Écrivain russo-américain de grande renommée en Russie, Edward Topol se penche dans cet essai sur la « sélection négative » qui s’opère dans son pays d’origine, depuis la révolution d’Octobre jusqu’à ce jour, au travers des vagues successives de terreur et d’émigration. Serions-nous en train d’assister à un abêtissement de la population sous l’emprise de la propagande, tandis que les milieux cultivés s’amenuisent dramatiquement ? Les émigrés pourront-ils continuer à porter la culture russe ? Et, si oui, pour quel public ? Un constat amer et pessimiste que nous publions dans une version légèrement abrégée.
En septembre 1922, en expulsant le premier des cinq « bateaux des philosophes », Lénine, alors président du Conseil des commissaires du peuple, a entrepris de chasser officiellement la culture de la Russie soviétique. Selon diverses sources, entre 228 et 272 « dissidents » ont été déportés sur cinq bateaux : les professeurs et philosophes Nikolaï Berdiaev, Sergueï Boulgakov, Mikhaïl Ossorguine, Pitirim Sorokine, Sergueï Troubetskoï et dix-huit autres, ainsi que des écrivains, des journalistes, des ingénieurs et d’autres acteurs de la culture, des arts et des sciences.
Mais dès avant cela, c’est-à-dire immédiatement après le coup d’État d’Octobre, les plus visionnaires avaient quitté le pays : Rachmaninov, Prokofiev, Nabokov, Bounine, Gippius, Merejkovski, Balmont, Remizov, Kandinsky, Chaliapine, Tsvetaieva, Chklovski, Berberova, Khodassevitch, Chagall, et d’autres moins célèbres, mais peut-être non moins doués ni talentueux. Beaucoup de personnes qualifiées avaient en outre pris la route de l’exil avec l’Armée blanche en déroute. En quelques mois, le pays s’est débarrassé du gouvernement provisoire, composé de ministres instruits, et l’a remplacé par le Conseil des commissaires du peuple, dont la moitié des membres n’avaient pas suivi d’études supérieures ni même secondaires. C’est donc avec un « balai de fer »1 et par d’autres moyens radicaux que ce conseil a entrepris de chasser du pays les personnes « instruites », donnant à ce terme une connotation péjorative. « Il faut poser la question de telle sorte que ces « espions militaires » soient constamment et systématiquement appréhendés et rattrapés, et expulsés à l’étranger », avait ordonné Lénine.
Il est remarquable de constater que ce gouvernement s’est assez rapidement débarrassé de plusieurs commissaires ayant fait des études supérieures, dont Lénine lui-même, pour les remplacer par des hommes incultes comme Staline, Boudionny et Molotov, et c’est peut-être pour cette raison qu’il s’est maintenu si longtemps au pouvoir, étant davantage en phase avec le niveau des citoyens qui étaient restés dans le pays. Mais le successeur de Lénine, Staline, a donné à ce mouvement un caractère de masse et en a modifié la direction : désormais, les personnes « cultivées » et « instruites » étaient chassées par milliers, non plus vers l’ouest, mais vers le nord et l’est du pays, dans des camps de travail et d’extermination ou simplement « collés au mur ». Ossip Mandelstam, Vsevolod Meyerhold, Nikolaï Goumiliov, Nikolaï Zabolotski, Nikolaï Kliouev, Andreï Tupolev, Nikolaï Likhatchev, Boris Kornilov, Nikolaï Vavilov, Isaac Babel, Youri Dombrovski, Nikolaï Erdman, Alexandre Vvedenski… la liste est infinie ! Selon les données officielles, au cours de la seule année 1937, les bolcheviks ont fusillé 353 074 personnes, soit environ mille personnes par jour. Et de quelle inventivité les bourreaux n’ont-ils pas fait preuve à l’égard des personnes « instruites » : après avoir été torturé, Vsevolod Meyerhold, avant son exécution, s’est vu briser tous les doigts un par un, puis plongé dans des immondices. L’écrivain Boris Pilniak a été torturé jusqu’à ce qu’il avoue être un espion japonais, puis a été aussitôt fusillé. L’académicien Vavilov est mort de faim dans une cellule. Le poète Nikolaï Zabolotski a été tellement torturé qu’il a signé des aveux comme quoi il avait creusé un tunnel vers Bombay. L’académicien Kozyrev a été condamné à dix ans de prison pour avoir tenté de « détourner le cours de la Volga de la Russie vers l’Occident ». Le sculpteur Isaac Itkind, âgé de soixante-dix ans, a eu le tympan éclaté et un testicule écrasé sous une botte.
