L’annonce le 22 avril du retrait des troupes russes massées à la frontière ukrainienne a constitué un soulagement pour les Ukrainiens et les Occidentaux. La Russie semble revenir à la case départ, à savoir l’exigence de l’application des accords de Minsk qu’elle interprète à sa manière. Mais le retour à ce slogan est loin d’être l’indice d’une position plus conciliante. Car la Russie dispose de nombreux instruments pour essayer d’étouffer l’Ukraine avant de la « reconquérir » : l’intégration dans l’Etat ukrainien des enclaves séparatistes téléguidées par Moscou ; la subversion ; l’asphyxie économique ; l’intimidation militaire ; enfin, la propagande et la guerre psychologique.
Tant que Poutine sera au pouvoir il n’y a aucun espoir d’amélioration des relations russo-ukrainiennes car la soumission de l’Ukraine est une idée fixe du président russe. Moscou compte plus que jamais sur la France et l’Allemagne, cosignataires des accords de Minsk, pour ramener l’Ukraine dans l’orbite russe.
Après l’annonce le 22 avril dernier du retrait des troupes russes massées tout au long de la frontière avec l’Ukraine, c’est le soulagement en Ukraine et en Occident. La Russie semble revenir à la case départ, à savoir l’exigence de l’application des accords de Minsk tels qu’ils sont interprétés par le Kremlin. Mais le retour à ce slogan est loin d’être l’indice d’une position plus conciliante. Car que signifient vraiment les accords de Minsk ? Rappelons que le texte actuellement en vigueur fut signé le 15 février 2015, après une lourde défaite de l’armée ukrainienne incapable de stopper l’offensive des forces russes.
L’Ukraine a signé le couteau sous la gorge un texte formellement négocié entre les représentants de l’Ukraine, de la Russie, de la France et de l’Allemagne, mais en réalité dans une large partie imposé par la Russie. Les accords prévoient le retrait « de toutes les armes lourdes par les deux parties », la mise en place d’une bande démilitarisée d’une largeur de 50 à 140 kilomètres, la reprise par Kiev du financement des territoires sous contrôle rebelle, et une réforme constitutionnelle en Ukraine d’ici fin 2015, introduisant une « décentralisation », octroyant un statut spécial aux régions de Donetsk et de Lougansk. Celles-ci auront le droit de nommer procureurs et juges, de constituer des « unités de police du peuple », d’avoir une « coopération transfrontières avec des districts de la Fédération de Russie ».
Si ces accords étaient mis en oeuvre sans contrôle strict par les Occidentaux de leur application, la Russie obtiendrait l’essentiel : l’assurance d’une ruine prolongée de l’Ukraine obligée d’assumer le fardeau économique des enclaves pro-russes aux mains de réseaux mafieux supervisés par les services russes, et l’assurance que l’État ukrainien serait durablement faible. Moscou aurait la possibilité de contrôler le gouvernement de Kiev grâce aux régions de l’Est devenues une force de blocage après la mise en place de la réforme constitutionnelle. Des décisions stratégiques en matière de politique étrangère, comme l’adhésion à l’Union européenne ou à l’OTAN, seraient impossibles sans l’accord de tous les membres de la fédération ukrainienne. La Russie aurait le moyen de déstabiliser l’Ukraine de l’intérieur à tout moment. Ainsi affaiblie, l’Ukraine reprendrait théoriquement le contrôle de ses frontières. S’ils ne s’impliquent pas pour veiller à la non-interférence de Moscou dans ces régions de l’est de l’Ukraine, les Européens eux-mêmes se trouveraient dans la position compromettante d’être quasiment intimés par Moscou d’amener les Ukrainiens au respect de ces clauses qui reviendraient alors de facto à un abandon de souveraineté.
Depuis 2015, la stratégie russe de reconquête de l’Ukraine repose sur plusieurs instruments. Nous avons vu le premier : l’intégration dans l’Etat ukrainien des enclaves séparatistes téléguidées par Moscou. Le second est la subversion. La Russie dispose en Ukraine d’une cinquième colonne très active, dotée d’énormes moyens financiers, gravitant autour de l’oligarque Viktor Medvedtchouk, ami du président Poutine. Celui-ci était à la tête d’une plate-forme d’opposition et de trois chaînes de télévision diffusant de la propagande russe qui ont été fermées par le président Zelenski en février 2021, à la grande fureur de Moscou. Troisième instrument : l’asphyxie économique. La mise en service du gazoduc Nord Stream 2 vise à priver l’Ukraine des revenus du transit pétrolier. La fermeture du détroit de Kertch en avril poursuit le même but. Une partie du littoral de la mer d’Azov est toujours placée sous la souveraineté de l’Ukraine, avec deux ports économiquement actifs: Berdiansk et Marioupol. Ces deux ports assurent le cinquième des exportations ukrainiennes. Les experts russes ont calculé que le blocage du détroit de Kertch entraînera une chute de 12,7% du PIB pour l’Ukraine.
Quatrième instrument : l’intimidation militaire. Il ne s’agit pas seulement de pousser le gouvernement ukrainien à des abandons de souveraineté, mais d’empêcher les investissements d’arriver dans le pays et donc d’entraver son développement économique en faisant régner l’incertitude. Des dépenses militaires exorbitantes seraient imposées à un pays appauvri.
Cinquième instrument : la propagande et la guerre psychologique. Donnons un exemple récent : la Russie a fait mine d’offrir le vaccin SputnikV à l’Ukraine, durement éprouvée par la pandémie. Le gouvernement ukrainien ayant refusé, la propagande russe s’est déchaînée contre les « Ukronazis » génocidaires. Un autre thème récurrent de la propagande du Kremlin est le « lâchage » de l’Ukraine par l’Europe. Les médias russes s’ingénient à montrer que la France et l’Allemagne sont parfaitement alignées sur Moscou en ce qui concerne l’Ukraine. Face aux Européens, la propagande du Kremlin diffuse l’idée que l’Ukraine est « un projet américain » et qu’ils devraient affirmer leur « indépendance » en cessant de soutenir Kiev. La presse russe a ainsi résumé l’entretien du 26 avril entre les présidents Macron et Poutine : « les deux dirigeants ont réaffirmé leur intention de poursuivre une coopération étroite entre la Russie et la France dans le « format Normandie » [de Minsk] ». Des responsables français et allemands paraissent parfois se prêter à ce jeu russe en ne mesurant pas combien chacune de leurs paroles est exploitée par Moscou. Le 15 avril, le secrétaire d’Etat aux affaires européennes Clément Beaune affirmait que l’adhésion de l’Ukraine à l’UE n’était pas « une perspective sérieuse ». Ce genre de propos, placé en dehors du contexte où il fut tenu, est amplement relayé par la propagande russe. Les Européens ont trop vite oublié le précédent de 2008, lorsque le refus allemand et français d’accorder à la Géorgie le MAP (Membership Action Program) de l’OTAN en avril avait sans doute convaincu Poutine qu’il pouvait impunément lancer ses troupes contre cette république caucasienne.
A Moscou, on semble continuer d’espérer que les Ukrainiens, exaspérés par les difficultés économiques et lâchés par l’Europe, finiront par se débarrasser de leur gouvernement pro-occidental et rejoindront un jour un Etat unifié Russie-Bélarus. Tant que Poutine demeurera au pouvoir, il n’y a aucun espoir d’amélioration des relations russo-ukrainiennes car la soumission de l’Ukraine est une idée fixe du président russe.
Études de lettres classiques, a séjourné 4 ans en URSS en 1973-8, agrégée de russe, a enseigné l'histoire de l'URSS et les relations internationales à Paris Sorbonne.