Il est déjà possible de reconnaître que la Russie a perdu la Troisième Guerre mondiale, c’est un diagnostic médical. Les pertes démographiques dues au Covid-19 s’élèvent à 1 million de personnes en un an et demi, comparables aux décès durant la Première Guerre mondiale (de 1,3 à 1,5 million en quatre ans). Actuellement, selon les chiffres fournis par le démographe indépendant Rakcha, entre 200 000 et 300 000 personnes sont contaminées quotidiennement, de 3 300 à 3 500 en meurent chaque jour1. De surcroît, il est certain que ces statistiques seront pires en novembre.
Cette défaite est à mettre entièrement sur le compte de notre gouvernement dysfonctionnel qui n’a su assurer ni l’information, ni l’isolation, ni la vaccination. Tous les mythes sur les régimes autoritaires se sont fracassés en raison de la totale paralysie du nôtre — ce régime n’est capable d’assurer que sa seule survie mais se révèle désastreusement inapte à protéger sa propre population contre une menace globale. En d’autres termes, il ne s’acquitte pas de de son devoir primordial : assurer la sécurité.
C’est d’autant plus consternant que la Russie était bien armée pour cette guerre. Depuis Semachko [académicien, l’un des organisateurs du système de santé soviétique dans les années 1930-1940, NDLR], on possède un système paramilitaire de médecine et de vaccination, y compris de médecine préventive dont les capacités, même si elles ne sont pas ultramodernes, suffisent à assurer un fonctionnement logistique et médical relativement simple, avec une hiérarchie administrative fonctionnelle au niveau des régions, des districts et des municipalités. Ce système qui ignore complètement la protestation civile est une verticalité corporative qui, sur commande, peut isoler ou vacciner des millions de ses collaborateurs. De plus, nos médecins ont créé un vaccin performant globalement concurrentiel, de fabrication facile et transportable, hérité de l’industrie de pointe de vaccination soviétique.
Mais cette gigantesque armée de médecins, de responsables armés de vaccins, s’est tout bonnement évanouie à la première menace crédible à laquelle le pays a dû faire face au XXIe siècle : le Kremlin s’est enfermé dans son bunker, suivant l’exemple de Staline qui avait paniqué dans sa datcha en juin 1941 ; les responsables ont eu peur d’imposer la quarantaine sans ordre venu d’en haut (à l’exception du saut périlleux de Sergueï Sobianine, maire de Moscou, en avril 2020) ; parmi les médecins, les uns ont héroïquement comblé les brèches de leurs corps, tandis que les autres ont diffusé eux-mêmes des fabulations anti-vaccinales ! Quant aux vaccins eux-mêmes, ils ont été envoyés dans des contrées lointaines à des fins géopolitiques peu claires, ou déversés en douceur dans des éviers de centres médicaux, tout en faisant trafic de faux certificats de vaccination. À l’instar du mois de juin 1941 où presque toute l’aviation soviétique était bombardée sur des aérodromes, et les chars, dans des parcs…
La majorité de la population a honteusement capitulé devant le virus. Bien entendu, tant les autorités que la propagande se sont donné du mal pour enseigner aux citoyens à ignorer les faits en leur inculquant la conspirologie, en leur mentant pendant longtemps sur les soi-disant succès de la Russie et les soi-disant échecs de l’Occident vis-à-vis du virus. Grâce aux efforts de RT et autres poubelles propagandistes qui inventaient des fakes sur le virus et les vaccins, ces fakes sont revenus comme un boomerang pour infecter la Russie. Mais là n’est qu’un aspect du problème, l’autre étant l’état calamiteux de la société russe, incapable de la plus élémentaire solidarité et cohésion sociale, incapable de se soucier de ses proches et du bien commun, habituée au risque et baignant dans le nihilisme médical et social, dans l’indifférence et le mépris de son propre corps. Tous ces maux nationaux, loin d’avoir surgi au XXIe siècle, sont issus des entrailles de l’histoire et de la préhistoire soviétiques, aggravés par la culture de masse, l’obscurantisme et les fakes de l’époque de la 3G et des réseaux sociaux. C’est une déroute simultanée du pouvoir et de la société qui se complètent à merveille dans ce tango fatal et suicidaire.
L’an dernier, j’ai souvent exprimé mon inquiétude sur le virus, je décrivais sa dangerosité et ses futures attaques, ce qui m’a valu, de la part des plus « talentueux » de mes lecteurs, la réputation d’épouvantail Covid. Cette année, par contre, je suis tout à fait tranquille. J’ai beaucoup appris sur la Russie, ses dirigeants et sa population. Il y a, certes, encore beaucoup à apprendre. Sur ceux qui achètent un certificat de vaccination, qui se fichent des masques, qui s’entassent dans des bouchons aux guichets d’enregistrement des aéroports pour partir à bord d’avions bien remplis en vacances Covid, sur ces parents qui rédigent des demandes aux procureurs pour que leurs enfants ne soient pas soumis aux tests Covid à l’école, sur ces millions de citoyens passifs qui acceptent la réalité comme elle se présente, comme ils y sont habitués, sans vouloir en changer un iota, sans vouloir modifier le pouvoir ni leurs propres habitudes, et qui marchent en cohorte vers leur trépas avec soumission, comme l’ont fait au fil des générations précédentes d’autres citoyens russes. C’est tout bonnement du Darwin, me dis-je, c’est inattendu que surgisse, dans la Russie des années 2020-2021, un processus de sélection naturelle, un test absolu de capacité de survie et que la majorité de la population tout bonnement y échoue.
À en juger d’après l’évolution du virus et les nouvelles provenant d’autres pays, cette histoire ne se terminera ni en 2023 ni en 2024, le virus va muter, évoluer de région en région, se modifier, se renforcer dans des populations du type russe et prendre le caractère de vagues saisonnières. Les pratiques d’isolation partielle et de revaccination deviendront courantes et seront présentes partout. Mais, dans ce contexte, la Russie n’atteindra jamais le seuil d’immunité collective de l’ordre de 80 %, parce que de nouveaux variants apparaîtront et les gens les attraperont une deuxième, une troisième, une cinquième fois. De plus, notre pays est structurellement incapable de respecter les règlements antiépidémiques et vaccinaux, de sorte que l’état de catastrophe démographique et médicale deviendra probablement chronique, ramolli, avec toutes les pertes qui s’ensuivront : perte de qualité de vie, diminution de l’espérance de vie, et un état d’urgence constant, bien entendu.
Et je songe, bien sûr, aux autorités, aux généraux et agents de renseignements, qui rêvent de fusées hypersoniques, de bases dans l’Arctique, qui créent en secret de nouveaux laboratoires chimiques et des troupes de cyber-guerriers, en se préparant à une hypothétique grande guerre aux alentours de 2030, ce qui fait battre leur cœur plus vite, sans qu’ils remarquent qu’ils ont déjà irrémédiablement perdu la vraie guerre.
Traduit du russe par Colette Hartwich
Sergueï Medvedev est un universitaire, spécialiste de la période postsoviétique, dont le travail s’enrichit des apports de la sociologie, de la géographie et de l’anthropologie de la culture. Il a remporté le prestigieux Pushkin Book Prize 2020 pour son livre The Return of the Russian Leviathan, qui a été largement salué aux États-Unis et en Grande-Bretagne, ainsi qu’en France (sous le titre Les Quatre Guerres de Poutine, Buchet-Chastel, 2020).