Mais même après toutes ces fusillades et exécutions, on comptait 1 881 570 prisonniers en URSS au 1er janvier 1938, 2 368 548 au 1er janvier 1941, et 2,4 millions au 1er janvier 1949, plus 165 000 gardes paramilitaires. En 1939, la composition des cadres du NKVD par origine ethnique était la suivante : 80,2 % de Russes, 7 % d’Ukrainiens, 6,3 % de Juifs, 2,1 % de Biélorusses… « Ainsi, comme l’écrit Galina Ivanova dans Le Goulag dans le système de l’État totalitaire, les cadres du NKVD se composaient principalement des couches russes de la population, ce qui allait parfaitement dans le sens des traditions impériales ranimées de l’État russe… On faisait tout pour cultiver chez les gardiens la haine des prisonniers, on encourageait les mauvais traitements, toute velléité d’humanité était rigoureusement réprimée… Au cours des années Goulag, plus d’un million de citoyens soviétiques étaient employés dans les camps. Ils menaient une vie sociale, élevaient des enfants, communiquaient avec leurs proches et transmettaient ainsi à la famille et à la société en général cette sous-culture de violence forgée dans l’univers des camps… » Selon l’historien français du goulag Jacques Rossi, qui a passé près d’un quart de siècle dans les baraquements de camps sibériens, « de tous les systèmes concentrationnaires, y compris les camps de concentration hitlériens, le Goulag soviétique a été non seulement le plus durable, puisqu’il a existé pendant 73 ans, mais aussi l’incarnation la plus fidèle de l’État qui l’avait créé ».
Pardonnez cette longue citation mais elle répond d’abord à la fameuse question posée par l’écrivain Sergueï Dovlatov : « Qui a écrit quatre millions de dénonciations ? » ; elle étaye ensuite la thèse principale de mon article, à savoir que tout au long du vingtième siècle, la Russie a expulsé la culture avec une violence qu’aucun film d’exorcisme n’a encore imaginé employer pour chasser le diable.
La Seconde Guerre mondiale a peut-être égalisé les chances de mourir au combat entre les membres de l’« intelligentsia pouilleuse » et les gens moins instruits, mais j’ai du mal à imaginer un Joseph Outkine, un Boulat Okoudjava ou un Victor Nekrassov faire partie du SMERSh2. La guerre a tout de même obligé Staline à préserver la vie de prisonniers talentueux : Tupolev, Korolev, Glouchko, Stetchkine, Soljenitsyne, Voznessenski, Timofeev-Ressovski, Ourvantsev, et ces milliers d’autres employés des « charachki »3 staliniens sans lesquels la victoire n’aurait pas été possible.
Mais après la guerre, le « serrage de vis » a repris, partout : rideau de fer, lutte contre le cosmopolitisme, emprisonnements à répétition, exécution des dirigeants du Comité juif antifasciste et d’autres membres de l’intelligentsia juive […] Assassinat de Solomon Mikhoels, interdiction de publication des « œuvres idéologiquement nuisibles » de Mikhaïl Zochtchenko, d’Anna Akhmatova et d’autres auteurs « étrangers à l’esprit du Parti », éradication des « tendances décadentes » dans la musique et le théâtre, expulsion de tous les généticiens des universités et interdiction de la génétique elle-même, qualifiée d’« antiscientifique ».
Combien de « faucons staliniens » et de simples agents, dans toutes les sphères et tous les interstices de l’État soviétique, ont-ils pris part à ces actions patriotiques ?
