Jean-Sylvestre Mongrenier livre une analyse géopolitique des cent ans de relations turbulentes entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan et de l’implication de la Russie dans ce conflit. Pour lui, il faut soutenir les aspirations démocratiques et européennes de la Géorgie, qui devrait devenir le pivot géographique d’une grande politique occidentale dans le Caucase du Sud face à la Russie actuellement affaiblie. Car l’affrontement entre la Russie et l’Occident se mène non seulement en Ukraine, mais dans la totalité de l’espace postsoviétique, du Caucase à l’Asie centrale.
Il est entendu que seule une lourde défaite de Vladimir Poutine en Ukraine et le choc politique consécutif pourraient altérer le « système russe » et, pendant un certain temps du moins, déterminer une autre orientation géopolitique. C’est ce qu’enseigne l’histoire de la Russie et de ses cycles de puissance. Il serait cependant erroné de s’installer dans le temps de la finalité accomplie : cette guerre n’est pas achevée et la menace russe multiforme qui pèse sur l’Europe constitue un élément durable du paysage géopolitique. Aussi une grande stratégie occidentale devra-t-elle comprendre un volet diplomatique visant à modifier le rapport global des forces. À l’échelle continentale, l’idée directrice sera d’exploiter l’affaiblissement de la Russie, pour remettre en cause sa domination vacillante sur l’Eurasie postsoviétique. Notamment dans le Caucase du Sud, cette région aux confins orientaux de l’Europe où le Kremlin joue les courtiers malhonnêtes entre Arméniens et Azerbaïdjanais.
Au cœur du conflit entre les deux républiques caucasiennes d’Arménie et d’Azerbaïdjan se trouve le Haut-Karabakh (le « jardin noir », en turc), Artsakh en langue arménienne, une région de moyenne montagne du Caucase du Sud (4 400 km2 ; 145 000 habitants). Peuplée à 78 % d’Arméniens, cette région autonome d’Azerbaïdjan passa sous le contrôle politique et militaire de l’Arménie lorsque l’URSS se disloqua, à l’issue d’un conflit armé et d’opérations de nettoyage ethnique (1988-1994). Historiquement ballotté entre les empires, le khanat du Karabakh fut ôté par la Russie tsariste à l’Empire perse des Séfévides à la suite du traité de Goulistan (1813). La plaine du Haut-Karabakh était déjà peuplée d’Arméniens chrétiens et d’Azéris musulmans, mais le nombre des premiers s’accrut avec la mise en valeur de l’espace. En 1918, la région fut déjà l’objet d’un conflit armé entre les deux populations, ce conflit menant entre autres facteurs à l’éclatement de la Transcaucasie indépendante en trois États : la Géorgie, l’Arménie et l’Azerbaïdjan.
Le conflit du Haut-Karabakh
Après que les bolcheviks prirent le contrôle de l’ensemble du Caucase, le Haut-Karabakh — bien que majoritairement peuplé d’Arméniens — fut attribué à la République d’Azerbaïdjan, en 1921, ainsi que le Nakhitchevan, une enclave peuplée d’Azéris, située entre l’Arménie et l’Iran. Un choix dans la droite ligne de la politique des nationalités de Staline. Du moins le Haut-Karabakh bénéficiait-il d’un statut de région autonome au sein de la République fédérative d’Azerbaïdjan. Pendant la période soviétique, les modalités et le degré d’autonomie de cette région furent l’objet de conflits récurrents entre Arméniens et Azerbaïdjanais. Sous Mikhaïl Gorbatchev enfin, la Perestroïka conduite au milieu des années 1980 encouragea l’expression des revendications nationalitaires, le soviet du Haut-Karabakh demandant son rattachement à l’Arménie. Les tensions s’aggravèrent, avec des pogroms et des expulsions de population de part et d’autre, et la région fut alors placée par Moscou sous statut spécial, ce qui correspondait à une reprise en main du pouvoir central. Le déploiement de forces de sécurité ne put cependant empêcher le conflit de dégénérer.
