En analysant la guerre qui bat son plein en Ukraine et les positions occidentales, Jean-Sylvestre Mongrenier arrive à la conclusion que l’Europe et les États-Unis doivent accroître l’aide militaire apportée à l’Ukraine, y compris la création de no-fly zones au-dessus de l’Ukraine occidentale et peut-être d’Odessa. Pour garantir à l’avenir la sécurité et l’intégrité territoriale de ce pays, la seule structure adéquate est l’OTAN.
Propos recueillis par Lina Kennouche
Pensez-vous qu’avec l’exacerbation du conflit en Ukraine, la qualification de crimes de guerre, les pays de l’Union européenne soient véritablement enclins à aller jusqu’à un embargo sur le gaz et le pétrole russe en dépit des intérêts économiques nationaux de certains États ? Est-ce que tous les pays européens sont sur la même ligne ou y a-t-il, en toile de fond, des contradictions qui persistent sur cette question ?
Indépendamment des positions historiques de chaque État européen à l’égard de la Russie postsoviétique, les uns et les autres se sont accordés sur le principe de sanctions économiques et commerciales et leur mise en œuvre, et ce depuis 2014, après le rattachement manu militari de la Crimée et le déclenchement d’une « guerre hybride » dans le Donbass.
Contrairement au pronostic de ceux qui n’imaginaient pas un tel accord possible, ces sanctions ont été constamment renouvelées depuis, de semestre en semestre, et elles ont été renforcées au rythme des crises avec Moscou. Parallèlement, ces États européens, dont la plupart sont également membres de l’OTAN, ont pris des mesures de « réassurance » au sein de cette alliance afin de consolider leur défense collective à l’Est (sommet de Newport, 2014). Ils ont ensuite renforcé leur « présence avancée » (sommet de Varsovie, 2016). Aujourd’hui, l’OTAN et ses États membres ont notablement accru leur présence militaire sur l’axe Baltique-mer Noire, à proximité de la Russie et du Bélarus. Et le mouvement devrait être amplifié dans les mois prochains (notamment lors du sommet à venir de Madrid, en juin 2022, et grâce à l’adoption par l’OTAN d’un nouveau « concept stratégique »). C’est dans l’ordre des choses.
Parallèlement aux mesures militaires, l’agression russe en Ukraine a conduit les États européens à adopter de nouveaux trains de sanctions (un sixième est en cours de discussion). Certes, il n’y a pas encore d’embargo collectif européen sur le gaz et le pétrole russes, mais l’objectif commun est de sortir de cette dépendance et de réorganiser la géographie des approvisionnements énergétiques européens. Baltes et Polonais ont bien avancé sur cette voie. Au-delà des procrastinations de certains États, il importe de considérer la tendance de fond, celle d’une déconnexion économique avec la Russie, la volonté de puissance du Kremlin n’étant décidément pas soluble dans le grand marché mondial.
Dès lors que la paix par le commerce se révèle illusoire, les impératifs stratégiques et géopolitiques sont appelés à prévaloir sur les « jeux de l’échange ». Seulement, cela ne peut se faire en quelques semaines. Le plan et l’échéancier proposés par la Commission européenne semblent raisonnés et raisonnables : le projet présenté le 8 mars dernier prévoit de réduire la demande de gaz russe des deux tiers avant la fin de l’année 2022. Nous y viendrons car la présente situation stratégique et ses développements ont leur logique : il ne s’agit pas d’un accident circonstanciel, mais d’un retournement du monde. Non pas une « démondialisation », mais une reconfiguration de l’« économie-monde » globalisée et des rapports de puissance, avec un possible basculement des équilibres de pouvoir et de richesse vers l’Asie, au péril du monde euro-atlantique et occidental. C’est dans cette perspective que la « Russie-Eurasie » de Vladimir Poutine s’inscrit.
Peut-on parler de synergie entre les États-Unis et l’Europe dans leurs positions vis-à-vis de la Russie ? Les Européens prennent aujourd’hui un ensemble de mesures coercitives et cherchent à adopter une stratégie à long terme pour sortir de la dépendance énergétique structurelle à l’égard de la Russie tout en restant animés d’une volonté de parvenir à une solution négociée avec Moscou, alors que les États-Unis seraient davantage dans une logique de guerre d’usure avec la Russie. Quelle est votre analyse sur ce point ?
L’Alliance atlantique est bien plus qu’une « synergie » et elle constitue de longue date un élément structurant du paysage géopolitique mondial : il existe un « Grand Espace » euro-atlantique et occidental. La ligne politique et stratégique est discutée et arrêtée entre les principales démocraties libérales, notamment dans le cadre du G7, soit une forme de « minilatéralisme » occidental élargi au Japon. Ensuite, les décisions prises à ce niveau ont leurs prolongements au sein des instances euro-atlantiques (OTAN et Union européenne) où s’élabore un consensus européen et transatlantique.
