La guerre en Ukraine fait rage. Jour après jour, nous assistons à sa litanie d’horreurs, entrecoupée par un flot de commentaires et d’opinions où l’histoire de l’URSS s’entremêle avec le présent de la Fédération de Russie. Le concept d’« humiliation » y figure souvent. Mais la Russie n’est nullement « humiliée ». C’est elle qui cherche à humilier les peuples voisins ainsi que ses propres opposants. Et qui nous menace d’une troisième guerre mondiale.
Les mêmes mots sont obstinément invoqués, les mêmes concepts évoquant des fautes partagées à égalité entre Occidentaux et Russes, et voilà que la machine de la mauvaise conscience occidentale se met en branle : nous assisterions à cette guerre parce que le peuple russe aurait été humilié et bafoué par l’Occident à bien des reprises, avant tout au moment de la chute de l’empire soviétique. Les Russes se seraient donc sentis humiliés quand nos télévisions montraient les images du président Eltsine ivre en public, celles de la corruption en Russie et de la vente des fleurons de l’industrie aux oligarques, pour des prix ridicules. Puis ces mêmes Occidentaux auraient manqué de respect envers le président Poutine. De cette omniprésente « humiliation » russe découlerait en grande partie le « mal » ukrainien, nous dit-on, à quoi s’ajouteraient les « maux » syrien, tchétchène, géorgien. Il faudrait là faire un décompte des morts, et du coût de la destruction.
Au moment même où nos sociétés revisitent leur histoire coloniale, où s’écroulent des statues de nos anciens héros et tombent des mythes de conquêtes, nous assistons à un mouvement allant en sens inverse, à contre-courant de nos consciences occidentales : le rêve impérial de Vladimir Poutine, qui est, rappelons-le, majoritairement soutenu par son peuple, et dont la popularité a gagné 10 points au moment du déclenchement de l’invasion de l’Ukraine. Poutine, dont les visées et les objectifs sont, bien entendu, mondiaux. Il lui faut restaurer la grandeur russe, celle des tsars et des Soviets. Restaurer une chimère impériale dans un pays où environ 25 millions de personnes (sur 146 millions) vivent au-dessous du seuil de pauvreté, ce qui, en Russie, signifie autre chose qu’en Europe : tout simplement la faim, au quotidien. Nous, Occidentaux, regardions à la télévision le spectacle des rues opulentes de Moscou ou de Saint-Pétersbourg, et ne voyions que rarement des reportages sur les banlieues des métropoles, sur les bourgs et les villages où, au milieu des statues de Lénine, la population russe vit dans le dénuement.
Mais revenons au mot « humiliation », cette fois sans ergoter savamment, pour lui rendre son sens premier : il se rapporte au statut de victime et de vaincu.
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Mon fils de trente ans me demande : « Où étiez-vous pour en parler ? » Et il a raison : « Où étions-nous ? » Nous, c’est-à-dire les milliers d’émigrés anonymes des pays de l’Est, partis de chez eux durant les heures noires, glauques, du communisme soviétique allant vers sa chute. Pour ma part, la décision de rester en France a été prise au moment où l’état de guerre a été annoncé dans mon pays, la Pologne, alors que les Polonais s’attendaient au déferlement des troupes soviétiques, et qu’ils subissaient jour après jour internements, rafles, intimidations et les étals vides des magasins d’alimentation. Que l’aisance de la Pologne d’aujourd’hui ne nous induise pas en erreur sur le passé : pendant ces heures pénibles des années 1980 n’ont survécu sans dommages que les plus forts, les plus organisés.
Aujourd’hui, je revendique donc pour les miens, les émigrés des pays de l’Est, le mot « humiliation » et le statut de « victimes ». Ces mots que nous avons tant détesté endosser dans nos pays occidentaux d’accueil, que nous avons moqués, repoussés et refusé de porter dans notre nouvelle réalité quotidienne occidentale, d’ingénieurs transformés en déménageurs, d’enseignantes en femmes de ménage, d’écrivains en chauffeurs. Avec tout mon respect pour ces métiers que nous avons occupés « au noir », en cassant les tarifs de vrais professionnels.
L’émigration d’un pays en guerre est immanquablement une descente sociale. Et malgré toutes les aides du pays d’accueil, la bienveillance de son peuple, on n’y coupe pas. J’englobe parmi les miens les millions d’Ukrainiens qui vivent, en ce moment, le même déclassement, en Pologne et dans d’autres pays d’accueil. Et aussi ces milliers de Russes qui s’en vont de chez eux, « purgés » de leur propre pays. Pour eux aussi, je réclame le mot « humiliation », eux aussi sont sûrement en train de récuser ce terme, pour garder la tête haute, au-dessus de l’eau, au quotidien.
