Philosophe et essayiste ukrainien, Oleksiy Panych, originaire de Donetsk, se penche sur l’attitude occidentale à l’égard de la culture russe. Faut-il cesser toute collaboration culturelle entre créateurs russes et occidentaux ? Faut-il boycotter la culture russe ?
Dès le début de la guerre russo-ukrainienne, de vifs débats ont éclaté non seulement à propos de questions militaires et politiques, mais encore à propos de questions culturelles. Et les sanctions ? Devrait-on les étendre aussi aux représentants de la culture russe contemporaine, voire à la tradition culturelle russe dans son ensemble ? Ou bien irait-on jusqu’à dire : « Proscrire la culture russe, n’est-ce pas commettre une erreur qui au final ne fait qu’aider Poutine ? »
En pratique, le problème est bien plus profond que les débats tenus ici ou là dans des contextes particuliers pour savoir s’il convient de fermer un cours d’université sur Fédor Dostoïevski ou annuler un spectacle des ballets russes en Grande-Bretagne. Ces réponses par « proscription » ne sont que le fruit de réactions émotionnelles exagérées. Après tout, personne n’aurait l’idée de nier que Dostoïevski et les ballets russes font partie intégrante du patrimoine culturel mondial. Mais on ne peut qu’acquiescer quand l’universitaire américain Alexandre Motyl déclare : « Assurément, quelque chose ne va pas quand une culture est fière d’accomplir un génocide » — fierté que de nombreux représentants de la culture russe (mais pas tous), qu’elle soit haute ou basse, passée ou présente, partagent.
Essayons de dénouer ce problème compliqué. Pour cela, commençons par rappeler qu’une culture humaine ne se limite pas aux arts et à la littérature. Le sens du concept anthropologique de culture s’entend comme « des modèles de conduite et de pensée par lesquels les membres de groupes se reconnaissent et interagissent ». Par conséquent, parler, par exemple, de culture politique et juridique est tout aussi lourd de sens que parler de culture spirituelle, religieuse ou artistique.
Il devient ainsi possible d’affirmer que la culture de la Rous moscovite s’est constituée à partir de deux sources hétérogènes. D’un côté, c’est à partir du sud-est de l’Europe (Byzance, les Balkans), via Kyïv, que parvinrent à Moscou les fondements de sa culture religieuse et artistique (en bref, sa « culture spirituelle ») et ce sont eux qui façonnèrent sa physionomie, identifiée comme européenne (icônes célèbres dans le monde entier, romans, symphonies, etc.). D’un autre côté, Moscou hérita les fondements de sa culture politique et juridique de l’Ulus Jochi [XIIIe-XIVe siècle, NDLT] (également connue sous le nom de « Horde d’or ») et ceux-ci devinrent la pierre angulaire de son infrastructure étatique, essentiellement non européenne.
Cet étrange assemblage culturel se constitua en un tout contradictoire au sein duquel l’impitoyable culture politique impériale a constamment empoisonné la spiritualité russe. De là, les sincères louanges adressées à l’empire par Pouchkine et Tioutchev, le fanatisme antipolonais de Dostoïevski, le patriotisme extrême et agressif du jeune Berdiaïev, etc.
Certes, d’autres auteurs furent effrayés par la propagande impériale ou en furent révulsés. Ils pouvaient trouver dans la tradition spirituelle russe toutes sortes de biais leur permettant de se créer un alibi personnel quant à la politique : « Est-ce ma faute ? Je suis un homme sans pouvoir ; quelque part, l’État commet des crimes, mais je n’ai rien à voir avec ça ; je fais même tout mon possible pour me rendre invisible ! Pourquoi me punir ? » Bien des exemples illustrent pareille attitude : on peut citer le roman Gens d’Église de Leskov, de nombreux personnages de Tchékhov, la fuite et la retraite hors du monde de Léon Tolstoï âgé, etc. De nos jours, de nombreux membres de l’intelligentsia russe — non pas des centaines, mais des milliers au bas mot — trouvent refuge dans ce genre d’alibi.