En Ukraine, les États-Unis seraient-ils animés par une logique de « guerre d’usure » ?
N’inversons pas les choses : c’est la Russie qui a déclenché une guerre contre l’Ukraine et, du fait de la résistance des forces armées de ce pays, elle se retrouve engagée dans une guerre plus longue que le maître du Kremlin ne le pensait initialement ; ce ne sont pas les États-Unis qui mènent une guerre d’usure contre la Russie ! Il ne tient qu’à cette dernière de mettre fin à ce qui, de fait, pourrait devenir une guerre d’usure : il lui faut tout simplement renoncer à ses objectifs expansionnistes et se retirer du territoire ukrainien.
Quant à la perspective franco-allemande, non pas européenne, d’une « solution négociée », en l’état des choses, elle relève plus du volontarisme creux ou du vague espoir que d’une volonté effective, articulée sur des réalités stratégiques et militaires. Tant qu’un rapport de force net et évident sur le terrain des opérations ne sera pas établi en faveur de l’un des deux belligérants, il n’y aura pas de place pour une négociation susceptible de déboucher sur un règlement politico-diplomatique durable. En dernière analyse, le rapport des forces commande la diplomatie.
En vérité, quand les promoteurs du « réalisme » et de la « finlandisation » parlent de solution négociée à ce stade, qu’attendent-ils donc ? Que l’Ukraine accepte de perdre entre le tiers et la moitié de son territoire et, une fois démilitarisée, qu’elle remette son sort entre les mains de la Russie ? Et ce afin qu’elle soit « dénazifiée », c’est-à-dire politiquement et ethniquement épurée ? Malgré le retour des guerres de conquête et du darwinisme géopolitique en Europe, les tenants d’un machiavélisme raisonné croiraient-ils donc que tout repartirait ensuite comme avant ? « Business as usual » ?
Il semble que le « réalisme » ait perdu le sens des réalités : la guerre de la Russie contre l’Ukraine constitue un point de bascule. Nous sommes immergés dans une nouvelle guerre froide, avec ses caractéristiques propres (« la guerre est un caméléon » : la guerre froide aussi), et l’issue du conflit armé en Ukraine sera décisive pour la suite des événements. Qu’on remise donc tous les mots creux et tics de langage qui peuplent le champ des relations entre la Russie et l’Occident : cette langue de coton euphémise les positions russes et véhicule des attentes illusoires. L’Europe et l’Occident sont confrontés à une Russie-Eurasie agressive et révisionniste qui cherche à renforcer ses appuis en Chine et en Asie ; elle n’est en rien une « province » esseulée désireuse de rejoindre la Vieille Europe. Ses dirigeants anticipent un monde futur qui graviterait autour d’une Grande Eurasie sino-russe.
Quelle issue pour la guerre en Ukraine selon vous ?
Après la bataille de Kyïv, remportée par les forces ukrainiennes, il appert que l’armée russe n’est pas invincible. Cependant, elle a des réserves et une puissante artillerie, et cette guerre s’inscrit dans une grande stratégie guidée par des buts de long terme. Pour faire simple, l’objectif global russe est de dominer l’Ukraine : il ne s’agit pas de contrer une « expansion de l’OTAN » (la possibilité d’un élargissement à l’Ukraine est bloquée depuis 2008) mais de prendre possession de l’Ukraine, d’en contrôler les destinées, selon différentes modalités (annexions territoriales et pseudo-États satellisés). Et ce qui ne pourra pas être conquis, d’une manière ou d’une autre, sera l’objet d’une guerre d’usure, voire d’une entreprise de destruction physique et économique (selon les calculs de la Banque mondiale, la récession économique ukrainienne sera plus importante que celle de la Russie).
