Influence maligne et contre-influence : répondre à une menace asymétrique

La stratégie d’influence du Kremlin, comme d’ailleurs de tout État dictatorial et criminel, doit être étudiée de manière rigoureuse et le plus exhaustivement possible. C’est seulement à partir de cette connaissance étendue et systématique qu’il sera possible de prendre les mesures nécessaires avec méthode. Cet article montre aussi que la contre-influence, classique pour affronter les actions d’influence d’autres démocraties, ne marche pas avec de tels régimes. Dès lors, la seule manière de contrer leur influence est de l’empêcher de s’exercer et de la couper à la racine. Ce papier entend proposer un modèle heuristique simple, sur la base duquel les services compétents pourraient et devraient agir.

Les stratégies d’influence des États ont fait l’objet de nombreux papiers académiques et de praticiens. Mais il y a dix ans encore, elles étaient beaucoup plus discrètes de la part des régimes dictatoriaux et moins orientées tous azimuts, ne serait-ce qu’en l’absence de réseaux sociaux. Ces stratégies concernaient surtout les acteurs diplomatiques qui voulaient rallier des partenaires dans une négociation ou pour un vote dans une organisation internationale, les milieux économiques qui entendaient remporter des contrats et, en amont, fixer normes et standards et bien sûr des lobbies divers qui entendaient faire amender le texte d’une directive européenne ou d’une recommandation de l’OCDE ou tuer dans l’œuf des dispositions internationales contraires à leurs intérêts.

Ces mêmes acteurs tentaient aussi de mettre en place des mesures de « contre-influence » pour contrer leurs concurrents, changer de nouveau telle ou telle règle et, parfois même, de manière offensive, discréditer un adversaire. Ces jeux d’influence étaient parfois durs et sans pitié, pas toujours très élégants, et ils pouvaient recourir à la corruption. Toutefois, ils opposaient des démocraties et les acteurs de celles-ci et il ne s’agissait pas de détruire un autre État et de subvertir ses fondements.

Entre les mains de dictatures criminelles, prêtes à donner aux actions d’influence des moyens en disproportion avec leurs propres ressources et désireuses de détruire ceux qu’elles considèrent comme des ennemis, l’influence change de nature, de dimension et de propos. Nous verrons aussi qu’il n’existe plus, avec ces régimes, de capacité égale de frappe des régimes démocratiques. Alors qu’on était, selon le modèle classique, dans une forme de réciprocité possible entre l’influence et la contre-influence, on entre là dans une asymétrie qui fait le bonheur de ces régimes et sur laquelle ils jouent allègrement. C’est la déformation du système classique, souvent décrit, qu’il convient d’étudier.

Cibles et agents

La première étape de toute analyse de l’influence requiert d’analyser les acteurs de l’influence et leurs cibles. En réalité, les catégories sont souvent similaires. Du côté des agents de l’influence — le terme en lui-même ne doit pas être considéré comme péjoratif —, on trouve non seulement les gouvernements et les institutions publiques, mais aussi les entreprises, les think tanks, ceux qu’on appelle les leaders d’opinion, les consultants, notamment lobbyistes et spécialistes de communication, les journalistes, les universitaires, les médias en général et, de plus en plus, les médias sociaux, les groupes d’experts et groupes de travail des organisations internationales, les organisations non gouvernementales, les parlementaires, et le grand public — lui-même souvent travaillé par d’autres agents d’influence. La liste n’est d’ailleurs pas exhaustive. L’une des caractéristiques des temps présents tient à ce que les gouvernements et les officiels ne sont pas les mieux placés pour exercer une stratégie d’influence, d’une part parce qu’ils sont plus visibles, d’autre part parce que la parole publique est de plus en plus suspectée.