Pendant ce temps, à l’école et dans les manuels d’histoire, on nous parlait du rôle progressiste d’Ivan le Terrible et de ses opritchniki4 et on nous inculquait si bien la haine de tout l’Occident qu’arrivé en sixième année, j’ai refusé d’apprendre l’anglais, annonçant à mon professeur que je n’avais « pas l’intention de parler avec ces ignobles impérialistes ! » Mais une chose est pour un écolier soviétique de dire de telles bêtises en 1950, une autre est d’entendre le « président du Conseil d’État de Crimée », Vladimir Konstantinov, proférer en 2022 des inepties comme celles-ci : « Pourquoi devrions-nous suivre aveuglément le chemin de la langue anglaise ? Pourquoi enseigner quelque chose dont on n’a pas besoin si on ne va jamais à Londres ? Les Anglais nous font la guerre depuis mille ans, et nous continuons à étudier leur langue, à dépenser de l’argent pour ça… L’anglais devrait être retiré du programme scolaire ». Le président du parlement russe, Viatcheslav Volodine, lui a emboîté le pas, déclarant que « tous les courants de la Douma sont prêts à travailler rapidement sur un retrait législatif du système éducatif de Bologne ». […]
Mais je vais un peu vite. Après tout, le stalinisme n’a pas pris fin avec la mort du « plus grand dirigeant de tous les temps et de tous les peuples ». À cet égard, ce que dit dans son journal intime l’acteur Gueorgui Bourkov, qui appartient pratiquement à la même génération que moi, est très vrai : « Le stalinisme est une maladie. Une maladie mentale de masse. Une sorte de kleptomanie. Une combinaison monstrueuse de misère, d’inculture, de religiosité (sans Dieu), de mentalité de troupeau, poussée jusqu’à l’hystérie… Combien de personnes, parmi les plus grands esprits, ont été piétinées dans la boue ou physiquement anéanties ! Pour le bien et le plaisir des masses ».
Et c’est là où je veux en venir. Non seulement nous avons été élevés en URSS dans la haine de l’Occident et le mépris des « intellectuels pouilleux », « binocleux », « cultivés » et « instruits ». Mais nous avons été privés de l’accès aux réalisations de la culture mondiale et des arts, on nous a inculqué un sentiment de supériorité sur l’ensemble du monde civilisé, l’idée d’une « spiritualité supérieure de l’homme soviétique », le droit d’insulter et de gouverner les autres peuples. Et non, il ne s’agissait pas de ce « savoir-faire » soviétique inauguré par Khrouchtchev frappant sur la tribune de l’ONU avec sa chaussure. « La Russie, importunément, commande, s’ingère, enseigne au monde entier comment vivre. N’ayant réussi qu’à construire des goulags et à y massacrer de manière insensée et monstrueuse son propre peuple, ce pays aujourd’hui encore (et même davantage qu’avant) nourrit son complexe messianique, s’imagine être la Troisième Rome, la seule civilisation juste, une sorte de nombril du monde appelé à apprendre à vivre à l’Occident pécheur et au reste du monde. Avec l’entêtement d’un roquet, la Russie glapit depuis son arrière-cour contre tous ceux en qui elle perçoit instinctivement une supériorité spirituelle sur elle » (Boris Stomakhine5, L’ABC de la liberté, écrit par fragments dans les prisons russes entre 2014 et 2019).
Je pourrais trouver beaucoup de citations de ce type (et d’encore plus édifiantes) parmi les auteurs russes, mais je me limiterai à deux autres : « Il n’y a pas de culture en Russie, parce qu’il n’y a pas de culture dans la tête de l’écrasante majorité… Chez nous, quasiment tout le pays triche, traîne, fauche, fraude, pique et refourgue… Ma patrie, ce sont des villes et des villages ivres et drogués, des gares qui empestent le gueux, des écoles grouillant de pédophiles, des rues et des porches où la mort rôde la nuit. Ce sont des miliciens, des fonctionnaires corrompus, des escrocs, des sadiques, des fascistes. Des Evsioukov, Pitchoujkine, Gretchouchkine, Agueïev6… Toute la ferveur patriotique russe se résume à du verbiage sur les origines saintes du pays, la sournoiserie des étrangers… Et quand vous approchez de n’importe quelle ville russe, vous vous trouvez devant des monceaux d’ordures et une pourriture puante » (Nikolaï Varsegov, journaliste).
« Qui d’entre nous ne voudrait s’échapper pour toujours de cette prison qui occupe le quart de la surface du globe, de cet empire monstrueux où chaque policier est un tsar et où le tsar est un policier couronné… En parlant de la Russie, on s’imagine toujours qu’on parle d’un État comme les autres ; en réalité, ce n’est absolument pas le cas. La Russie est un monde à part, soumis à la volonté, à la fantaisie d’un seul homme – qu’il s’appelle Pierre ou Ivan importe peu : dans tous les cas, il est à lui seul l’incarnation de l’arbitraire. Contrairement à toutes les lois des sociétés humaines, la Russie ne se dirige que vers son propre asservissement et l’asservissement des autres peuples » (Alexandre Herzen, 1812-1870).