C’est en 1991, avec le retrait des troupes soviétiques, que le conflit se transforme en une véritable guerre entre deux États nouvellement indépendants. Bénéficiant de divers soutiens, en Russie et dans la diaspora, les forces arméniennes s’emparent de la région et du corridor de Latchine — il assure la jonction entre l’Arménie et le Haut-Karabakh —, ainsi que de tous les districts azerbaïdjanais entre le Haut-Karabakh d’une part, l’Arménie et l’Iran d’autre part (environ 7 000 km2). Au total, Bakou perd le contrôle de 20 % du territoire azerbaïdjanais. Le Haut-Karabakh est érigé en république indépendante (« Artsakh »). Celle-ci n’est pas officiellement reconnue par Erevan, mais son territoire est intégré dans nombre de représentations cartographiques officielles du territoire arménien. Signé sous l’égide de l’OSCE (Organisation de sécurité et de coopération en Europe), le cessez-le-feu du 16 mai 1994 gèle ce conflit. Coprésidé par la France, les États-Unis et la Russie, le groupe de Minsk est alors chargé de trouver une solution diplomatique. La communauté internationale oscille en fait entre deux principes contradictoires : le droit à l’autodétermination, invoqué par les Arméniens ; l’intangibilité des frontières et l’intégrité territoriale, mises en avant par les Azerbaïdjanais. Cette situation prévaudra jusqu’à l’automne 2020, la guerre des Quarante-Quatre Jours modifiant en profondeur la situation stratégique et géopolitique.
Victorieuse sur le terrain, l’Arménie est l’objet d’un blocus économique de la part de la Turquie, alliée à l’Azerbaïdjan (« Une nation, deux États »). Les ouvertures diplomatiques entamées à l’automne 2008 — le projet turc de « pacte de sécurité caucasien » et les « protocoles » turco-arméniens — n’aboutissent pas. Alliée à Moscou via des accords bilatéraux et l’OTSC (Organisation du traité de sécurité collective), membre de l’Union eurasienne depuis 2015, l’Arménie n’a pas de frontières communes avec la Russie qui, en raison du refus de Bakou et de Tbilissi de laisser passer des convois militaires, peine à assurer le maintien en condition opérationnelle des 4 000 soldats russes déployés sur le territoire arménien (la base de Gyumri).
À partir des années 1990, le pouvoir azerbaïdjanais utilise la rente pétrolière pour alimenter la croissance du budget militaire, et la situation géopolitique régionale demeure très instable (les matériels achetés sont israéliens, turcs et russes). En témoigne la guerre des Quatre Jours (2-5 avril 2016). Avec le recul, il appert qu’elle fut le signe annonciateur d’une nouvelle guerre particulièrement violente entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, déclenchée le 27 septembre 2020. Avec le soutien militaire de la Turquie (livraison de drones, présence militaire directe et envoi de mercenaires syriens), l’armée azerbaïdjanaise reconquiert alors les districts autour du Haut-Karabakh, soit environ 7 000 km2, coupe le corridor de Latchine et s’empare de la ville de Chouchi, une ville martyre un siècle plus tôt, peu après le génocide arménien (à la suite d’incidents, les troupes azerbaïdjanaises massacrent des milliers de civils arméniens en mars 1920). Les exactions de soldats azerbaïdjanais sèment la terreur dans la population arménienne.
De l’avis de nombreux experts militaires, l’opération conduite par Bakou bénéficie de la bienveillance du Kremlin, Vladimir Poutine entendant administrer une leçon au Premier ministre arménien, Nicolas Pachinian, soucieux de lutter contre la corruption, de démanteler les réseaux d’agents russes et de tourner son pays vers l’Occident. En revanche, le président de l’Azerbaïdjan, Ilham Aliev, a développé d’importants liens énergétiques et financiers avec des cercles de pouvoir qui gravitent autour du Kremlin, liens qui se révèlent précieux pour obtenir la « neutralité » de la Russie (voir les déclarations en sa faveur du patron de Wagner, Evgueni Prigojine). Vu de Moscou, il est cependant essentiel que le conflit ne s’étende pas au territoire arménien proprement dit, une telle extension pouvant théoriquement conduire à une intervention militaire. En effet, l’Arménie est membre de l’OTSC. Dans un tel cas de figure, elle serait en droit d’invoquer la clause de défense mutuelle de cette alliance. Soulignons cependant que ce ne sera pas le cas lors des incursions azerbaïdjanaises de 2021 et 2022. Les frontières extérieures de l’Arménie seront alors violées, sans réaction aucune de l’allié russe, accaparé par sa guerre d’agression en Ukraine.