Le même mot « humiliation », je le revendique pour la génération de mes parents qui ont vécu sous la terreur stalinienne, puis tout au long du communisme soviétique imposé par la force à mon pays après 1945. Mon père et ses proches avaient été déportés vers l’URSS, pendant la guerre, pour la seule raison qu’ils avaient appartenu à « l’élément bourgeois ». Ils ont passé six ans en déportation, mon père est revenu d’URSS à l’âge de 17 ans, analphabète, décharné et défiguré par la faim et le travail forcé. De retour en Pologne où le stalinisme russe s’installait, on l’arrêtait régulièrement, car il était « ennemi du peuple », on menaçait de le renvoyer là d’où il était revenu, en URSS. Il s’est reconstruit en récusant son statut de « victime », l’analphabète est devenu ingénieur, spécialisé dans la mécanique automobile. Refusant d’adhérer au parti communiste, il a tout de même réussi sa vie, et il a vu la Pologne indépendante naître après 1989. Ces générations, dont mon père est un exemple de réussite parmi des milliers de personnes brisées, ont vécu l’humiliation du communisme soviétique au plus près, dans leur chair.
Et dans leur psyché, le régime leur ayant imposé le silence, peu de choses filtraient sur leur destin pendant la guerre. Ils en parlaient, à voix basse, entre eux, pour ne pas contaminer leurs enfants par les images de l’humiliation absolue. Des vaincus par une puissance étrangère.
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Nous parlons de la Russie européenne, et elle l’est, mais uniquement par sa courageuse minorité d’opposants qui manifestent aujourd’hui dans les rues contre l’invasion de l’Ukraine. Elle n’est pas européenne quand elle refuse les valeurs démocratiques, quand la majorité de son peuple soutient un Poutine belligérant, un ancien du KGB, un milliardaire en dollars (et nullement un détraqué mental comme on nous le fait croire), un politicien vissé au projet d’un nouvel empire russe, pétri d’un nationalisme malsain, converti à l’idée d’un Moscou impérial, jadis une Troisième Rome, ce foyer universel de la pureté idéologique, le mot d’ordre ayant été expérimenté ailleurs et autrefois, ce « famille, travail, patrie » hostile à l’individuel, aux minorités, à toutes les minorités, dont les LGBT.
Jan Kucharzewski, historien polonais de l’entre-deux-guerres, a travaillé sa vie durant sur un opus qui porte le titre Du tsarat blanc au tsarat rouge (qui n’est pas traduit en français). Avec une rigueur de recherche exemplaire, impartiale, il y analyse l’histoire de la Russie pour observer la naissance, l’essor et l’application à grande échelle de l’idée nationale russe qui se forme tout au long des siècles et traverse la Russie tsariste, puis celle des Soviets. Kucharzewski se rapporte aux penseurs russes, notamment à Nicolas Berdiaev, que je citerai, en guise de conclusion :
« Le peuple russe n’a pas réalisé son ancien rêve de Moscou Troisième Rome. Le schisme ecclésiastique du XVIIe siècle a révélé que le tsarat moscovite n’est pas la troisième Rome. L’idée messianique du peuple russe a pris soit une forme apocalyptique, soit une forme révolutionnaire ; et puis il s’est produit un événement étonnant dans le destin du peuple russe. Au lieu de la Troisième Rome en Russie, la Troisième Internationale a été réalisée, et beaucoup de caractéristiques de la Troisième Rome sont passées à la Troisième Internationale. La Troisième Internationale est aussi un Saint Empire, et elle est également fondée sur une foi orthodoxe. La Troisième Internationale n’est pas internationale, mais une idée nationale russe. »
L’histoire a dessiné sa courbe : la Troisième internationale communiste ayant échoué, le messianisme de l’idée nationale russe nous revient sous la forme de la Russie poutinienne, tortionnaire, liberticide, et nullement « humiliée ». C’est elle qui humilie les peuples voisins et ses propres opposants. Et qui nous menace d’une troisième guerre mondiale.
Anna Ciesielska-Ribard est ingénieure d’étude au Centre de civilisation polonaise, Sorbonne-Université. Ses domaines : la didactique des langues étrangères, traduction du polonais, notamment de l’œuvre de Stefan Żeromski, co-fondatrice de « Trakt éditions ».