Propos recueillis par Marek Ostrowski.
Dans cet entretien accordé à l’hebdomadaire polonais Polityka le 17 juin, l’écrivaine et journaliste américaine Anne Applebaum, connue notamment pour ses grands essais sur le passé totalitaire soviétique, donne sa vision de la guerre menée par la Russie.
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Vous avez écrit Famine rouge, la guerre de Staline en Ukraine [Grasset, 2019]. Quels sentiments éprouvez-vous face à la guerre actuelle ?
J’ai ce sentiment terrible que l’histoire se répète. Les atrocités décrites dans mon livre se reproduisent et… je sais comment elles se terminent. De ce fait, j’aspire à voir la machine infernale s’arrêter.
Pourtant on ne perçoit aucun signe d’arrêt rapide de cette guerre.
Si cette guerre aboutit à une annexion d’une importante partie du territoire ukrainien par la Russie, cela aura pour conséquence sa reprise et son amplification ultérieures. Les Russes mettront à profit une pause pour se ressaisir, se procurer de nouveaux armements, former davantage de soldats et repartir à l’attaque. C’est ce qu’ils ont déjà fait en 2014. L’unique solution est la victoire de l’Ukraine. Je sais bien que cet objectif peut s’avérer difficile, voire impossible à atteindre. La victoire signifierait : chasser les Russes des territoires envahis depuis le 24 février, obtenir des garanties de sécurité pour l’Ukraine, ainsi que le retour des exilés.
Pour cela, l’appui durable de l’Occident sera indispensable. Or on observe déjà des premiers signes de lassitude.
Ce serait effroyable, il faut tenir. Pour vaincre Hitler, il a fallu plusieurs années d’une puissante alliance militaire.
Pourtant nos relations avec l’Ukraine risquent probablement d’être affectées par les tensions liées aux difficultés économiques, telles que la hausse du prix des carburants, les pénuries alimentaires et même la faim dans le monde.
Ce ne sont pas les sanctions qui provoquent la famine, mais la guerre. À plus longue échéance, si nous voulons éviter une crise alimentaire, il faudra que la guerre s’arrête, car la poursuite des combats en Ukraine entrave non seulement l’exportation, mais aussi la production des denrées alimentaires. Et j’en reviens donc au point de départ, l’unique solution durable est de vaincre les troupes russes.
En ce qui concerne l’acheminement des produits alimentaires, une solution provisoire serait à l’étude en organisant des convois sous l’égide du PAM [Programme alimentaire mondial] et sous la protection de navires français, turcs et égyptiens, chargés également de protéger le port d’Odessa.
À Davos, Henry Kissinger a récemment proposé un accord de paix au prix de concessions territoriales. Vous vous êtes disputée avec lui en redoutant un nouvel accord de Munich.
J’ai parlé avec Kissinger il y a quelques jours. Il prétend que ses propos ont été mal interprétés et qu’il n’a pas parlé des territoires conquis récemment.
Il est tout de même difficile d’ignorer le fossé entre l’opinion dominante aux États-Unis, qui est favorable à l’épuisement et à l’affaiblissement total de la Russie, et celle des alliés européens, qui souhaitent plutôt un arrêt rapide de cette guerre.
Les Américains aussi souhaitent que cette guerre se termine. La question est comment, et c’est là que les Européens font preuve d’un manque de réalisme. Ils s’imaginent qu’il suffirait de faire des concessions territoriales. Cela est faux. Si nous permettons aux Russes d’annexer les territoires conquis durant les trois derniers mois, cela ne fera que les encourager à continuer. Je ne comprends pas cette position et je la trouve totalement utopique.
On peut en dire autant des appels du président Macron à ne pas humilier la Russie et à l’intégrer dans la future architecture de défense européenne.
Je n’ai rien contre les tentatives de dialogue d’Emmanuel Macron avec Vladimir Poutine, pour anticiper des relations futures. En effet, la Russie et l’Europe restent voisines et devront continuer à coexister.
En revanche, je ne peux admettre qu’il déclare ne pas vouloir humilier la Russie. Il y a là une profonde erreur d’appréciation. Les références historiques servant à prendre des décisions aujourd’hui ne sont pas du tout les mêmes selon les pays.