L’affaiblissement de la Russie au Caucase
Au cours de cette guerre des Quarante-Quatre Jours, une première tentative d’imposer la paix cherche à rappeler la prééminence diplomatique russe dans la région, mais elle échoue. Le 9 septembre 2020, les représentants d’Erevan et de Bakou signent à Moscou un accord de cessez-le-feu qui sanctionne la défaite militaire arménienne. De suite, une « force de paix » russe de 2 000 hommes est déployée dans le Haut-Karabakh, et ce pour une période de cinq ans au moins. Si la Turquie n’a pas été conviée à y participer, elle s’est néanmoins imposée comme acteur régional de premier plan. En janvier 2021, la Russie et la Turquie ont mis en place dans le district d’Agdam un centre conjoint de respect du cessez-le-feu. Ankara et Moscou négocieraient-ils une sorte de condominium caucasien, réplique de ce que les deux capitales ont mis en place en Syrie d’abord (voir le processus d’Astana) puis en Libye, dans le cadre de leur « conflit-coopération » (une sorte d’Entente brutale) ? De surcroît, la possible ouverture d’un couloir de circulation entre l’enclave azerbaïdjanaise du Nakhitchevan et l’Azerbaïdjan, à travers le territoire arménien, permettrait à la Turquie d’accéder directement à la Caspienne et à l’Asie centrale, ce qui renforcerait sa diplomatie dans la région (voir l’Organisation des États turciques, encore trop peu connue). Quant aux États-Unis et à la France, coprésidents du groupe de Minsk, ils sont évincés du règlement provisoire de cette guerre, qui devient non pas un « conflit gelé » (le leitmotiv des docteurs Tout-va-bien), mais une guerre suspendue. Un tel conflit, on ne le sait que trop, n’est jamais qu’une guerre reportée.
De fait, le cessez-le-feu a été rompu plusieurs fois, sur de courtes périodes, en novembre 2021 et en septembre 2022. Cette dernière incursion azerbaïdjanaise en territoire arménien a fait environ 300 morts (210 soldats arméniens et 80 soldats azerbaïdjanais) et elle a généré des flux de réfugiés arméniens (environ 6 000). Précisons que nous ne reprenons pas ici la distinction toute administrative entre « réfugiés » et « déplacés ». Nous parlons de gens qui fuient la guerre, ses horreurs, et cherchent refuge ; peu importe qu’ils aient ou non franchi une frontière internationale. Toujours est-il que ces faits illustrent les difficultés rencontrées par Moscou pour faire régner la paix dans la région et régler de manière durable ce conflit. Surtout, les appels d’Erevan à l’OTSC sont restés lettre morte, malgré le viol des frontières arméniennes, ce qui pose question quant à la validité de cette prétendue « OTAN eurasiatique », centrée sur la Russie, supposée donner une forme géostratégique à l’« étranger proche » que Moscou revendique depuis le début des années 1990.
Inquiété par le regain d’activité des diplomaties américaine et européenne dans le Caucase du Sud, Vladimir Poutine a notamment pointé la jactance du président français, critique de la position russe dans le conflit du Haut-Karabakh, qualifiant les propos d’Emmanuel Macron d’« incorrects » et d’« inacceptables » (Astana, 14 octobre 2022). Ce dernier avait publiquement dénoncé la collusion russo-azerbaïdjanaise dans la guerre des Quarante-Quatre Jours (France 2, 12 octobre 2022). Une évidence que les amis du Kremlin à Paris taisent, préférant mettre en cause la France. Depuis, le président russe a organisé un sommet avec le président azerbaïdjanais, Ilham Aliev, et le Premier ministre arménien, Nicolas Pachinian (Sotchi, 31 octobre 2022) ; une volonté affichée de reprendre la main. D’aucuns parlent alors du retour de la Russie sur la scène caucasienne. Peu leur importe qu’une partie des troupes russes déployées à l’automne 2022 aient depuis gagné les champs de bataille ukrainiens (la « force de paix » russe serait tombée à 1 000 hommes).
