pour les stoïciens, une Providence bienveillante est sans cesse à l’œuvre dans le cosmos, où tout est lié car le monde est ordonné par la raison55. Le stoïcisme insère l’homme dans une nature imprégnée par un Logos organisateur que l’homme partage avec elle, accédant à l’universel. La raison, la capacité d’apprendre, l’aptitude à la vertu sont données à tous les hommes du fait qu’ils sont des êtres raisonnables. La loi naturelle et la loi morale sont l’expression d’une même raison. Au lieu d’un droit particulier à chaque nation, les stoïciens ont pensé un droit cosmique et naturel, reposant sur l’affinité des hommes et des dieux, qui communient dans la même raison. En vertu de ce droit naturel, chacun doit être traité avec bienveillance. Marc Aurèle se réclame « d’un état juridique fondé sur l’égalité des droits, donnant à tous un droit égal à la parole, et d’une royauté qui respecterait avant tout la liberté des sujets56 ». Pour les stoïciens, les vertus principales sont la prudence, la justice, le courage et la tempérance. Dans la vision stoïcienne, les passions « n’affaiblissent pas la raison, mais naissent d’une raison affaiblie57 ». Cette conception de la passion laissera une empreinte durable dans la culture occidentale. On la retrouve chez Cicéron pour lequel la passion est « un mouvement de l’âme déraisonnable et contre-nature58 ».
Le stoïcisme fut la philosophie de l’empire romain au Ier et IIe s. de notre ère. Auguste s’en inspira (Corneille a perçu cette influence stoïcienne lorsqu’il lui prête ce propos dans Cinna : « Je suis maître de moi comme de l’univers ». Les Pensées de Marc Aurèle en sont imprégnées : « Ta seule joie, ton seul repos : passer d’une action accomplie au service de la communauté à une autre action accomplie au service de la communauté, accompagnée du souvenir de Dieu59. » « Ma cité et ma patrie, en tant qu’Antonin, c’est Rome ; en tant qu’homme, l’univers. En conséquence, les choses utiles à ces deux cités sont pour moi les seuls biens60. »
Ce fut aussi la philosophie des dissidents de l’empire, comme Sénèque. Le sage n’a pas seulement la ressource de l’émigration intérieure, il peut trouver refuge en esprit dans le vaste monde : « Quand nous avons donné au sage une république digne de lui, c’est-à-dire l’univers, il ne demeure pas isolé de la vie publique, même s’il en est retiré61. » Dans La tranquillité de l’âme, Sénèque écrit : « Aussi est-ce une des grandes vues du stoïcisme de ne point nous emprisonner dans l’enceinte d’une seule ville, de nous mettre en rapport avec le monde entier ; et si nous adoptons pour patrie l’univers, ce n’est qu’afin d’ouvrir un champ plus vaste à la vertu. » Paradoxalement, le retrait dans la vie intérieure, la quête d’une autarcie de l’âme aiguisent la conscience consolante de l’universel.
L’idéal de l’« honnête homme »
Le rhéteur Isocrate cherche à réhabiliter l’éloquence rendue suspecte par Platon, en démontrant qu’elle n’est nullement incompatible avec la recherche du vrai et du bien en politique : « Les gens qui font de la politique […] doivent choisir les actions les plus utiles et les meilleures et les discours les plus vrais et les plus justes, et, qui plus est, sont tenus à se montrer polis et pleins d’humanité, tant en paroles qu’en actes ; car ceux qui négligent ces choses-là deviennent pénibles et lourds pour leurs concitoyens62. » Le modèle esquissé par Isocrate de l’orateur formé par une éducation humaniste va être repris par Cicéron et imprégner durablement la culture européenne. Cicéron voit dans l’éloquence « un instrument de la paix civique », les effets oratoires devant favoriser « l’avènement de la raison63 ». Sentant les dangers pour la république romaine de la démobilisation croissante des citoyens à cause du dégoût que leur inspire l’engagement dans les affaires publiques, Cicéron entreprend dans De Republica de justifier cet engagement. Le citoyen doit s’impliquer dans la vie de l’État, martèle Cicéron : « N’écoutons point ces efféminés qui sonnent la retraite » sous prétexte que « les affaires publiques sont envahies par des hommes indignes, à la société desquels il serait honteux de se trouver mêlé, avec qui il serait triste et dangereux de lutter, surtout quand les passions populaires sont en jeu ; c’est donc une folie que de vouloir gouverner les hommes, puisqu’on ne peut dompter les emportements aveugles et terribles de la multitude ; et c’est se dégrader que de descendre dans l’arène avec des adversaires sortis de la fange, qui n’ont pour toutes armes que les injures, et tout cet arsenal d’outrages qu’un sage ne doit pas supporter ». Face à ce défaitisme, Cicéron veut à réhabiliter « l’art de la politique, qui nous rend utiles à notre pays ».