Les Allemands s’inspirent de 1914 et en déduisent qu’il faut éviter un embrasement du conflit au reste de l’Europe. Ils craignent des conséquences semblables à celles de l’assassinat de François-Ferdinand à Sarajevo.
Les Français se voient en 1918, lors du traité de Versailles, et ils redoutent qu’une ligne trop dure à l’encontre de la Russie ne conduise cette dernière vers des projets encore plus funestes.
Les Polonais se considèrent en 1939, à la veille d’une grande guerre avec un ennemi idéologique qui ne cédera pas facilement.
Je fais moi-même partie de cet univers polonais, partagé par certains Britanniques, Américains et peut-être Suédois.
Mais cela ne veut pas dire que les Français sont partisans de l’apaisement ou qu’ils n’ont pas de sens moral. Il s’agit seulement de différences d’appréciation des risques et des scénarios de la guerre. De mon point de vue, les Français se fourvoient et je tente de les convaincre qu’ils s’appuient sur des références historiques erronées.
Comment pouvons-nous, dans ces conditions, renforcer une alliance militaire ?
Ce problème n’est pas nouveau. Même durant la période de la guerre froide, la perception de l’URSS au sein des pays de l’OTAN était variable .
En Grande-Bretagne et en Allemagne, il y avait des mouvements pacifistes bien souvent composés de gens qui ne considéraient pas du tout l’Union soviétique comme un ennemi. La menace soviétique n’était pas perçue de façon univoque.
Il convient donc de s’en souvenir. Aujourd’hui les Américains sont en mesure d’imposer leur point de vue étant donné que leur capacité à fournir des armes est de très loin la plus importante.
Je ne sais pas si les Polonais en sont conscients, mais les États-Unis fournissent actuellement 30 à 40 fois plus d’armes à l’Ukraine que tous les autres pays réunis. Par conséquent, si les Américains changeaient d’avis, s’ils décidaient qu’il s’agissait d’une affaire purement européenne, la configuration du danger serait différente.
Jusqu’en février, l’enjeu majeur des États-Unis était la Chine et non la Russie.
La Chine reste leur enjeu majeur.
Comment peuvent-ils alors faire face à ces deux défis ?
L’administration américaine s’en occupe activement. Le secrétaire d’État Antony Blinken a justement effectué une tournée en Asie, des discussions se tiennent régulièrement avec le Japon et la Corée du Sud. Washington accorde toujours autant d’importance à sa présence en Asie. Mais parallèlement les Américains ne sous-estiment pas la guerre entre l’Ukraine et la Russie.
Pour l’instant, la rivalité avec la Chine n’a pas de caractère militaire. C’est plutôt un différend idéologique et économique. Les Américains envisagent par exemple le scénario d’une chute potentielle des échanges commerciaux avec la Chine et étudient les moyens d’y faire face. Faire face à la fois au défi russe et au défi chinois n’est pas incompatible.
Dans son livre Le Grand Échiquier [Pluriel, 2011], Zbigniew Brzeziński expliquait qu’en cas de conflit avec la Chine il faudrait que les Russes soient du côté des Occidentaux.
La Russie est à présent avec la Chine, bien que cette relation semble ambivalente de la part de Pékin. Cependant, la Chine garde un œil très attentif sur les défaillances stratégiques et militaires de la Russie. Je sais que le président Biden essaie par tous les moyens possibles de convaincre la direction chinoise que soutenir les Russes serait une erreur.
Avec quels résultats ?
Les Chinois sont prudents par rapport aux sanctions — ils ne coopèrent pas avec les entreprises ciblées. Certaines demandes de soutien à la Russie restent sans réponse. Mais si les Chinois voulaient mettre un terme à cette guerre, ils y parviendraient probablement. De leur point de vue, cette guerre a aussi de bons côtés — ne serait-ce qu’en affaiblissant l’Occident, en raison de coûteuses dépenses militaires. Par ailleurs, les Russes ont entrepris cette guerre car ils se savent soutenus par la Chine.