Enfin, mis à part l’intoxication impériale et l’alibi politique intérieur, la culture russe connaît encore une autre expression, moins fréquente celle-ci : un refus conscient de l’empire, avec le renoncement parallèle à tout alibi intérieur. Le principe d’une « vie sans alibi » du jeune Bakhtine l’illustre au mieux, Tchaadaïev en fut le premier exemple, plus tard Saltykov-Chtchedrine, et Berdiaïev dans son œuvre tardive.
Cette typologie générale des interactions entre culture politique et culture spirituelle russes montre que les appels de personnalités publiques, qu’elles soient russes ou, pour certaines, occidentales, à « épargner les sanctions à la culture russe », du fait qu’elle n’aurait, disent-elles, rien à voir avec la politique agressive de Poutine, contiennent un peu de vérité et beaucoup de parfaite niaiserie ou d’hypocrisie déguisée. En fait, la question mérite d’être analysée plus avant.
L’expression anti-impériale de la culture russe ne demande qu’à être soutenue. Ses porte-parole admettraient sincèrement que les revendications russes sur le territoire ukrainien, y compris la Crimée, sont fondamentalement impérialistes et doivent être abandonnées sans aucune réserve.
Quant à ceux qui se cachent derrière leur « alibi intérieur », on ne peut que leur souhaiter de trouver la place qui leur revient dans l’inévitable processus qui mènera à la disparition de l’empire et de devenir consciemment et personnellement responsables de leur État et de ses actes. Mais ils devraient aussi admettre qu’ils se font aujourd’hui les complices passifs des crimes de leur empire, tout simplement parce qu’ils ne font rien contre le mal qui est perpétré en ce moment même par l’État dans lequel ils vivent. Parce que, selon les mots de Martin Niemöller : « das Nichtstun, das Nichtreden, das Nicht-Verantwortlich-Fühlen », « en ne faisant rien, en ne disant rien, en ne se sentant responsables de rien », ils partagent sa culpabilité.
Enfin, ceux qui prennent consciemment fait et cause pour l’empire portent déjà la pleine et entière responsabilité de toutes les atrocités qu’il a perpétrées.
Comment faire pour déterminer le choix opéré par un individu entre ces trois expressions de la culture russe ? Posez-lui la question : « À qui appartient la Crimée ? » « À la Russie », répondra l’un. « À l’Ukraine », répondra l’autre. Quant au dernier, il vous fournira un discours dilatoire qui revient à dire : « Ne me demandez rien, ce n’est pas mon problème. »
Il est tout d’abord inacceptable, pour des raisons morales et politiques, d’exonérer le caractère impérial de la culture spirituelle russe de toute implication avec l’État russe actuel. On doit évidemment l’étudier mais ne pas diffuser ni saluer ou soutenir cette dimension impériale.
Enfin souhaitons que les sanctions provoquent, chez ceux qui se cachent derrière leur alibi intérieur, une prise de conscience ! C’est là que se trouve (ou devrait se trouver) l’un des buts assumés de leur mise en œuvre.
Évidemment nous écoutons aujourd’hui Wagner sans nous souvenir de son antisémitisme ni à quel point les nazis s’inspirèrent de ses airs. Nous pouvons aussi voir les films de Leni Riefenstahl, y compris l’infâme mais célèbre Triomphe de la volonté, en admirant sa maîtrise cinématographique. Il en ira de même avec le caractère impérial de la culture russe : il restera partie prenante du patrimoine culturel mondial. Mais l’héritage culturel russe ne sera inoffensif que lorsque l’empire qui l’a engendré sera de l’histoire ancienne, comme c’est aujourd’hui le cas du IIIe Reich.
Traduit de l’anglais par Clarisse Herrenschmidt
Oleksiy Panych est professeur de philosophie, docteur en études littéraires, chroniqueur et membre du Centre ukrainien de PEN International.