Au moment où César s’impose, Cicéron se demande quelle attitude adopter face au tyran, « un des problèmes les plus ardus de la politique » et « qui touche particulièrement un honnête homme » (3 avril -49). « Doit-on rester dans sa patrie quand elle est sous le joug du tyran ? Faut-il poursuivre par n’importe quel moyen la destruction de la tyrannie, dût la cité risquer le tout pour le tout dans une telle entreprise ? […] Celui qui n’approuve pas qu’on détruise la tyrannie par la guerre, doit-il cependant s’enrôler avec le bon parti ? » Le choix de la neutralité peut-il se justifier d’un point de vue moral ? « Est-il d’un bon citoyen, écrit-il, de se tenir à l’écart de sa patrie asservie et de ne pas bouger64 ? » Et puis, il y a la tentation de compter sur le temps pour résoudre le dilemme. Après tout, les tyrans ont une propension à se détruire eux-mêmes : « À mes yeux il est impossible que ce personnage puisse se maintenir sans s’effondrer spontanément, quand bien même nous resterions inertes65… »
Cicéron rédige De officiis en octobre 44 av. J.-C., peu avant son assassinat par les sbires d’Antoine. Dans ce texte ultime qui a eu un impact immense sur la civilisation européenne, Cicéron développe sa réflexion sur les causes des guerres civiles, du glissement de Rome dans la tyrannie et sur les principes qui doivent servir de fondement à la république restaurée qu’il espère toujours. Plus encore que dans le De republica, il voit dans la passivité des citoyens la disposition d’esprit qui fait le lit du despotisme, et donc un grand danger pour le salut de la république : « On peut être injuste de deux manières : ou en faisant soi-même du mal à autrui, ou en laissant faire celui que l’on peut empêcher. » Ceux qui restent les bras croisés devant l’injustice sont aussi responsables des dérives de la cité : « Souvent les hommes négligent de défendre leurs semblables en péril ; c’est un devoir que plusieurs causes leur font trahir. Tantôt ils craignent de s’attirer des ennemis, de prendre trop de peines, d’aventurer leur argent ; tantôt la négligence, la paresse, l’inertie, ou encore les préoccupations de leur esprit et leurs travaux, les retiennent, et les forcent à abandonner ceux dont ils devraient être les protecteurs. »
Comment sauver la République ? Par l’union des « hommes de bien », répond Cicéron. Ceux-ci doivent avant tout se conformer à l’honestum ainsi défini : « L’ honestum dans les actions dérive de quatre sources, dont l’une est la connaissance du vrai, l’autre le maintien de la société humaine, la troisième la grandeur d’âme, et la quatrième la modération. »
Cicéron revient à l’idée de la primauté du bien public : « Il est un principe qui doit être commun à nous tous, c’est que l’utilité publique et l’utilité particulière sont une seule et même chose. Que chacun tire à soi, et la société humaine se trouve détruite. Si la nature prescrit à l’homme de faire du bien à son semblable, quel qu’il soit, par cette seule raison qu’il est homme, il s’ensuit qu’il n’y a rien d’utile en particulier que ce qui l’est aussi en général. […] La loi naturelle nous défend de nuire à autrui. » Cet honestum s’applique à l’ensemble du genre humain : « Il y en a d’autres qui conviennent qu’il faut respecter les droits des citoyens, mais qui n’en reconnaissent aucun chez les étrangers ; ceux-là détruisent cette autre association générale qui comprend tout le genre humain et dont la ruine détruit tout ce qu’on appelle bonté, humanité, justice, libéralité. » On voit s’esquisser l’idéal de « l’honnête homme » qui règne en Europe jusqu’au XVIIIe s.