Du côté des cibles, on trouve largement les mêmes catégories : bien sûr, de manière ultime, il s’agit d’influencer indirectement les gouvernements pour qu’ils décident telle ou telle action ou, au contraire, ne la décident pas — on pense singulièrement à la riposte devant l’attaque multiforme des régimes dictatoriaux —, mais pour ce faire, l’action d’influence passe par des voies indirectes. Les régimes chercheront ainsi à influencer par le biais des entourages ou « amis » des gouvernants, par le truchement de parlementaires influents ou de journalistes connus, ou encore en suscitant un mouvement dans l’opinion. L’influence ciblera ainsi les potentiels « influenceurs », qu’il s’agisse de personnalités ayant l’oreille des gouvernements, de personnalités en vue intervenant souvent dans les médias ou les conférences internationales, de think tanks influents qu’il s’agira de « pénétrer », de groupes placés auprès des organisations internationales, de hauts fonctionnaires, de personnes travaillant dans le domaine de la sécurité, et bien sûr des médias en tant que tels et notamment des médias sociaux particulièrement propices pour diffuser des nouvelles pas nécessairement fausses, mais souvent biaisées ou tordues. Il s’agit aussi de rendre communs et acceptables des discours pas nécessairement radicaux, mais souvent d’apparence modérée qui aboutissent plus sûrement à de bons résultats : ce que nous avons désigné comme « propagande douce ».

Or, autant entre les démocraties ouvertes, qui ont toutes, à des degrés divers et avec une efficacité variable, des stratégies d’influence, il existe une possible réciprocité, autant avec les régimes dictatoriaux et « fermés » celle-ci ne peut exister. Une démocratie peut difficilement tenter d’influencer un parlementaire ou un officiel d’un régime de ce type ; ils ne peuvent avoir une action envers les médias lorsque ceux-ci sont largement contrôlés par le gouvernement. Dans ces pays, il est tout aussi impossible d’influencer un universitaire ou un think tank, puisque ces derniers sont dans la main du régime. Quant aux réseaux sociaux, ils sont aussi largement fermés et surveillés par les pouvoirs en place — ce qui relève de l’asymétrie dont nous parlions.

Ces actions d’influence des dictatures passent certes par toutes sortes de méthodes. D’abord, il peut s’agir, ni plus ni moins, de l’achat de personnes en place dans l’administration. Il est sans doute possible d’estimer que, compte tenu des risques pour les personnes en cause, c’est relativement exceptionnel. Les « taupes » ne sont que rarement nombreuses et il est aisé de constituer alors le délit d’intelligence avec l’ennemi. Mais dans de nombreux cas, en particulier lorsque cela ne concerne pas des agents publics en fonction, le délit est plus difficile, en droit, à constater. Tel ancien ministre ou haut fonctionnaire, qui travaillerait pour un État étranger comme consultant, avocat ou lobbyiste, a fortiori tel journaliste ou membre d’une université ou d’un think tank, ou tel blogueur, qui serait rémunéré pour de tels services par une puissance étrangère ne tomberaient pas nécessairement, s’ils étaient repérés, sous le coup de la loi actuelle dans de nombreux pays. Il est aussi particulièrement difficile de démontrer le trafic d’influence.

Il reste que la priorité pour les services concernés — concrètement, les services de renseignements, mais aussi ceux des impôts, des douanes, de la police et de la justice — consiste à établir une carte précise de ces réseaux d’influence. Il leur faut identifier les acteurs qui ne sont pas généralement directement les États, mais souvent des entreprises, des organisations ou des personnalités qui leur sont liées et qui peuvent « prendre en main » telle ou telle personnalité occidentale en lui achetant ses services. Souvent aussi, ces acteurs ne sont pas aisément visibles et repérables, en particulier dans le domaine des médias et des réseaux sociaux. Il est facile d’identifier les médias officiels des gouvernements étrangers ; il est plus difficile d’identifier ceux qui ont des prête-noms ou sont indirectement dans la main de personnalités proches de ces pouvoirs. Il est encore plus compliqué d’ouvrir la boîte noire des réseaux sociaux et de repérer la façon dont des acteurs étrangers agissent par le biais de groupes privés sur Facebook, Telegram ou WhatsApp.