Alors, « qui d’entre nous ne voudrait s’échapper de cette prison ? » Les deux derniers siècles de l’histoire de la Russie répondent à la question : Pouchkine le voulait mais il n’a pas été autorisé de partir ; Tourgueniev, Gogol, Gontcharov, Fonvizine, Dostoïevski, Gorki, Ehrenbourg, Maïakovski, Essenine ont réussie à respirer l’air de la liberté européenne… Mais j’ai promis de ne pas m’attarder dans l’histoire, passons au présent. « J’ai emporté la Russie. Apologie de l’émigration russe » : c’est ainsi que s’intitulent les mémoires de Roman Goul publiées en 1981. Combien sont-ils à avoir emporté la Russie avec eux, parmi tous ceux qui ont été expulsés de l’Union soviétique au cours de ces années-là, ou qui l’ont fuie eux-mêmes à la première occasion : la fille de Staline, Svetlana Allilouïeva, mais aussi Rudolf Noureev, Lioudmila Beloussova et Oleg Protopopov, Galina Vichnevskaïa et Mstislav Rostropovitch, Ernst Neizvestny, Viktor Korchtnoï, Maxime Chostakovitch (le fils de Dmitri), Andreï Tarkovski, Youri Lioubimov, Alexandre Zinoviev, Alexandre Godounov, Saveli Kramarov, Mikhail Alexandrovitch, Alexandre Galitch, Alexandre Soljenitsyne, Joseph Brodski, Vassili Axionov, Vladimir Maximov, Sergueï Dovlatov, et des centaines d’autres, et même des milliers d’autres si l’on compte l’émigration juive. Pendant ce temps-là, des « dissidents » étaient exilés, internés dans des camps et des asiles psychiatriques : l’académicien Sakharov, le général Grigorenko, Vladimir Boukovski, Roy Medvedev, Igor Chafarevitch, Anatoli Krasnov-Levitine, Gleb Yakounine, Youri Orlov, Alexandre Guinzbourg, Alex Mourjenko, Natalia Gorbanevskaïa… Selon le KGB, il y avait « 8,5 millions d’individus potentiellement hostiles en URSS ».
Mais si vous extirpez les meilleurs éléments d’une nation pendant des siècles, que reste-t-il à la fin ? Des bons à rien. « Vous n’avez aucune idée de la quantité de déchets humains que nous avons accumulés au fil de tous les siècles durant lesquels nous avons exterminé les meilleurs individus, alors que survivaient surtout les opportunistes de piètre envergure, les mouchards, les bourreaux et les oppresseurs », écrivait Ivan Efremov, lauréat du prix Staline, dans son roman L’heure du taureau (L’Age d’Homme, 1990). Selon l’un des écrivains moscovites contemporains, aujourd’hui, 25 % de la population russe serait libérale, 25 % serait composée de « patriotes » pro-Poutine, les 50 % restants constituant un marécage. Je pense que parmi le premier quart, presque tous les gens épris de culture qui le pouvaient ont déjà quitté la Russie. Seule la pire engeance peut faire ce que font aujourd’hui les envahisseurs russes à Boutcha, Marioupol, Kharkov, et partout en Ukraine. « Le principal trait du caractère national russe est la cruauté, et cette cruauté est sadique. Je ne parle pas d’accès ponctuels de cruauté, mais de la psyché, de l’âme du peuple. J’ai consulté les archives d’un tribunal portant sur la période 1901-1910 et j’ai été atterré par la quantité de mauvais traitements incroyables infligés aux gens… En 1917-1919, des paysans ont enterré des gardes rouges qu’ils avaient fait prisonniers la tête en bas si profondément que leurs jambes sortaient du sol, puis ils ont ri en les voyant tressauter. Ou bien l’on clouait le bras et la jambe d’un homme en haut d’un arbre et l’on jouissait des tourments de la victime. Des gardes rouges ont dépecé vivants des prisonniers contre-révolutionnaires partisans de Denikine, leur ont enfoncé des clous dans la tête, leur ont tranché le haut des épaules comme si c’était des épaulettes d’officiers » (Maxime Gorki, 1922).
