L’annonce des négociations russo-ukrainiennes a suscité l’espoir en Occident, les Bourses sont reparties à la hausse. Cet enthousiasme est-il fondé ? Un compromis est-il possible ?
Une lecture attentive des déclarations des dirigeants russes et de leurs représentants devrait suffire à doucher les espoirs des optimistes. Le cycle actuel de pourparlers entre la Russie et l’Ukraine ne signifie pas un changement dans les plans de Moscou, a déclaré le porte-parole du président russe Dmitri Peskov. La désescalade dans les directions de Kyïv et de Tchernihiv ne veut pas dire un cessez-le-feu complet, a précisé de son côté Vladimir Medinski, le chef de la délégation russe aux pourparlers avec Kyïv et l’assistant du président. Tout cela est ponctué par les bombardements sans relâche de l’Ukraine. Et on connaît l’intransigeance farouche du président Poutine. La question se pose alors : que recherche la Russie par ces négociations qu’elle fait miroiter à l’Ukraine et aux Occidentaux ?
Comme souvent, il est éclairant de se référer au passé soviétique, car les dirigeants actuels du Kremlin ont la même conception du « compromis » que les chefs bolcheviques avant eux. Avant tout il faut partir de l’analyse de la « corrélation des forces ». Si elle n’est pas favorable à Moscou alors on peut envisager un compromis avec l’adversaire, à condition qu’il fasse évoluer la corrélation des forces en faveur de Moscou. Écoutons les arguments de Lénine défendant les accords de Brest-Litovsk en mars 1918 : « Maintenant que nous avons signé la paix, nous avons un répit, nous l’utiliserons pour défendre la patrie mieux que par la guerre, car si nous avions une guerre, nous aurions cette armée en proie à la panique et à la débandade qu’il faudrait arrêter et que nos camarades ne peuvent pas arrêter car c’est impossible, la guerre étant plus forte que les prêches, que 10 000 raisonnements. […] La paix est un moyen d’accumuler les forces. […] Mettez à profit le répit qui vous a été accordé, ne serait-ce que d’une heure, pour maintenir le contact avec l’arrière et y créer de nouvelles armées. » On sait à quel point Poutine et son cercle admirent le pacte germano-soviétique : le compromis avec Berlin a permis à l’URSS d’engloutir les États baltes et les provinces orientales de la Pologne. L’accord avec Hitler a radicalement modifié « la corrélation des forces » en Europe au profit de Moscou.
La Russie d’aujourd’hui s’est rendu compte qu’elle ne pouvait pas avaler l’Ukraine d’une seule bouchée, comme elle l’avait cru dans les premières heures de l’offensive. Faisant de nécessité vertu, elle a donc décidé à partir du 25 mars d’appliquer à l’Ukraine la tactique du salami, en l’absorbant tranche par tranche. La priorité est maintenant l’annexion du Donbass dans ses frontières administratives (les entités séparatistes ne représentent qu’un tiers du territoire de la région), ce que Sergueï Roudski, le chef de la direction opérationnelle principale de l’état-major général des forces armées russes appelle « la libération totale du Donbass ».