Il leur faut aussi identifier les cibles de la manière la plus exhaustive possible et confirmer ou infirmer certaines suspicions. Cela nécessite des investigations poussées qu’il convient d’entreprendre d’urgence, en liaison avec nos partenaires qui peuvent disposer d’informations utiles en particulier sur les flux d’argent.

Enfin, sur le plan analytique, il convient de bien identifier — et là, le travail est plus intellectuel que policier —, les objectifs que poursuivent les acteurs de l’influence et son déploiement temporel. Il est en effet important d’observer que les objectifs peuvent être de long terme — affaiblir la démocratie, contribuer à faire changer la perception sur un régime —, sur le moyen terme — changer le rapport de forces dans les négociations à venir, modifier les règles fondamentales des institutions internationales — et sur le court terme — changer les perceptions sur un conflit en cours, pousser, devant telle ou telle action, à dissuader les démocraties de toute réponse ferme, propager des récits de légitimation de tel ou tel régime dictatorial.

Des méthodes non sanctionnées

Devant ces actions d’influence malignes, le principal problème qu’affrontent les démocraties est le manque, à l’heure actuelle, d’outils légaux. Certes, il est impossible — d’ailleurs heureusement — que les États démocratiques sanctionnent la parole libre, même néfaste pour les valeurs démocratiques, qui font le jeu des dictatures. Mais en ce domaine, l’intention et les motivations comptent. Certains peuvent agir par idéologie — c’était en large partie le cas, à l’époque de la Russie soviétique ou de la Chine maoïste, du côté des soutiens de ces régimes. D’autres, en revanche, peuvent agir par intérêt. Or, aujourd’hui ce qu’on peut désigner par « corruption morale » — ce qui est un jugement de valeur exprimé librement — ne coïncide pas avec la « corruption légale » — ce qui est une appréciation juridique qui désigne un délit. La notion déjà évoquée d’« intelligence avec l’ennemi » est, en droit, de portée limitative (article 411-4 et 411-5 du Code pénal).

Or, l’élément-clé ici est bien la facilité avec laquelle certains États dictatoriaux cherchent à rémunérer l’appui de personnalités diverses, dans de nombreux cas en toute légalité. Les enquêtes semblent d’autant plus rares que, sauf lorsqu’il s’agit d’agents publics ou de personnes, notamment parlementaires, disposant d’une partie de l’autorité publique, l’incrimination pénale possible fait défaut. La révélation de soupçons de corruption par l’Azerbaïdjan au sein de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe fait figure d’exception. Même le sacro-saint « secret des affaires » qui, dans de tels cas, pose un problème majeur, conduit à rendre impossible l’exposition au grand jour de telles pratiques, en admettant même qu’elles puissent être jugées délictueuses par un tribunal. Souvent aussi, la rémunération pour services rendus obéit à des schémas compliqués — cascade d’intermédiaires — qui rend leur traçage particulièrement ardu. Telle ou telle personne peut ainsi être rémunérée de manière officielle par une entité juridiquement française, même si celle-ci a un lien direct ou indirect avec une entité étrangère. Or, il apparaît que l’une des techniques les plus dangereuses employées par les régimes à l’encontre des démocraties réside dans l’exportation dans celles-ci des techniques de corruption.

Il n’y aura pas de lutte sérieuse contre les influences malignes au sein des démocraties sans un renforcement considérable à la fois du contrôle des entités étrangères liées aux régimes dictatoriaux, qui ne sauraient, même si elles ont la nature d’entités françaises, disposer de la même immunité que les autres, et, plus encore, d’une mise à niveau considérable des dispositifs anti-corruption au sein de l’Union européenne et du Royaume-Uni. C’est d’ailleurs la voie que semblent avoir prise récemment les États-Unis, même si certaines voix considèrent qu’ils restent encore au milieu du gué.