Je pense aussi que la dernière dose de férocité et d’ensauvagement apportée en Russie vient de l’adoption massive et publique d’un langage ordurier. Pour autant que je me souvienne, ce « novitchok7 » linguistique a commencé avec les déclarations de Poutine promettant de « buter [les terroristes] jusque dans les chiottes » ou de « faire pendre [le président géorgien] par les couilles ». Vingt ans d’intoxication pareille et voici le résultat : prenez la génération qui a été élevée dans cette idée « de grandeur et de puissance » et vous avez l’armée russe. Comme l’a écrit le célèbre archéologue Lev Samoïlov en sortant des camps, « il a fallu quarante mille ans à l’humanité pour passer de l’état sauvage à la civilisation, mais pour celui qui se retrouve dans un camp, une minute suffit parfois pour retourner à la sauvagerie ». Si la Russie s’est essayée à une « nouvelle pensée » dans les années 1990, elle est vite revenue à elle, avec plein d’« entrain », à l’aube du nouveau siècle. « Nos tankistes, fantassins, artilleurs, opérateurs radio ont rattrapé une colonne de réfugiés et, oubliant leur devoir et leur honneur, ainsi que les unités allemandes qui se retiraient sans combattre, se mirent à agresser par milliers les femmes et les jeunes filles… Ils traînaient sur le côté celles qui perdaient leur sang et tombaient inanimées, tiraient sur les enfants qui se précipitaient à leur secours… Et derrière, arrive une autre unité. Nouvel arrêt, et je ne peux retenir mes opérateurs radio, qui s’alignent déjà pour prendre leur tour, tandis que mes opératrices de téléphonie s’esclaffent… À perte de vue, parmi des tas de hardes et des chariots renversés, des cadavres de femmes, de vieillards, d’enfants… » (Leonid Rabitchev, écrivain, ancien soldat du front).
Si l’on considère ce qui se passe aujourd’hui en Ukraine, qui publiquement, au vu du monde entier, se fait violer par sa sœur la Russie, ce qui s’est passé à Berlin en août 1945 quand trente mille Allemandes ont dû avorter en un mois, et plus loin en arrière ce qui se passait dans le Paris de 1814 quand les Françaises ont « bistro » (vite) appris à se mettre à quatre pattes « à la cosaque », écoutons le diagnostic de trois écrivains célèbres et purement russes:
« Il y a deux Russies. La première, celle de Kiev, plonge ses racines dans la culture mondiale, ou du moins la culture européenne. Les idées de bien, d’honneur, de liberté, de justice étaient comprises par cette Russie comme elles l’étaient par l’ensemble du monde occidental. Et il y a une autre Russie, celle de Moscou. C’est une Russie de la taïga, mongole, sauvage, bestiale. Cette Russie a fait du despotisme sanguinaire et de la cruauté sauvage son idéal national. Cette Russie moscovite a toujours été, est et restera la négation totale de tout ce qui est européen et un ennemi farouche de l’Europe » (Alexeï Tolstoï, 1940).
« Les Russes sont un peuple qui déteste la liberté, révère l’esclavage, aime avoir des entraves aux mains et aux pieds, aime ses despotes sanguinaires, ne ressent aucune beauté, est sale physiquement et moralement, vit depuis des siècles dans l’obscurité et l’obscurantisme, n’a jamais levé le petit doigt pour quoi que ce soit d’humain, mais est toujours prêt à asservir, opprimer toutes gens et toutes choses, le monde entier » (Ivan Chmelev, penseur orthodoxe, deux fois nommé pour le prix Nobel de littérature).
« Tant que nous exalterons le patriotisme et l’inculquerons aux jeunes générations, nous aurons des armements qui détruisent la vie physique et spirituelle des peuples, il y aura des guerres, des guerres terribles, abominables comme celles auxquelles nous nous préparons et dans le cercle desquelles nous les entraînons, en les corrompant par notre patriotisme » (Léon Tolstoï).
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On pourrait disserter indéfiniment sur l’expulsion de la culture de Russie mais parlons de la culture russe en exil. Pas de cette période où une certaine partie de la Russie écoutait encore le soir Alexandre Galitch depuis Munich, Dovlatov depuis New York et, pardonnez ma vanité, moi-même depuis Londres avec mon livre Une place vraiment rouge. Quand Soljenitsyne vivait aux États-Unis en « ermite du Vermont » et écrivait La Roue rouge, il écrivait pour un lecteur russe en Russie. Et Brodski, et Axionov, et Maximov, même Limonov je pense, lorsqu’ils écrivaient leurs poèmes et leur prose, voyaient devant eux un lecteur derrière le rideau de fer. En août 1989, arrivant des États-Unis à Moscou, j’ai reçu le plus précieux des prix littéraires : mes romans Une disparition de haute importance et Une place vraiment rouge m’ont été offerts sous couverture samizdat8 cartonnée et tapés à la machine avec du papier calque et papier carbone. « On risquait trois ans de prison pour de tels livres », m’a-t-on précisé.