Le christianisme
Poutiniens et trumpistes clament à l’envi que les Européens ont trahi le christianisme, et qu’eux seuls sont de vrais chrétiens. « Trump a été envoyé par Dieu pour gouverner ce pays », proclame M. Lahmeyer, fondateur du groupe Pastors4Trump (Pasteurs pour Trump). « Dieu m’a sauvé pour que je rende sa grandeur à l’Amérique », renchérit Trump avec sa modestie habituelle. Aux États-Unis et en Russie on assiste à une nationalisation du christianisme, alors qu’il est écrit dans la Bible : « Il n’y a plus ni Juif ni Grec, il n’y a plus ni esclave ni libre, il n’y a plus ni homme ni femme ; car tous vous êtes un en Jésus-Christ. » Les prétendus orthodoxes russes oublient la prédication de Jean Chrysostome (349-407), évêque de Constantinople : « […] Le fidèle n’appartient à aucune cité de la terre mais à la Jérusalem céleste. L’apôtre l’a dit : notre mère, c’est la libre Jérusalem d’en-haut66. » Le christianisme partisan des MAGA ou de l’Église orthodoxe russe arboré comme le maillot d’un supporter de foot est en réalité un signal de ralliement de la meute, une invitation à haïr ceux qui ne font pas partie du groupe. Tous les jours, les propagandistes russes accusent les Européens d’être des « satanistes », la guerre contre l’Ukraine est présentée comme une « guerre sainte » contre le « mal absolu », l’Occident. L’idée de « l’orthodoxie atomique » a été popularisée en Russie dès 2007. Les armes nucléaires sont présentées comme un moyen de dissuasion contre la « satanocratie » occidentale. L’« orthodoxie atomique » prétend créer les conditions nécessaires à l’« avènement du Saint-Esprit » sur le territoire russe, notamment la « défense contre les démons » et les possédés. Depuis 2021, l’Église orthodoxe russe est invitée à bénir « les soldats et leurs armes ». Le bolchévisme avait fait de la Russie un État idolâtre. Le poutinisme a ramené la Russie à sa double hérésie, l’idolâtrie et le manichéisme. À cela s’ajoute le péché d’orgueil : les dirigeants russes n’ont à la bouche que la « Sainte Russie ». Imagine-t-on qu’on se gargarise chez nous de la « Sainte France » ?
Ainsi le régime poutino-trumpiste agit systématiquement à l’inverse des recommandations des sages de l’Antiquité qui ont façonné la conscience européenne. Il porte au pouvoir des brutes sanguinaires ou des mufles incultes, des flatteurs, des incapables et des corrompus. Il ignore l’éthique et le souci du bien commun. Il prospère dans le mensonge et la trahison. Il détruit la classe moyenne, obstacle à la dictature. Il sème la haine et la zizanie, atomise les citoyens. Il souille les âmes par sa vulgarité, ses mensonges et sa malveillance de tous les instants. Certes les Européens n’ont pour la plupart qu’une idée très vague des philosophies qui ont fait mûrir leurs institutions et façonné leur conscience, mais l’influence de cet héritage se fait encore sentir, dans notre tradition humaniste, notre attachement à la liberté et à la vérité, à l’objectivité scientifique, à l’universalisme. Les Européens n’ont par conséquent pas de leçons à recevoir de la part de régimes en guerre avec la morale, l’intelligence et tout ce qui fait l’humanité.
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Études de lettres classiques, a séjourné 4 ans en URSS en 1973-8, agrégée de russe, a enseigné l'histoire de l'URSS et les relations internationales à Paris Sorbonne.
