L’auteure, chercheuse israélienne d’origine russe, analyse la fuite précipitée et massive des Russes cherchant à se soustraire à la mobilisation. On peut les féliciter d’avoir sauvé leur vie, mais il serait indécent de se focaliser sur leurs déboires matériels et leurs difficultés d’adaptation, alors que des Ukrainiens continuent de mourir sous les bombes russes.
Selon Walter Benjamin, il n’existe aucun document de culture qui ne soit en même temps un document de barbarie. Récemment, nous avons célébré l’anniversaire de sa mort prématurée.
Walter Benjamin me donne continuellement matière à réflexion. Il est mort (il s’est suicidé) en 1940, alors qu’il traversait la frontière entre la France et l’Espagne, fuyant les nazis et le camp duquel, s’il était resté en France, il aurait inévitablement été déporté.
Aujourd’hui, cette histoire circule dans les milieux russophones. Elle est utilisée principalement comme reproche à l’encontre des pays qui n’ont pas assoupli leur régime de visa pour les citoyens russes souhaitant quitter la Russie afin d’éviter la mobilisation. Elle est précisément « utilisée ». En effet, Benjamin lui-même aurait contemplé la situation des Russes de manière plus neutre. Je pense que toute personne qui comprend sa pensée critique saisira ce que je dis.
Il n’y a évidemment pas d’analogie possible entre le sort de Benjamin et la situation actuelle. Ce serait malhonnête de l’affirmer. Sans rencontrer d’obstacles insurmontables sur leur chemin, des milliers de personnes qui ne voulaient pas participer à la boucherie ont quitté la Russie littéralement du jour au lendemain. Cette migration de populations a certes entraîné un très grand nombre de problèmes, mais Dieu merci, elle s’est faite sans pertes humaines. Si l’on fait abstraction des suicides, personne n’a pensé qu’il s’exposait à un risque mortel, comme celui que prennent les réfugiés d’Afrique pour atteindre la rive européenne si convoitée. Pendant cet « exode » de Russie, cela n’a tout simplement pas été nécessaire. Les conditions étaient terriblement inconfortables, les gens ont ressenti de l’angoisse et de l’incertitude, mais tous ceux qui le voulaient ont fui. Pour tenter de se soustraire à la mobilisation, ils ne risquaient pas la mort, mais une sanction administrative.
La mobilisation représente en effet une menace mortelle : non pas pour les Russes qui s’y soustraient, mais pour la population ukrainienne. Pas seulement pour l’armée ukrainienne, mais également pour la population civile, car les forces armées russes ont montré et continuent de montrer leur grand talent pour exercer une violence brutale contre des personnes désarmées.
Un simple calcul, celui effectué par les responsables de la mobilisation, indique que, malgré les défections et les départs, le nombre requis de soldats sera toujours livré au front. Ainsi, il est indéfendable d’affirmer, de manière habile et même intellectuellement raffinée, que chaque évadé devrait être salué comme un bienfaiteur et récompensé par un permis de séjour pour avoir réduit le contingent de combattants au front en s’évadant.
Car oui, pardonnez-moi de vous le rappeler, mais à l’heure où l’exhumation des cadavres de gens assassinés et torturés à Izioum vient de s’achever, continuer sans arrêt à débattre des horreurs de la délocalisation est aussi une forme de barbarie. La culture et la barbarie sont trop proches, et à certains moments, elles ne font qu’un, comme Walter Benjamin lui-même et son élève Theodor Adorno l’ont si clairement souligné. Bien sûr, ce qu’ils avaient en tête, ce n’étaient pas des bureaux de conscription installés dans des lieux culturels, mais un certain type d’organisation mentale.
On ne peut s’empêcher de rappeler que ce sont presque exclusivement les hommes ukrainiens, des mobilisés et des volontaires, qui continuent de mourir sans être pleurés, car les larmes coulent pour les civils, les femmes et les enfants. Réjouissons-nous avec discrétion et pudeur pour nos proches qui ont réussi à passer entre les gouttes et partir, aidons du mieux que nous pouvons ceux qui ont eu des problèmes à partir, mais n’en faisons ni une tragédie ni un exploit.
C’est à autre chose qu’il nous faut consacrer nos paroles et nos réflexions publiques.
Traduit du russe par Clarisse Brossard
Lola Kantor-Kazovsky est maître de conférences au département d'histoire de l'art de l'Université hébraïque. Son domaine est l'art et l'architecture de la Renaissance et du début de l'ère moderne en Italie. Parallèlement, elle s’intéresse à l’art contemporain et mène des recherches sur l'histoire et les problèmes artistiques de la seconde avant-garde russe. Elle vit à Jérusalem.