La pièce de Sartre Nekrassov fut jouée au théâtre Antoine à partir de juin 1955, mais est un échec auprès des critiques comme des spectateurs. Elle mérite toutefois d’être (re)lue aujourd’hui : parce que, si elle reflète un certain contexte historique, elle illustre aussi l’un des rôles d’un « idiot utile » et a recours à des procédés de propagande, dont certains sont de nouveau en vigueur aujourd’hui.
Le contexte de rédaction
Cette pièce a été rédigée après le premier voyage de Sartre en URSS au printemps 1954. Invité par les Soviétiques et parti sans Simone de Beauvoir, le philosophe a multiplié les déplacements, les visites et les rencontres organisés par ses hôtes, et, quand il est rentré en France, épuisé, il a accordé une longue interview à Libération pour chanter les louanges de l’URSS. Il y assurait, par exemple, que le « contact » avec les Soviétiques était « aussi large, aussi ouvert et aussi facile que possible », et que, « vers 1960, […] si la France continu[ait] à stagner, le niveau de vie moyen en URSS ser[ait] de 30 à 40 % supérieur au nôtre ». Il fallait donc « fortifier et […] créer des relations amicales avec l’URSS ». Avec cette recommandation, le but des hôtes soviétiques de Sartre était atteint. Avec Nekrassov, plus encore.
La pièce est jouée huit ans après le procès Kravtchenko qu’elle évoque explicitement. On s’en souvient, Kravtchenko, haut fonctionnaire soviétique envoyé aux États-Unis en 1943 dans une commission d’achat, a décidé d’y rester et écrit un livre, J’ai choisi la liberté, dans lequel il racontait ce qu’il avait vu en URSS : la collectivisation, les famines, les purges, les camps, la terreur, la surveillance généralisée. Ce livre a été un succès mondial et a entraîné un procès qui s’est tenu à Paris en 1949 et dans lequel Kravtchenko affrontait le journal communiste Les Lettres françaises et ses partisans. Simone de Beauvoir a assisté avec Sartre à une audience et, si elle parle en termes peu amènes de Kravtchenko et de ses témoins, elle admet dans ses Mémoires qu’« une réalité ressortait de leurs dépositions : l’existence des camps de travail » en URSS.
Dès 1949, la question n’était donc plus de savoir s’il existait des camps et des répressions en URSS, mais si ces camps et ces répressions justifiaient de ne pas soutenir l’URSS et l’espoir révolutionnaire que celle-ci était censée incarner. Pour Sartre, non, cela ne le justifiait pas, comme en témoignent ses interviews de 1954 et sa pièce de 1955.
Nekrassov : une pièce contre la « propagande anticommuniste »
L’intrigue de Nekrassov est basée sur un quiproquo volontairement créé. Un escroc recherché par la police, Georges de Valera, se cache chez la fille du journaliste Sibilot, qui travaille pour Soir à Paris. Jules Palotin dirige ce journal et semble inspiré par Pierre Lazareff, le directeur de France-Soir, qui a lui aussi visité l’URSS au printemps 1954 avec son épouse russophone et qui, dans une polémique publique, a reproché à Sartre d’idéaliser ce pays. Palotin a chargé Sibilot de lutter contre « la propagande communiste », et ce dernier, qui reconnaît être « un professionnel de l’anticommunisme », se plaint de ses conditions matérielles : l’argent est sa motivation première. De même, Palotin veut avant tout que son journal se vende. Or Mouton, directeur du conseil d’administration, lui ordonne de renforcer les attaques contre les communistes avant des élections locales :
« Je me rappelle votre belle enquête : « La Guerre, demain ! » On transpirait d’angoisse. Et vos montages photographiques : Staline entrant à cheval dans Notre-Dame en flammes ! De purs chefs-d’œuvre. Mais voici plus d’un an que je note un relâchement suspect, des oublis criminels. Vous parliez de famine en URSS et vous n’en parlez plus. Pourquoi ? Prétendez-vous que les Russes mangent à leur faim ? »
Le danger de guerre, les famines et le niveau de vie soviétique, très bas, ne seraient donc que des thématiques caricaturales, destinées à effrayer, à faire vendre le journal et à influer sur la politique intérieure française. Dès lors, selon Sartre, les articles sur ces sujets devraient susciter l’ironie de ceux qui, comme lui, ne seraient pas dupes.
Mouton exige que Palotin lance une campagne contre l’URSS, mais aussi en soutien à la « suprématie américaine » et au réarmement de la RFA, qui fait alors débat et contre lequel l’URSS s’élève. Cherchant désespérément une idée, Sibilot présente Valera comme « un fonctionnaire soviétique qui a franchi le Rideau de fer », ce qui n’intéresse guère Palotin, et la référence à Kravtchenko est explicite :
« Depuis Kravtchenko, sais-tu combien j’en ai vu défiler, moi, de fonctionnaires soviétiques ayant choisi la liberté ? Cent vingt-deux, mon ami, vrais ou faux. Nous avons reçu des chauffeurs d’ambassade, des bonnes d’enfants, un plombier, dix-sept coiffeurs et j’ai pris l’habitude de les refiler à mon confrère Robinet du Figaro, qui ne dédaigne pas la petite information. Résultat : baisse générale sur le Kravtchenko. […] Ah ! monsieur a choisi la liberté ! Eh bien ! fais-lui donner une soupe et envoie-le, de ma part, à l’Armée du salut. »
Le destin de Kravtchenko serait donc drôle ? Il devrait faire rire ? Des dizaines de Kravtchenko n’ont pourtant pas envahi Paris… L’escroc Valera reprend les choses en main et suggère qu’il est Nekrassov, un ministre soviétique qui a disparu et dont on affirme, sans preuve, qu’il a « choisi la liberté » — une autre allusion à Kravtchenko. Cette fois, Palotin est ravi, même s’il ne croit pas vraiment à cette histoire. Les conditions de Valera sont aussitôt acceptées : « Un appartement au George-V, deux gardes du corps, des habits décents et de l’argent de poche. » Là encore, les motivations seraient avant tout matérielles et l’argent coulerait à flots pour diffamer l’URSS.