Pour en revenir au peuple russe, qu’est-il arrivé à l’âme russe ? Les Russes étaient réputés pour leurs émotions, leur empathie, leurs gestes nobles, la religion. Je ne parviens pas à concilier cela avec les comportements des jeunes soldats russes enclins à la barbarie.
Plus personne ne croit en « l’âme russe », c’est un mythe issu d’un passé lointain. Ces dernières années, Poutine s’est efforcé de faire naître un tout nouveau mythe : la Russie comme défenseur de la race blanche et chrétienne contre les gens de couleur, l’islam, la théorie du genre, la gauche et les homosexuels.
Naturellement c’est une absurdité, puisque peu de Russes fréquentent les églises et presque personne ne lit la Bible. Le taux d’avortement et de divorce est élevé. Les Russes n’ont rien de particulièrement chrétien. Mais ils exploitent ce mythe afin de rallier l’extrême droite occidentale tout comme la droite radicale polonaise.
Les éléments de langage du parti polonais Droit et Justice (PIS) sont semblables au langage poutinien quand il s’agit de décrire un Occident dégénéré, la dépravation des homosexuels, etc. Il s’inspire donc de la propagande russe pour décrire le monde. J’espère que la guerre mettra un terme à cela. Il n’y a rien de chrétien à violer des femmes, à torturer et assassiner des civils.
Aujourd’hui nous entendons des appels à boycotter tout ce qui est russe, y compris Tchaïkovski, Chostakovitch ou Tchékhov.
Il faut bien au contraire encourager et soutenir la scène russe alternative : j’espère que les Russes libéraux, occidentalisés et européanisés, qui souhaitent vivre différemment et qui fuient leur pays, pourront s’y réinstaller durant la prochaine décennie. Nous nous devons de soutenir ces dissidents, tout comme la part de la culture russe ouverte sur le monde.
Le boycott en Occident touche souvent des individus, comme ce chef d’orchestre rejeté par un orchestre symphonique [Valery Gergiev] en raison de sa sympathie pour Poutine et de son soutien officiel à la guerre. Je peux comprendre cela. Il en va de même vis-à-vis des sportifs qui soutiennent la guerre et arborent la lettre Z. Par contre, nous devrions soutenir et écouter l’opposition russe, car elle sera, je l’espère, l’avenir de la Russie.
Comment peut-on les soutenir ? S’agit-il d’un soutien financier ?
On peut les soutenir financièrement mais il faut surtout les soutenir moralement. Il faut entretenir les contacts avec les dissidents et les considérer comme partenaires. Le président Zelensky s’y emploie. Au début de la guerre, il avait accordé une interview à quatre journalistes de médias russes indépendants et s’était exprimé en russe.
Je connais de nombreuses personnes de ce milieu et je poursuis le dialogue avec elles. Je voudrais qu’elles connaissent le succès. Nous ne combattons pas le peuple russe, nous luttons contre l’impérialisme russe.
Dans ce contexte, comment devrait se comporter le gouvernement polonais ?
Il devrait immédiatement se réconcilier avec l’Union européenne, se conformer aux règles de l’État de droit, supprimer les modifications du système judiciaire — ainsi, la Pologne gagnerait en respectabilité dans l’Union et pourrait jouer un rôle majeur dans ce conflit.
Actuellement, l’un des obstacles les plus sérieux pour l’Ukraine en Europe est justement la Pologne, car malgré son engagement en faveur de l’Ukraine, les autres pays européens ne lui font pas confiance, notamment l’Allemagne et la France.
Je suis choquée de voir que les autorités polonaises ne s’en rendent pas compte. Du fait de la guerre, ce gouvernement a enfin réalisé qu’il devait entretenir les meilleures relations possible avec Joe Biden. Il refusait auparavant de le reconnaître comme président et qualifiait l’administration américaine de gauchiste. C’était une erreur.
Maintenant, il faudrait savoir reconnaître que le conflit avec l’Union européenne est aussi une erreur. Ce serait véritablement bénéfique à la fois à la Pologne et à l’Ukraine.
Traduit du polonais par Jacques Nitecki.
Marek Ostrowski est journaliste et avocat polonais, commentateur de politique étrangère pour l'hebdomadaire Polityka.