Quelle politique ukrainienne vis-à-vis du Bélarus ?

Alors que Loukachenko renforce sa coopération militaire avec Poutine, le journaliste et essayiste ukrainien, Pavlo Kazarine, appelle à soutenir l’identité bélarusse, car la population bélarusse est prise en otage, et non pas complice de la guerre menée par Poutine.

À Kharkiv se dresse un mémorial aux « soldats-internationalistes »1.

C’est une colonne blanche avec des plaques de marbre tout autour. Sur chaque plaque, le lieu, l’année et les noms. En plus de l’Afghanistan, il y a l’Ukraine occidentale (1939), la Finlande (1939), la Hongrie (1956) et la Tchécoslovaquie (1968). Une piqûre de rappel sur le fait que nous étions tous, il n’a pas longtemps, les « Bouriates »2 de guerres impérialistes.

Le mémorial tient bon. Même s’il est un jour démoli, il existe des centaines de monuments éparpillés dans tout le pays en l’honneur de ceux qui ont combattu en Afghanistan. Et cela nous en dit également long sur le moment où l’éthique l’emporte sur l’inertie. Sur la question aussi de ce que nous devons faire de ces pages de notre propre histoire qui ont été écrites loin du piédestal moral et éthique.

J’y pense toujours lorsque l’on parle du Bélarus.

Chaque fusée qui décolle de son territoire fait s’effacer la frontière rhétorique entre Moscou et Minsk. Poutine rend délibérément la Biélorussie complice de la guerre et tente de la ligoter par le sang. Il tente d’effacer la frontière entre son pays et celui où a été signé l’accord de dissolution de l’URSS.

Toutefois, il est peu probable qu’il soit en mesure de réduire rapidement à néant l’identité bélarusse. Peu importe qu’elle soit clairement définie ou non, il est peu probable que trente ans d’expérience de vie dans un pays à part puissent être purement et simplement rayés de l’histoire. Et la survie de cette identité est notamment liée à la question de savoir comment les habitants des pays voisins percevront ses représentants. Et en premier lieu, ceux de l’Ukraine.

Il n’y a rien de plus facile que de déclarer les Bélarusses complices de la guerre. De les désigner comme faisant partie du « monde russe » et de n’accepter de leur parler que s’ils procèdent à un repentir public. De créer une situation dans laquelle les représentants de l’identité bélarusse ressentiront non seulement une menace directe venant de l’est, mais aussi un rejet institutionnel au sud.

Mais il est également possible de voir le Bélarus comme un territoire occupé par la Russie. De le traiter non pas comme un complice de la guerre, mais comme un otage. De distinguer les Russes des Bélarusses, en permettant à cette deuxième identité nationale d’être une porte de sortie pour ceux qui ne veulent pas se dissoudre dans le creuset du « monde russe ».

Car cette deuxième approche a déjà été appliquée aux Ukrainiens eux-mêmes. Nous ne nous sommes pas repentis de notre participation à la répression contre l’insurrection de Budapest. Nous n’avons pas été tenus de nous excuser pour l’écrasement du Printemps de Prague ou pour l’invasion de la Finlande. Nous avons encore des monuments aux soldats « afghans » dans tout le pays. Ce n’est que maintenant que nous sommes frappés par toute l’absurdité du monument de Kharkiv, et il n’est certainement pas le seul à l’échelle nationale.

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Mémorial aux « soldats-internationalistes » à Kharkiv. Photo : Avaness // CC

Notre processus d’émancipation du passé impérialiste s’éternise depuis trois décennies. La décolonisation n’a atteint les noms de rue qu’après le 24 février. Et il y a dix ans, la phrase « Gloire à l’Ukraine, gloire aux héros ! » n’était l’apanage que d’une minorité. Si vous voulez comprendre les Bélarusses, souvenez-vous de nous-mêmes au début des années 2000.

N’importe lequel de nos reproches aux Bélarusses aurait pu nous être adressé autrefois. Nous aussi, nous étions la chair à canon de quelqu’un d’autre. Nos experts militaires eux aussi ont œuvré auprès d’équipements militaires étrangers. Par ailleurs, au lendemain de la guerre russo-géorgienne (en 2008, NDLR), un tiers de nos concitoyens accusaient Tbilissi de l’avoir déclenchée, et un sur cinq estimait que « tout n’était pas si simple ». La tentation de s’inventer un récit de soi après coup est grande, mais la sociologie se souvient de tout.

D’abord la lucidité, après seulement la repentance. D’abord l’indépendance, après seulement la révision des monuments. D’abord l’acquisition d’une identité nationale, après la révision des manuels scolaires. Le vrai Bélarus est un « pays endormi », de la même manière que l’Ukraine a longtemps été un « pays endormi ». Et le fait que l’empire utilise aujourd’hui le Bélarus comme tête de pont devrait nous être familier. Après tout, nous aussi, nous étions une tête de pont, une caserne et un arsenal.

L’Ukraine aura besoin de son propre Jerzy Giedroyc3 pour le Bélarus. Tout comme le Polonais Giedroyc, après la seconde guerre mondiale, a formulé de nouvelles approches dans les relations de la future Pologne avec la Lituanie et l’Ukraine, les futurs « Giedroyc » ukrainiens devront formuler la politique de Kyiv envers les Bélarusses. La politique qui permettra à l’Ukraine de sauver l’identité du pays voisin de l’extinction, et au Bélarus lui-même, en fin de compte, de se retrouver du côté ouest du nouveau mur de Berlin.

Si nous voulons sécuriser notre frontière nord, ce n’est pas le monde russe qu’elle doit côtoyer. C’est le monde bélarusse.

Traduit du russe par Nastasia Dahuron

Version originale

kazarine portrait

Journaliste ukrainien bilingue (ukrainien et russe), essayiste et critique littéraire. Il se bat actuellement sur le front d’Est, tout en continuant à écrire.

Notes

  1. Nom donné par la propagande soviétique aux étrangers qui ont participé à la guerre civile en Russie aux côtés de l’Armée rouge, mais aussi aux soldats soviétiques détachés ayant pris part à des conflits armés sur le territoire d’États étrangers considérés comme alliés ou partageant les valeurs de l’URSS, notamment en Afghanistan entre 1979 et 1989 [Toutes les notes sont de la traductrice].
  2. Les représentants de ce peuple de Sibérie, géographiquement et historiquement proche de la Mongolie, sont très nombreux à combattre pour la Russie dans la guerre déclenchée contre l’Ukraine, et ceci notamment en raison de la pauvreté et de l’absence de perspectives régnant dans cette région pour la jeune génération, qui voit en s’engageant l’occasion de gagner de quoi subvenir à ses besoins, mais qui sert de « chair à canon » pour le régime de Poutine.
  3. Jerzy Giedroyc (1906-2000) était un journaliste, éditeur et homme politique polonais, cofondateur et rédacteur en chef de la revue Kultura. Il a élaboré une doctrine appelant à la réconciliation entre les pays d’Europe centrale et orientale, déclarant que les Polonais devaient se résoudre à la perte de Wilno (Vilnius, la capitale de la Lituanie) et de Lwów (Lviv, en Ukraine occidentale). C’était à ses yeux une garantie pour la sécurité de la Pologne, en plus du maintien de l’indépendance de la Pologne, de la Lituanie et de l’Ukraine.

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