Dans la déclaration commune qui clôture le sommet de Sotchi, les protagonistes stipulent qu’ils n’auront plus « recours à la force » et qu’ils travailleront au règlement du conflit, avec pour base et le principe d’« intégrité territoriale », et la « reconnaissance mutuelle de souveraineté ». Malheureusement, on sait ce que valent de telles promesses verbales ; les combats ont depuis repris (voir le duel d’artillerie du 7 novembre dernier), et ce ne sera sans doute pas le dernier épisode armé. Aussi et surtout, il manque à Vladimir Poutine la force, la puissance et la légitimité requises pour imposer au Caucase du Sud une « Pax Russica ». Il faudrait également s’interroger quant aux contrecoups d’une défaite militaire russe en Ukraine (voir le retrait de Kherson), sur l’autre versant du Caucase, au Daghestan et en Tchétchénie, voire dans tout l’« étranger intérieur » russe (Caucase du Nord, Tatarstan, Bachkortostan et quelques « sujets » sibériens).
Évincés lors de la guerre des Quarante-Quatre Jours, avec l’effacement du groupe de Minsk, les États-Unis et la France ne sont pas inactifs sur ce front diplomatique. Au mois de septembre 2022, la présidente de la Chambre des représentants, Nancy Pelosi, se rendait à Erevan pour y marquer « l’engagement ferme des États-Unis envers une Arménie pacifique, prospère et démocratique, et une région du Caucase stable et sûre » (17 septembre 2022). La visite dura trois jours, à un moment particulièrement sensible pour les Arméniens. Peu après, le secrétaire d’État Antony Blinken rencontrait Ararat Mirzoyan et Djeyhoun Baïramov, ses homologues en Arménie et en Azerbaïdjan, en marge de la session plénière de l’Assemblée générale des Nations unies (New York, 19 septembre 2022). Ils se sont depuis réunis à Washington, le 7 novembre dernier, pour approfondir les discussions diplomatiques. On peut penser que la manifestation de puissance des États-Unis dans l’espace postsoviétique, avec un soutien efficace à l’Ukraine, renforce leur poids relatif et accroît leur marge de manœuvre dans la région.
Quant à la France, elle s’inscrit dans un cadre européen pour tenter de revenir, elle aussi, dans le jeu diplomatique. Réuni à Prague, le 6 octobre 2022, le sommet de la Communauté politique européenne fut l’occasion d’organiser, le lendemain, une rencontre quadripartite entre le président français, le président du Conseil européen, Charles Michel, et les dirigeants azerbaïdjanais et arménien. Un nouveau conciliabule sans effet ? Nenni. Décision fut alors prise de dépêcher une mission civile de l’Union européenne à la frontière entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, du côté arménien. Au-delà, l’objectif est de déployer une mission plus large dans le cadre de l’OSCE, ce qui serait une manière d’internationaliser la question et de remettre en cause la domination russe sur le Caucase du Sud. Une politique des petits pas en quelque sorte, non pas une politique de petit bras.
Une incertaine perspective de paix
Il serait certes incongru de penser que le règlement de ce conflit est à portée immédiate, pour peu que les uns et les autres fassent preuve d’un peu de bonne volonté : la guerre n’est pas la conséquence d’un dialogue manqué ! In abstracto, la paix est certes aisée à concevoir. Sur le plan du droit, le Haut-Karabakh relève de la souveraineté de l’Azerbaïdjan, ce que plusieurs résolutions des Nations unies ont signifié en 1993. De fait, personne n’est prêt à reconnaître l’indépendance de ce territoire, moins encore son rattachement à l’Arménie. Au demeurant, le gouvernement arménien s’est bien gardé de le faire, et Nicolas Pachinian serait prêt à une paix fondée sur le renoncement à ce territoire. Ajoutons que son parti est sorti majoritaire des élections législatives de juin 2021, réunissant 54 % des suffrages (la participation électorale était faible). Même si l’opinion publique arménienne veut conserver le Haut-Karabakh, les questions domestiques semblent prévaloir sur cette aspiration.