Notes
- Thucydide, La Guerre du Péloponnèse, II, 65.
- Lois, IX, 875c.
- Politique, 1, 2.
- V. Lucien Jerphagnon, Les armes et les mots, Robert Laffont, 2012, p. 425.
- République, IX, 585c.
- Euripide, Les Suppliantes, 417-420.
- Cité in : Jacqueline de Romilly, La loi dans la pensée grecque, Les Belles Lettres, 2002, p.193-4.
- Protagoras, 345b.
- Aristophane, Les Cavaliers, 180-2, 191-4, 217-9.
- Aristophane, Les Guêpes, 490-2.
- Le Politique, 303a.
- Comprendre « mode d’organisation politique ».
- Isocrate, Aréopagitique, 70.
- Platon, République, IX, 585b.
- Politique, IV, 12.
- Suppliantes, 238-245.
- Xénophon, Mémorables, IV, 6.12.
- Les Suppliantes, 429-432.
- République, IX, 579b.
- République, VIII, 567c.
- République, VIII, 567a.
- Politique, V, 10.
- Politique, IV, 10.
- Politique, III, 16.
- Politique, IV, 4.
- Politique, IV, 4.
- Politique, V, 10.
- Tacite, Annales, I, 7.
- Tacite, Annales, IV, 74.
- Tacite, Histoires, I, 90.
- Tacite, Annales, V, 4.
- Pline, Lettres, Livre VIII, 14.
- Tacite, Annales, III, 44.
- Pline, Lettres, Livre VIII, 14.
- Dion Cassius, Livre LII, 37.
- Gorgias, 483b-e.
- V. Jacqueline de Romilly, Les grands sophistes dans l’Athènes de Périclès, Editions de Fallois, 1988, p. 166.
- Platon, République, I, 338c, 339a.
- République, I, 344a.
- République, I, 351e, 352c.
- Lois, IX, 874c.
- Thucydide, La Guerre du Péloponnèse, t. 1, Les Belles Lettres 2009, p. 33.
- Thucydide, La Guerre du Péloponnèse, t. 1, Les Belles Lettres 2009, p. 35.
- République, VI, 508e.
- République, IX, 589d.
- Politique, II, 7.
- Salluste, Guerre de Jugurtha, XXXII, 3.
- Thucydide, La Guerre du Péloponnèse, II, 37.
- Isocrate, Panégyrique, 29.
- Politique, III, 9.
- Éthique à Nicomaque, IX, 1253.
- Leovant-Cirefice Véronique. « L’influence d’Atticus sur le De Amicitia. » In : Vita Latina, N°180, 2009. pp. 90-97.
- Cité in : Geneviève Rodis-Lewis, Épicure et son école, Gallimard, 1975, p. 361.
- Cité in : Robert Muller, Les Stoïciens, Vrin, p. 251.
- V. André Bridoux, Le stoïcisme et son influence, Vrin 1966, p. 140.
- Pensées, I, 14.
- Paul Veyne, Une insolite curiosité, Robert Laffont, 2020, p. 534-9.
- Jean Baptiste Gourinat, Le stoïcisme, PUF, 2017, p. 53.
- Pierre Hadot, Introduction aux « Pensées » de Marc Aurèle, Le Livre de Poche, 2005, p. 223.
- Pensées, VI, 64.
- Lettres à Lucilius, VII, 68, 2.
- Antidosis
- Lucien Jerphagnon, Les armes et les mots, Robert Laffont, 2012, p. 98.
- V. Paul Jal, « La guerre civile à Rome (de Sylla à Vespasien), facteur de vie morale ? », Bulletin de l’Association Guillaume Budé, Année 1962 , LH-21 p. 405.
- Cicéron, Correspondance, t. VI, Les Belles Lettres, 2002, p. 72-3.
- Cité in : Hornus Jean-Michel. « Étude sur la pensée politique de Tertullien », Revue d’histoire et de philosophie religieuses, n°1, 1958. p. 37.