Déjà les chefs séparatistes parlent d’organiser un référendum sur le rattachement de leurs entités à la Russie. Cela ne signifie nullement que Poutine ait abandonné ses objectifs initiaux, la mainmise sur toute l’Ukraine. Mais, en attendant, les négociations permettent de semer la zizanie et l’incertitude dans le camp de l’adversaire, de mettre Zelensky (et les Occidentaux) devant le choix tragique entre la poursuite de la guerre et l’amputation supplémentaire d’un tiers du territoire ukrainien, d’engranger les concessions déjà arrachées à Kyïv, la neutralité, la possibilité de temporiser sur le statut de la Crimée, avant de formuler des revendications nouvelles. Peskov a toutefois déjà rejeté la proposition ukrainienne d’une période de consultation de quinze ans sur le statut de la Crimée. « Nous n’envahirons pas la Crimée, elle fait partie de la Russie », a-t-il déclaré. « Notre Constitution nous interdit de discuter du sort des territoires russes ou du sort des régions russes avec qui que ce soit, c’est exclu. » Nous retrouvons le vieux principe des négociations avec Moscou résumé par une boutade à l’époque de la guerre froide : « Ce qui est à nous est à nous, ce qui est à vous est négociable. »
Les négociations d’Istanbul ont suscité une tempête d’indignation chez les ultra-patriotes de la télévision russe. Il est significatif qu’elles aient été comparées à celles de Khasaviourt. On se souvient que le 31 août 1996, les accords de Khasaviourt mirent fin à la première guerre de Tchétchénie, après que les forces russes eurent échoué à reprendre la capitale, Grozny. Le général Alexandre Lebed et Aslan Maskhadov, le futur président de la Tchétchénie, convinrent d’arrêter les hostilités et de retirer les troupes fédérales, et de reporter la question principale, celle du statut de la République, à la fin de 2001. À l’époque, cet accord avait violemment été attaqué par les « bruns-rouges » comme une honteuse capitulation ; or selon Alexandre Barkhatov, le porte-parole d’Alexandre Lebed, qui était présent lors des pourparlers, « l’accord de Khasaviourt a été signé non pour conclure la paix au prix d’une promesse d’examiner la question de la souveraineté de l’Ichkérie [la Tchétchénie]. Le but de l’accord était dès le début de gagner du temps afin de pouvoir procéder à un véritable regroupement des forces, notamment à la création de plusieurs détachements de choc ». Rappelons que le président Aslan Maskhadov, le signataire tchétchène de ces accords, a été assassiné par le FSB en 2005.
La Russie amuse la galerie avec de prétendues négociations pour d’autres raisons encore. La très officielle agence Regnum estime que, « pour des raisons tactiques et stratégiques, il n’est pas avantageux pour Moscou de considérer comme un échec la mission de médiation d’Ankara dans la crise ukrainienne ». Il s’agit en effet d’affaiblir la solidarité du camp occidental dont le Kremlin guette avidement les flottements, encouragé par l’obstination du président Macron à maintenir son dialogue masochiste avec Poutine. Tout ce qui peut encourager les pays européens à faire cavalier seul est mis en œuvre par Moscou.
Déjà des voix s’élèvent en Occident pour plaider en faveur d’un relâchement des sanctions afin d’encourager la Russie dans la voie du « dialogue », confirmant le Kremlin dans sa conviction que la politique de sanctions est éphémère, que le sursaut occidental ne durera pas. Poutine n’a nullement renoncé à avoir le beurre (la mainmise sur toute l’Ukraine) et l’argent du beurre (les transferts de technologie et les financements occidentaux ; à terme, la domination sur le continent européen). Citons à nouveau Vzgliad : « La Russie escompte que le succès militaro-politique conduira au retour à la normale des relations [avec l’Occident]. Et en premier lieu, à la levée ou à l’assouplissement de ce que l’Occident appelle les “sanctions”. » Là encore l’évolution de la corrélation des forces semble prometteuse vue de Moscou. Le Kremlin est certain d’avoir la population russe bien en main quoi qu’il arrive, les Russes dussent-ils être réduits à une économie de survie. Alors qu’en Occident la rupture des approvisionnements énergétiques en provenance de la Russie, la hausse consécutive des prix des denrées alimentaires, du carburant et des biens de première nécessité, vont susciter un raz-de-marée de mécontentement dont, espère-t-on à Moscou, vont profiter les leaders populistes proches du Kremlin. Tout cela « va conduire à l’éclatement définitif de l’Occident collectif, et surtout de l’Union européenne, en “principautés” nationales ».
Pendant vingt ans, nous avons sous-estimé la malfaisance de la Russie poutinienne. Les réactions à l’annonce des négociations d’Istanbul montrent que nous continuons à le faire. Poutine est prêt à pousser la Russie dans l’abîme, pourvu qu’il réalise son idée fixe, la destruction de l’Europe et du monde occidental. Il bombarde les réserves de carburant en Ukraine au moment des semailles, pour ajouter le spectre de la famine à tous les fléaux qu’il a déjà déchaînés sur le genre humain.
Avec l’agression contre l’Ukraine, Poutine a joué son va-tout. Il ne lâchera pas sa proie, et plus tôt nous le comprendrons, mieux nous pourrons faire face à un danger que notre attentisme et nos vains espoirs ne feront pas disparaître.
Études de lettres classiques, a séjourné 4 ans en URSS en 1973-8, agrégée de russe, a enseigné l'histoire de l'URSS et les relations internationales à Paris Sorbonne.