Jusqu’à très récemment, jusqu’en février de cette année, de nombreux auteurs russophones qui vivent, suivant la tradition de Gogol et Tourgueniev, en dehors de leur chère patrie, écrivaient encore pour un lecteur russe. Mais n’est-ce pas ce lecteur-là qui est arrivé aujourd’hui en Ukraine ?
Dans un entretien à Radio Svoboda, la poétesse et journaliste Elena Fanaïlova a raconté ceci : « Une de mes amies, psychothérapeute exerçant à Kiev, a décrit sur sa page Facebook ce que ses patients, après Boutcha et Irpine, avaient le plus de mal à surmonter. C’était bien sûr les assassinats de parents ou de voisins, les viols… Mais c’était surtout d’avoir vu leurs maisons souillées (pas seulement pillées, pas seulement saccagées) par les soldats russes. Dans les chambres à coucher, sur les tables de salle-à-manger, dans les chambres d’enfants, ceux-ci avaient tracé sur les murs, avec de la merde, la lettre Z et des sentences menaçantes du type : « Nous donnerons aux chiens les os de vos enfants » ».
« Quand nous avons quitté Khorol en empruntant la route défoncée par les chenilles des chars et que nous sommes allés rattraper notre armée qui était partie devant, nous apercevions régulièrement, sur les palissades et les murs des maisons détruites, des inscriptions faites avec une peinture brune : « On a chassé tous les ukry [Ukrainiens] de Poltava et de Khorol ! Au son du canon on les a baisés. Qu’ils se montrent et on leur bottera le cul ! » Au-dessus de ces « vers », on voyait sur les murets des chats affamés et, par terre, des chiens efflanqués et sales, mais pas âme qui vive – ni dans les huttes et les cabanes miraculeusement encore debout, ni dans les jardins potagers ravagés par les mines… Mais je n’avais jamais vu dans des maisons abandonnées autant d’excréments humains, ou pour le dire crûment autant de merde, et je n’aurais jamais pu imaginer que les gens puissent déféquer sur des murs, des éviers, des rebords de fenêtres et — imaginez un peu — sur des plafonds et des lustres ! Soit que les ukris dans leur retraite aient délibérément souillé tout ce qu’ils ne pouvaient pas faire sauter, soit que nos soldats aient ingurgité tant d’oies, de poulets, de porcelets, d’œufs et de crème fraîche, arrosés de bière et de Horilka9, que cela leur aura donné la diarrhée… ».
C’était — veuillez m’excuser — un extrait de mon roman dystopique Anticipation (éditions ACT, Moscou, 2015). J’y avertissais le monde, dès 2015, de certaines particularités de l’invasion future de l’Ukraine par l’armée russe. Mais il s’avère que Stanislav Lem s’était exprimé sur le sujet bien avant moi. Comparant la rationalité du mal chez les nazis allemands au comportement des soldats russes en Allemagne, il écrivait, dans son recueil Lettres, ou résistance des matériaux (2002)10 : « Les Russes, remplissant et inondant de leurs excréments les salons saccagés et les salles d’hôpital, les bidets, les toilettes, chient sur les livres, les tapis, les autels ; quelle joie de déféquer ainsi sur le monde ! de piétiner, de souiller et, pour couronner le tout, de violer et de tuer ». Dans l’entretien cité ci-dessus, commentant cette observation, Elena Fanaïlova suggère : « Examinons le symptôme que Lem élève en syndrome du pays… Les soldats dans les villes ukrainiennes ne chiaient pas seulement à cause de la peur ou du stress. Ils se comportaient de manière archaïque : s’il est permis de tuer, alors tout est permis, et le comportement déviant impuni est le syndrome des « envahisseurs » archaïques, ils marquent leur territoire comme des animaux agresseurs ».
N’est-ce pas pour cette raison que l’armée, réduite au dernier degré de l’état animal, a choisi pour signe distinctif Z, la dernière lettre de l’alphabet ? Vladimir Machkov, metteur en scène et acteur russe au demeurant talentueux, a orné la façade de son théâtre avec cette lettre à trois étages, et quarante autres théâtres en ont fait de même dans toute la Russie. Je me demande quelle personne cultivée entrerait dans un théâtre sous une telle croix gammée ? « En fait, les gens décents n’ont pas besoin d’être en Russie. Toute personne normale devrait partir de là », a déclaré récemment le journaliste russe Rovchan Askerov. « Qu’ils restent avec leurs lois et leurs partisans et qu’ils vivent comme ils l’entendent ».