Les étapes à accomplir d’urgence sont bien connues et nous les avions déjà rappelées. La première consiste à faire entrer dans le champ de l’incrimination pénale le fait de recevoir une rémunération, même déclarée, de la part de puissances étrangères pour défendre une position favorable à celles-ci. Une telle mesure doit viser de manière prioritaire les personnes ayant été dépositaires de l’autorité publique (anciens membres d’un gouvernement, anciens parlementaires, anciens agents publics notamment). La deuxième consiste à instaurer des règles de transparence claire et de contrôle des organisations, publiques ou privées, recevant de tels financements (universités, médias, think tanks — pour ces derniers, autant le budget de fonctionnement courant que l’organisation d’événements). La troisième, enfin, sans que cela soit exhaustif, devrait conduire à renforcer les enquêtes coordonnées des services compétents sur les personnes morales ou physiques susceptibles de bénéficier de tels avantages.

Leur asymétrie et la nôtre : pour des représailles massives

Dans le contexte d’asymétrie que nous avons rapidement exposé, il ne saurait donc être possible d’agir par le biais de contre-influences comme c’est le cas avec les démocraties. Une vigilance particulière doit d’ailleurs être exercée par les pays démocratiques sur la manière dont les influences étrangères des dictatures pénètrent aussi certaines organisations internationales — les cas récents d’Interpol et de l’Organisation mondiale de la santé ne sauraient être traités de manière légère. Or, à partir du moment où les démocraties se trouvent en large partie privées de la capacité d’atteindre l’opinion des régimes répressifs, la seule solution est d’entraver sans hésitation les actions d’influence maligne dans nos pays.

La première action consiste à considérer différemment les médias selon qu’ils sont libres et indépendants ou dans la main des États. Aujourd’hui, dans le cadre des lois existantes, le régulateur ne peut faire aucune différence selon ceux-ci. Cette position devient insoutenable. La distinction à établir ne doit pas considérer l’origine des fonds — la BBC ou Deutsche Welle sont des médias étrangers, mais non des outils à la main des gouvernements britannique et allemand — mais le contrôle éditorial et l’objectif.

La deuxième action consiste à renforcer la faculté des plates-formes Internet à repérer et à labelliser comme tels les contenus à fin de manipulation de l’information en provenance des États dictatoriaux. Il faut mettre fin à une prétendue équivalence — cela fait aussi partie de la défense des démocraties, sans remettre en cause la liberté d’expression interne. La caractérisation même des « médias » est un enjeu fondamental de la prochaine réglementation européenne sur les services digitaux (Digital Services Act) qui doit absolument permettre aussi d’opérer la distinction entre les médias dotés de journalistes et d’une rédaction indépendants et les médias soit sans journalistes — c’est le cas d’un certain nombre de médias souvent qualifiés de « complotistes », qui parfois d’ailleurs peuvent avoir certains liens avec une puissance étrangère —, soit sous contrôle, direct ou indirect, d’États ou d’entités étrangers.

Enfin, la troisième action, qui relève de la responsabilité des gouvernements, consiste à exposer beaucoup plus qu’aujourd’hui les actions d’influence des régimes dictatoriaux et les principaux récits de propagande qu’ils charrient. Si les pays européens commencent à prendre conscience de ces actions malignes, ils restent encore trop timides dans leur exposition publique. Beaucoup évoquent aujourd’hui, selon une terminologie empruntée à la réaction nécessaire des populations devant les actes terroristes, la « résilience ». C’est de résistance qu’il convient de parler. Encore faut-il comprendre la nature de la guerre qui nous est livrée.

tenzer

Non-resident senior fellow au Center for European Policy Analysis (CEPA) et blogger sur Tenzer Strategics. Analyste des questions internationales et de sécurité, ancien chef de service au Commissariat général du Plan, enseignant à Sciences-Po Paris, auteur de trois rapports officiels au gouvernement et de 23 ouvrages, notamment Quand la France disparaît du monde (Grasset, 2008), Le Monde à l'horizon 2030. La règle et le désordre (Perrin, 2011), avec R. Jahanbegloo, Resisting Despair in Confrontational Times (Har-Anand, 2019) et Notre Guerre. Le crime et l'oubli : pour une pensée stratégique (Ed. de l'Observatoire, 2024).

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