Certes, Sartre concède qu’il puisse y avoir des Soviétiques ayant réellement fui en Occident : c’est le cas, dans la pièce, de Demidoff, « un vrai Kravchenko, celui-là, authentifié par l’agence Tass ». Mais Demidoff est ridiculisé et, séduit par les promesses de Valera, accepte de proclamer que celui-ci est bien Nekrassov, tout en sachant que ce n’est pas vrai. D’ailleurs, presque tout le monde sait que Valera n’est pas Nekrassov, mais chacun a intérêt à se taire, parce que cette histoire fait exploser les ventes de Soir à Paris et les actions des fabriques d’armement, et que le gouvernement apprécie cette flambée d’antisoviétisme.
La fille de Sibilot est le seul personnage réellement honnête et généreux de la pièce, et elle est communiste ou proche de communistes. Or elle reproche à Valera de « désespérer les pauvres » en critiquant l’URSS et, resté seul, l’escroc lance trois fois : « Désespérons Billancourt ! » Une expression est née, qui ne figure pas telle quelle dans la pièce : il ne faudrait pas « désespérer Billancourt » en disant la vérité sur l’URSS et le communisme. Sartre se retrouve ainsi, paradoxalement, dans la situation de ceux qui couvrent les mensonges de Valera au nom de leurs intérêts : lui couvre les mensonges soviétiques, car la fin révolutionnaire justifierait les moyens. Et parce qu’il est assez crédule.
Un « idiot utile », publié et joué en URSS
Sartre le concèdera en 1978 : « Je décidai qu’en cette occurrence, l’URSS fût innocente et que le scandale vînt essentiellement de la presse française. » Ce qui n’est pas sans annoncer d’autres tentatives ultérieures pour dénoncer « les médias de la bien-pensance » et pour « réinformer », mais aussi pour justifier la Russie, envers et contre tout. Un intellectuel peut-il « décider » qu’un pays dont il a découvert les camps et les répressions est « innocent » ? Peut-il traiter avec un ton aussi léger et moqueur de problèmes, politiques et humains, aussi graves que la défection de hauts fonctionnaires et leurs révélations sur les crimes commis par les dirigeants soviétiques contre leurs populations ?
Ces procédés discréditeront Sartre auprès de contestataires d’Europe centrale et orientale : le philosophe agit là en « idiot utile » du Kremlin. Cela porte ses fruits : la pièce traduite est publiée en URSS dès août 1955 sous le titre Rien que la vérité ; elle a toutefois été raccourcie d’un quart, de nouvelles répliques ont été ajoutées, et des noms supprimés, à commencer par celui de Kravtchenko1. La première de cette pièce, encore remaniée par son metteur en scène, a lieu à Moscou le 11 mars 1956. Grâce à ces parutions et ces mises en scène, Sartre percevra de l’argent en URSS, qu’il ne pourra dépenser qu’en URSS, ce qui l’incitera à y revenir. Un processus a été enclenché.
Retour à l’affaire Kravtchenko
Quant à l’affaire Kravtchenko, au cœur de Nekrassov, deux points méritent d’être rappelés. Un article publié par Les Lettres françaises en novembre 1947 et diffamant le transfuge est à l’origine du procès ; il était signé par un certain Sim Thomas et « traduit par Jean Dumoulin ». Sauf que Sim Thomas n’a jamais existé. L’article avait été apporté à la rédaction par André Ulmann, admettra Claude Morgan, alors directeur de la publication, et, d’après l’avocat communiste Joë Nordmann, il aurait été écrit par Ulmann lui-même. Ce dernier avait été recruté en 1946 par les services de renseignements soviétiques, et il dirigeait un hebdomadaire d’informations internationales, La Tribune des nations, que finançait le KGB et qui devait influencer des décideurs occidentaux. Aujourd’hui, ce serait un site internet. Joë Nordmann reconnaîtra aussi, mais en 1996, que, pendant le procès, lui et d’autres défenseurs des Lettres françaises avaient « fréquemment des réunions tardives avec un membre de l’ambassade soviétique, pour recevoir des documents et en discuter ». Sans compter que l’URSS avait envoyé des « témoins » qui, chargés d’attaquer Kravtchenko, « venaient le plus souvent chaperonnés par un représentant de leur ambassade ».
L’URSS avait commandité des attaques contre Kravtchenko, et la pièce apparemment si légère de Sartre était aussi une tentative pour donner un second souffle à ces attaques. Consciemment ou pas, l’intellectuel n° 1 d’Occident était utile à ses nouveaux amis : il ridiculisait les opposants à l’URSS, réduisait toute critique de l’URSS à des motivations matérielles et mettait en doute les crimes, les oppressions et les difficultés matérielles dont le pouvoir soviétique était directement responsable.
Politologue, historienne, slaviste, professeure à l'université Rennes II, directrice du département de russe de Rennes II, chercheuse au CERCLE (Nancy II).