En contrepartie, les droits et la sécurité des 100 000 Arméniens habitant toujours le Haut-Karabakh devraient être garantis. Bref, un statut à part et une liberté de déplacement entre l’Arménie et le Haut-Karabakh (voir la question du « corridor de Latchine »). Par ailleurs, un couloir de circulation entre l’enclave du Nakhitchevan et les districts occidentaux de l’Azerbaïdjan devrait être ouvert, assurant ainsi l’accès de la Turquie, grand allié de Bakou, à la Caspienne et à l’Asie centrale ; l’ouverture de ce couloir est mentionnée dans la déclaration tripartite du 9 novembre 2020, qui ne contient pas le terme de « corridor ». Un tel système de réciprocité géopolitique permettrait une plus grande intégration régionale, articulée sur un couloir méridional sur le flanc sud de la Russie, à destination des profondeurs de l’Eurasie. Dans une telle perspective, la Turquie serait comparable à une « passerelle eurasienne » entre l’Europe, le Caucase et l’Asie centrale.
Tout cela serait bel et bon, mais repose sur le postulat selon lequel la volonté de puissance, les passions tristes et les ressentiments pourraient se résorber dans la coopération, le multilatéralisme et le monde des affaires. Ces schémas géo-économiques, plus que géopolitiques, avaient précédemment inspiré les politiques occidentales des années 1990-2000, époque où l’on parlait déjà des « nouvelles routes de la soie », et ce bien avant que Xi Jinping ne s’empare du thème, du désenclavement de l’Hinterland eurasiatique, du « Nabucco » (un grand gazoduc Caspienne-Europe), ou encore d’une Organisation de coopération économique de la mer Noire (elle existe, son siège est à Istanbul, mais végète). Certes, il est nécessaire d’être animé par une « grande Idée », une représentation de soi et du monde qui surplombe le projet politique et serve d’aimant à la grande stratégie qui porte ledit projet. Encore cette « Idée » ne doit-elle pas reposer sur une anthropologie mutilée et la négation de l’essence du politique, activité humaine originaire qui répond à une donnée de base (l’hostilité), avec ses présupposés et sa finalité propre.
Dans le cas présent, il serait dangereux de sous-évaluer les intentions d’Ilham Aliev. Au regard du droit international, il est certes difficile de contester les revendications azerbaïdjanaises sur le Haut-Karabakh ou la réalité de l’épuration ethnique lors de la première guerre (1998-1994). Mais, si ce territoire repassait sous le contrôle de Bakou, qu’en serait-il des Arméniens qui le peuplent ? La négociation d’un statut spécial n’est pas la préoccupation première du président azerbaïdjanais, qui entend récupérer le Haut-Karabakh et, outre la réinstallation de ceux qui avaient dû fuir leurs habitations, voudrait repeupler d’Azerbaïdjanais ce territoire. Sans statut spécial et protection effective des Arméniens du Haut-Karabakh, le retour sous la souveraineté de Bakou risquerait de provoquer leur exil. Par ailleurs, le nationalisme azerbaïdjanais, mâtiné de panturquisme, est fermement appuyé par l’islamo-nationalisme de Recep Tayyip Erdogan. En effet, le règlement du conflit et l’avenir de la région dépendront aussi de l’attitude du président turc, qui porte le regard bien au-delà du pré carré anatolien. Quant à la Russie, même diminuée, elle n’a pas renoncé à peser sur le devenir de la région. Ainsi faut-il interpréter la nomination de Ruben Vardanian, riche affairiste proche des cercles de pouvoir russes, à la tête du gouvernement du Haut-Karabakh. S’agirait-il d’utiliser ce territoire comme relais vers l’allié iranien ? Outre l’achat de drones et de missiles à Téhéran, Moscou agite d’idée d’un axe énergétique nord-sud qui lui permettrait d’exporter son pétrole et son gaz vers l’océan Indien, en passant par le Caucase et l’Iran.