Jens Stoltenberg, secrétaire général de l’OTAN, a probablement raison d’envisager une longue guerre (réunion des ministres des Affaires étrangères de l’OTAN, 6-7 avril 2022). Dans la durée, la capacité de l’armée ukrainienne à faire face à de nouvelles offensives russes dans le Donbass, sans oublier le sud de l’Ukraine et les côtes septentrionales de la mer Noire (voir l’enjeu du port d’Odessa), dépendra de la claire perception de la menace russe et de la résolution occidentale : un appui diplomatique continu, un soutien financier massif, la fourniture d’une large gamme d’armes et d’équipements militaires, l’ouverture de perspectives au sein des instances euro-atlantiques. Il faudrait aussi envisager la possibilité d’une présence plus affirmée en Ukraine occidentale, jusqu’à inclure Lviv dans une zone de sécurité, voire y ajouter Odessa. À défaut de consensus à l’intérieur de l’OTAN, une « coalition de bonnes volontés » des principales puissances occidentales pourrait prendre une telle initiative : le trio occidental États-Unis/Royaume-Uni/France ainsi qu’une Allemagne sortie de sa torpeur faute d’une zone d’interdiction aérienne (no-fly zone) au-dessus de l’intégralité du territoire ukrainien ?…
Notons qu’après les premiers atermoiements le soutien militaire occidental se renforce et va au-delà des missiles antichars et antiaériens (précieux par ailleurs). Outre les drones, des chars et des véhicules blindés sont aussi acheminés. Ce devrait être le cas également de systèmes antiaériens du type S-300 (la Slovaquie a franchi le pas). En contrepartie, les États-Unis livrent aux États du Centre-Est européen, détenteurs de ces engins de conception russo-soviétique, des systèmes d’armes américains (des Patriot, par exemple). À terme, il n’est pas exclu que des avions soient également livrés.
Comme dans le cas des sanctions économiques et commerciales, il importe de ne pas se fixer sur les désaccords initiaux entre alliés et les hésitations à court terme : la tendance de fond doit être identifiée. À la condition d’un grand effort occidental, il est envisageable que les armées ukrainiennes parviennent à arrêter l’offensive russe dans le Donbass, ce qui constituerait une victoire, certes incomplète — il resterait à libérer les territoires occupés et à contrebattre la domination navale russe dans le nord de la mer Noire —, mais ce serait une victoire tout de même.
Défaite dans ses ambitions, la Russie subirait un choc géopolitique, porteur de changements. Si tel n’était pas le cas, ne doutons pas qu’une large poussée russe en Ukraine aurait de graves répercussions, de la Baltique à la mer Noire et jusque sur le théâtre méditerranéen. Les États du Centre-Est européen, membres ou non de l’OTAN (voir la Moldavie et, dans le Caucase, la Géorgie), subiraient alors une forme intense de « guerre hybride », l’écart avec une vraie guerre se réduisant dangereusement. Bref, il faut préempter la menace avant qu’elle pèse directement sur les frontières orientales de l’OTAN : les frontières se défendent à l’avant. Encore ne faut-il pas perdre de temps : le dispositif d’aide à l’Ukraine doit rapidement monter en puissance.
Que diriez-vous en guise de conclusion ?
Il faut armer l’Ukraine, plus encore qu’elle ne l’est aujourd’hui : le sort de l’Europe se joue dans le bassin du Don et dans les steppes méridionales de l’Ukraine. De tels enjeux ne sauraient être couverts par un improbable statut de neutralité, même armée, d’autant plus que Kyïv, à juste titre, demande de véritables garanties de sécurité, non pas une neutralité purement nominale. Depuis 2008, les pays de l’OTAN ont refusé d’apporter de telles garanties à l’Ukraine : certains d’entre eux accepteraient-ils désormais de les fournir individuellement, sur la base du volontariat ? Difficile à concevoir.
La seule perspective d’une future intégration à l’Union européenne ne suffira pas non plus à garantir la sécurité de l’Ukraine : quand bien même l’Union européenne est dotée d’une clause de défense mutuelle (l’article 42 § 7, introduit par le traité de Lisbonne), ce Commonwealth paneuropéen n’a pas la substance, la volonté et les moyens militaires de protéger l’Ukraine d’une future agression russe. Dans un tel cas, faudrait-il se résoudre à accepter que l’Ukraine, membre de l’Union européenne ou simplement candidate, soit alors abandonnée à son sort ? Croirait-on que cela n’aurait pas d’effets en retour sur le « projet européen » ?
Si l’on veut garantir à l’avenir la sécurité et l’intégrité territoriale de l’Ukraine, la structure adéquate est celle de l’OTAN. Parce que les États-Unis en sont membres et conservent les moyens d’un « stabilisateur hégémonique ». Les autres formules politico-diplomatiques reposent sur l’espoir que les dirigeants russes deviennent raisonnables et qu’ils s’abstiennent par eux-mêmes d’une nouvelle agression militaire, tout cela sans une force collective de dissuasion qui protégerait l’Ukraine. Bref, une transmutation heureuse de la « Russie-Eurasie ». Peut-on y croire ? Déjà mise à mal à la fin des années 1990, cette perspective s’est révélée illusoire. Tirons-en les leçons.
Lina Kennouche, docteur en géopolitique (Université de Lorraine), chercheuse, journaliste. Elle est notamment contributrice à The Conversation et au quotidien libanais arabophone Al-Akhbar.