Après 25 années de travail au Bélarus, l’Association bélarusse des journalistes (BAJ) a été dissoute par le régime d’Alexandre Loukachenko en août 2021. Le 3 mai dernier, les représentants de cette association unique de journalistes indépendants, travaillant désormais en exil, ont reçu le prix mondial de la liberté de la presse UNESCO/Guillermo Cano. Un mois plus tard, le 3 juin, le journaliste et musicien Andreï Bastouniets, président de BAJ, a accordé un entretien à Desk Russie alors qu’il était reçu au siège de l’UNESCO, à Paris.
Propos recueillis par Virginie Pironon
Que signifie pour vous la remise du prix mondial de la liberté de la presse ?
C’est un très grand honneur pour nous. Cette récompense est un signal fort donné à toute la communauté des journalistes bélarusses, qui est confrontée à des répressions terribles. Au Bélarus aujourd’hui, c’est vraiment le niveau zéro en termes d’activité politique ou journalistique libre. Grâce à ce prix, le Bélarus est à nouveau sur le devant de la scène internationale. Cela montre qu’il existe dans le pays des forces démocratiques qui se battent pour plus de libertés. Nous sommes d’ailleurs ravis que l’Ukraine ait appuyé au sein de l’Unesco notre candidature à ce prix. Quand on parle du Bélarus, il faut faire la distinction entre le régime et le peuple.
Aujourd’hui, 28 journalistes sont détenus au Bélarus, parmi les plus de 1 200 prisonniers politiques que compte le pays. Sur quelles bases sont-ils poursuivis par le régime d’Alexandre Loukachenko ?
Les journalistes indépendants sont condamnés en vertu de divers articles du Code pénal. Par exemple, pour « organisation de manifestations de masse ». Or, ils ne faisaient que couvrir professionnellement ces manifestations. Ils peuvent être également accusés d’avoir voulu renverser le gouvernement. C’est difficile de comprendre comment un tribunal peut arriver à de telles conclusions. C’est notamment ce qui se passe en ce moment pour la journaliste Katarina Andreïeva, de Belsat TV, détenue depuis le 15 novembre 2020. Elle avait déjà été condamnée pour organisation illégale d’une manifestation de masse1. Aujourd’hui, Katarina Andreïeva fait face à de nouvelles charges pour « haute trahison ». Elle risque entre sept et quinze années de prison. Son affaire doit être examinée ce mois-ci par les juges.
Quelles sont les conditions de détention des journalistes emprisonnés ?
Ils sont soumis à la torture et humiliés. Cela vaut pour tous les prisonniers politiques. Dans les centres de détention provisoire, dans des cellules faites pour quatre personnes, ils entassent quarante personnes. Les prisonniers dorment par terre, parce qu’ils ne peuvent pas dormir sur l’espèce de grille qui sert de lit. Curieusement, après leur procès, en prison, leur situation s’améliore un petit peu, mais la situation demeure très difficile.
En dépit des difficultés, de nombreux journalistes continuent à travailler et à prendre des risques au Bélarus. Comment continuer à exercer une activité professionnelle dans de telles conditions ?
C’est en effet extrêmement difficile. Les journalistes doivent faire face à des perquisitions, ils sont régulièrement arrêtés. Mais il y a encore quelques rédactions indépendantes dans le pays qui continuent à fonctionner coûte que coûte et font un travail de qualité. Évidemment, depuis les événements d’août 2020, de nombreux médias ont dû quitter le pays, mais ils continuent à collaborer avec des journalistes restés sur place, qui leur transmettent des informations, parfois de façon anonyme. La moitié de nos 1 500 membres travaille encore dans le pays, l’autre moitié exerçant de l’étranger. Nous avons désormais des bureaux en Géorgie, en Pologne, en Lituanie, en Ukraine… Bien évidemment, un grand nombre de nos collègues qui s’étaient réfugiés en Ukraine ont dû fuir à nouveau, à cause de la guerre. Ils ont perdu pour la seconde fois tous leurs biens, leur foyer. Mais ils continuent à travailler.
La guerre en Ukraine a-t-elle eu d’autres conséquences sur le travail des journalistes bélarusses ?
Effectivement, cela n’a pas amélioré leur situation et leurs conditions de travail. La guerre en Ukraine a été déclenchée par la Russie en partie depuis le territoire du Bélarus. Peut-être parce que, après l’élection frauduleuse d’août 2020, les manifestations de masse et la répression qui a suivi, l’Occident n’avait pas suffisamment réagi. Résultat : le Bélarus a pu être utilisé par l’agresseur pour attaquer l’Ukraine. Cela a créé un risque supplémentaire pour tous ceux qui veulent diffuser des informations sur les mouvements des forces armées russes sur le territoire bélarusse. Il y a peu, un journaliste indépendant de la ville de Baranovitchi a été arrêté après avoir transmis de telles informations. Nous ne savons pas encore quelles charges seront retenues contre lui.
Dans cette guerre de l’information, arrivez-vous à travailler avec vos collègues russes et ukrainiens, pour mieux informer vos concitoyens sur la guerre en Ukraine ?
Oui, pour nous, c’est une question de survie. Nous nous sommes rapprochés de différentes organisations de journalistes ukrainiens : l’Union des journalistes et l’organisation de défense des journalistes en Ukraine. Ensemble, nous agissons au sein de la Fédération internationale des journalistes ou de la Fédération européenne des journalistes. Nous collaborons donc avec des journalistes ukrainiens, des journalistes russes également, ceux qui respectent les principes d’éthique professionnelle, et continuent de diffuser des informations fiables. Aujourd’hui, il faut continuer à soutenir l’Ukraine par tous les moyens, car c’est un élément-clé pour régler la situation au Bélarus. Nos sorts sont liés.
Près de deux ans après la révolution au Bélarus, qui a été suivie de terribles répressions, et maintenant avec la guerre en Ukraine, est-il possible de rester optimiste ?
Il est impossible de prévoir quoi que ce soit. En février, personne ne pouvait imaginer qu’il allait y avoir une guerre en Ukraine. Nous vivons la situation au jour le jour. Le lundi 6 juin, un nouveau procès s’est ouvert à huis clos au Bélarus : celui de nos collègues de l’agence BelaPAN. L’ex-directeur Dimitri Navochilov, la rédactrice en chef Irina Levchina et le manager Andreï Alexandrov sont détenus depuis le 18 août 2021. Ce ne sont pas simplement des noms, des chiffres. Ce sont des amis proches. Ce qui se passe est une tragédie pour notre pays, une tragédie pour le journalisme bélarusse.
Avec bientôt vingt années d’expérience professionnelle, Virginie Pironon est rédactrice en chef à France Info. Ancienne correspondante à Moscou pour les radios francophones publiques, elle est diplômée de l’ESJ Lille, de l’IEP de Grenoble, ainsi que de la faculté franco-bélarusse des sciences politiques de Minsk.
Notes
- Katarina Andreïeva, comme sa collègue Daria Choulstova, a été condamnée à deux ans de prison pour avoir couvert en direct sur Belsat TV la dispersion très violente d’un rassemblement non autorisé à Minsk dont les participants protestaient à la suite de la mort en détention, quelques jours plus tôt, de l’activiste Roman Bondarenko, artiste peintre âgé de 31 ans.