Mais dans ce cas, chers collègues, qui de nous désormais travaillera pour le lecteur et téléspectateur russe resté là-bas, avec son syndrome réactivé d’« envahisseur » et de « déféqueur sur le monde entier ? »
Bien sûr, Boris Akounine (Tchkhartichvili), Garry Kasparov, natif comme moi de Bakou, et Mikhail Barychnikov peuvent se dissocier de cette Russie située derrière le nouveau rideau de fer et se déclarer les représentants de la « vraie Russie ». Or, le fait est que même vingt millions de citoyens russophones aux États-Unis et en Europe ne sont pas et ne seront jamais la Russie, ne serait-ce que parce que leurs enfants et petits-enfants n’écriront ni ne liront plus le russe, et que leurs arrière-petits-enfants auront oublié pour de bon la langue russe. Comme on dit aux États-Unis, I have news for you : la vraie Russie, c’est la Russie de Poutine, c’est son contenu humain actuel, ce sont ces femmes qui bénissent leurs maris et leurs fils partant violer des Ukrainiennes, torturer et tuer des « khokhly » et des « ukropy »11 et qui attendent qu’ils leurs envoient par la poste des cuvettes de toilettes ukrainiennes. Et les exceptions — un certain nombre de personnes « cultivées » et « instruites » qui n’ont pas été brisées ou expulsées — ne font que confirmer la règle. Je peux affirmer qu’après l’expulsion définitive de Russie et la fuite de la partie de sa population éprise de culture auxquelles on assiste actuellement, la déshumanisation du pays est probablement irréversible.
Ainsi, nous, auteurs russophones, irrémédiablement enchaînés à la langue russe, nous trouvons dans une réalité nouvelle. « La Russie n’existe pas vraiment, elle semble seulement exister. C’est un terrible fantôme, un terrible cauchemar, qui écrase l’âme de tous les gens éclairés… Il n’y a pas de « civilisation russe », pas de « culture russe » » (Vassili Rozanov, 1914).
Après tout, « Camarade, crois : elle se lèvera, étoile du bonheur captivant, la Russie se réveillera du sommeil !… » — promettait Pouchkine à Tchaadaïev en 1818. Non, chers collègues, deux cents ans plus tard, la Russie ne s’est toujours pas réveillée. Faut-il continuer à y croire ?
Traduit du russe et annoté par Fabienne Lecallier.
Avec nos remerciements à Интернет-газета «КОНТИНЕНТ», Аналитика актуальных событий (kontinentusa.com).
Réalisateur, scénariste, producteur et écrivain d’origine russe. Il vit aux Etats-Unis depuis 1978. Il est naturalisé Américain. Ses nombreux romans publiés pour la plupart en Russie ont été traduits dans différentes langues étrangères dont quatre titres en français.
Notes
- Référence à Trotski, qui voulait débarrasser la Russie de l’anarchisme avec un « balai de fer ».
- Acronyme russe pour « Смерть шпионам! » (Smert’ chpionam!), qui signifie « Mort aux espions ! », utilisé pour désigner les services de contre-espionnage militaire durant la Seconde Guerre mondiale.
- Nom informel des laboratoires secrets soviétiques appartenant au système du Goulag.
- Les opritchniki étaient une organisation de cavaliers russes établis par Ivan le Terrible et responsables de la torture et de l’assassinat des ennemis internes du régime tsariste.
- Activiste politique radical, il a fait au total 12 ans de prison. Cf. Стомахин отправился в «землю предков», Персоны, Аналитическая служба Донбасса (asd.news)
- Auteurs de crimes de sang particulièrement violents.
- Littéralement « nouveau venu ». Allusion au fameux poison neurotoxique d’origine soviétique.
- Système clandestin de circulation d’écrits dissidents.
- Le mot horilka est utilisé dans un sens générique en ukrainien pour désigner la vodka ou d’autres spiritueux forts.
- Edition originale : Listy, albo opór materii, Kraków: éditions Literackie, 2002
- Sobriquets humiliants des Ukrainiens utilisés par certains Russes