Dans ce contexte régional, les diplomaties occidentales ne devraient pas négliger la Géorgie, pays riverain de la mer Noire, Ultima Europa et porte d’entrée dans le Caucase (la Géorgie est la Colchide des Argonautes et de la Toison d’or). Il est d’ailleurs curieux que bien des défenseurs français de l’Arménie, prompts à souligner le caractère chrétien de cette nation, oublient la Géorgie, historiquement influencée par l’Empire byzantin et anciennement chrétienne. Ils ne semblent pas dérangés par le fait que ce pays se soit vu ôter le cinquième de son territoire par la Russie et que des centaines de milliers de Géorgiens aient été victimes d’une épuration ethnique menée à grande échelle. Toujours est-il que la Géorgie devrait être le pivot géographique d’une grande politique occidentale au Caucase du Sud. On objectera que le parti au pouvoir, le « Rêve géorgien », ne montre guère d’empressement, voire qu’il mène une politique crypto-russe, et peut-être les critiques ont-ils raison. Le sort dramatique de Mikheïl Saakachvili, emprisonné par le pouvoir, le laisse penser. L’accueil d’oligarques russes cherchant à se mettre à l’abri des sanctions occidentales pourrait aussi avoir des effets pervers.
Encore faudrait-il comprendre que le peu d’allant de l’OTAN et de l’Union européenne, avec le tandem franco-allemand longuement à la manœuvre, n’incite pas les Géorgiens à prendre des risques. Aurait-on oublié la guerre des Cinq Jours (août 2008), l’irrespect du plan de paix Medvedev-Sarkozy et l’opprobre universel dont l’ancien président géorgien fut la victime ? Comment ce diable d’homme avait-il donc osé riposter aux menées et provocations russes ? s’écriait-on alors. Désormais, la Géorgie est officiellement candidate à l’Union européenne. Cela implique que cette dernière conduise une politique volontaire et déterminée, sans accommodement avec la Russie. Une politique qui refuse que la mer Noire soit placée sous domination russe (ou turco-russe) et qui se déploie dans la totalité du Caucase du Sud. Seul un engagement collectif européen et occidental pourra ouvrir dans la région une autre perspective que la domination chancelante de la Russie ou le passage de relais à une Turquie islamo-nationaliste. De fait, si certains objectifs diplomatiques et géoéconomiques turcs sont légitimes, ils devraient s’inscrire dans un cadre multilatéral qui canalise les ambitions et purge les passions. Cela suppose un réel engagement occidental dans la région.
En guise de conclusion
En somme, il faut convenir du fait que le règlement du conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan n’est en rien évident, en première analyse, il tient même de la quadrature du cercle. D’une manière générale, ce serait une faute de croire qu’il existerait à tout moment une « solution » aux conflits qui déchirent l’humanité, solution qu’avec un peu de bonne volonté de part et d’autre, il serait aisé de mettre en œuvre. Inversement, ce serait aussi une erreur, ou un effet du « provincialisme » européen, de penser que la situation serait définitivement figée, qu’il n’y aurait rien à faire, sinon regarder ailleurs.
La rénovation des diplomaties occidentales dans la région est d’autant plus urgente que les enjeux sont multiples et globaux. Outre qu’il faut empiriquement identifier les « points durs » et les lignes de moindre résistance, afin d’éviter le pire et de préparer l’avenir, il importe de réaliser que le grand conflit géopolitique avec la Russie (une guerre-Protée) dépasse le seul front ukrainien. L’affrontement est aussi diplomatique et général. Il se mène plus particulièrement dans la totalité de l’espace postsoviétique, du Caucase à l’Asie centrale. La tâche est ample et il y a là de quoi remplir le cœur de Sisyphe.
Professeur agrégé d’histoire-géographie et chercheur à l’Institut Français de Géopolitique (Université Paris VIII). Auteur de plusieurs ouvrages, il travaille au sein de l’Institut Thomas More sur les enjeux géopolitiques et de défense en Europe. Ses domaines de recherche couvrent la zone Baltique-mer Noire, l’Eurasie post-soviétique et la Méditerranée.