Moment singulier que celui que nous vivons aujourd’hui. Le piège patiemment construit par Moscou contre l’Europe depuis 20 ans est en train de se refermer. La Russie n’a jamais caché sa volonté d’abuser de sa position dominante sur le marché énergétique pour réaliser ses objectifs de politique étrangère. Les Européens affolés se débattent comme des mouches prises dans une toile d’araignée. Comment en sommes-nous arrivés là ?
Il faut remonter à la période soviétique pour comprendre ce que la Russie est en train de mettre en place sur le continent européen et en voir les implications politiques. Les dirigeants soviétiques dès Lénine et Staline avaient entrepris de construire une économie unifiée reposant sur la dépendance des républiques de l’URSS par rapport au pouvoir central. « Le camarade Staline a dit très justement que celui qui a le pétrole a le pouvoir », déclara Kirov au XIVe Congrès du Parti (cité dans N.A. Efimov, « Sergej Mironovič Kirov », Voprosy istorii, n° 11, 1995, p. 58). C’est dans cette optique que le Kremlin a développé un réseau de gazoducs et d’oléoducs intégrés, dont le centre était la république soviétique de Russie. Les pipelines partaient des gisements de gaz et de pétrole dans les États soviétiques comme le Turkménistan et le Kazakhstan, convergeaient en Russie, d’où provenaient le gaz et le pétrole redistribués ou vendus en Europe, le principal marché d’exportation d’énergie de l’Union soviétique. En retour, les républiques soviétiques recevaient du gaz subventionné. Après l’effondrement de l’URSS, Moscou a tout fait pour préserver ces « agrafes ». À partir de l’avènement de Poutine au pouvoir, elle a développé une politique persévérante d’extension de ce maillage russocentrique à l’Europe tout entière.
Gazprom un partenaire fiable ?
La Russie n’a pratiquement jamais hésité à mettre en œuvre l’arme du gaz et du pétrole, principalement dans son voisinage immédiat mais aussi plus loin. En 1990, l’URSS gorbatchévienne a soumis la Lituanie à un embargo énergétique au moment où le Parlement de la République a proclamé son indépendance. Après une coupure de gaz en septembre 1993, Leonid Koutchma, le président de l’Ukraine, a dû accepter la remise de la dette de gaz en échange de l’autorisation accordée à la Russie de conserver en Crimée ukrainienne la majeure partie de la flotte de la mer Noire. Rien qu’en 1998 et 1999, le producteur de pétrole russe Lukoil a interrompu les livraisons de pétrole brut à la raffinerie lituanienne de Mažeikiai au moins neuf fois. Des motifs commerciaux en apparence sont utilisés pour légitimer des manipulations de prix du gaz et/ou d’approvisionnement qui, dans de nombreux cas, sont plus déterminés par la géopolitique que par les préoccupations de rentabilité des entreprises. Un expert a identifié une quarantaine de coupures d’énergie russes à motivation politique entre 1991 et 2004.
Ce qu’on a appelé la « Pipeline building frenzy » commence en 2001 et se poursuit depuis. La Russie a construit un gazoduc vers la Finlande qui assure 100 % de la consommation finlandaise. À cela s’ajoutent le Nord Stream 1 et 2 ; le gazoduc Beltransgaz qui contrôlait l’acheminement via le territoire du Bélarus de près du quart du gaz exporté par la Russie vers l’Union européenne par le gazoduc Yamal-Europe ; les gazoducs ukrainiens qui assurent le transit du gaz russe vers plusieurs pays de l’Europe ; le South Stream et le Blue Stream reliant la Russie à la Turquie. Les experts étrangers s’étonnaient de ce foisonnement de tubes, dont les capacités d’exportation dépassaient largement les volumes livrés par Gazprom, sans comprendre que le but de Moscou était de créer une situation où le gaz pouvait être dirigé dans tel ou tel pays par décision du Kremlin, selon des considérations politiques. La sous-utilisation de ces gazoducs était planifiée dès le début.
Mais c’est surtout à partir de 2005, après la signature avec l’Allemagne de l’accord en vue de la construction du Nord Stream 1, que la Russie a commencé à brandir ouvertement l’arme énergétique, fermant les robinets du gaz aux pays insoumis, amenant les autres à lui abandonner des pans toujours plus importants de leur souveraineté en échange de rabais dans la facture gazière. Car Gazprom fixe les prix à la tête du client : ainsi, après la « révolution orange », l’Ukraine du président Iouchtchenko se vit réclamer 220 à 230 dollars pour 1 000 m3 de gaz (contre 50 dollars précédemment), alors que le Bélarus, au moins jusqu’à la réélection du président Loukachenko, conservait son tarif préférentiel (46,7 dollars/1 000 m3) après avoir été contraint en mars 2004 d’ouvrir son consortium Beltransgaz, le réseau gazier bélarusse, à Gazprom : en février 2004, la Russie avait interrompu ses livraisons de gaz au Bélarus pour le forcer à faire entrer Gazprom dans le consortium. En avril 2006, Gazprom a mis Loukachenko au pied du mur : soit Gazprom obtient le contrôle total de Beltransgaz, soit le Bélarus devra acheter son gaz aux prix du marché dès 2007 (en 2011, Gazprom deviendra propriétaire à 100 % de Beltransgaz, rebaptisé Gazprom Transgaz Belarus). À partir de 2006-2007, l’idée fixe de la politique étrangère russe est en effet de mettre la main sur les infrastructures énergétiques à l’étranger. Poutine faisait miroiter à ses interlocuteurs étrangers l’accès à l’exploitation des gisements russes, mais à condition que les réseaux de distribution soient cédés à la Russie.
Lorsque les livraisons de pétrole russe à la République tchèque chutèrent le 9 juillet 2008, Moscou invoqua des raisons techniques. Mais à Prague, on était convaincu que c’était là un signal de la mauvaise humeur du Kremlin après la décision récente de la République tchèque d’héberger le nouveau système radar antimissile américain. Au moins trois des manipulations dans les livraisons en gaz ont causé des perturbations systémiques profondes en Europe ; en particulier, en janvier 2009, la coupure de gaz que Gazprom a imposée pour punir l’Ukraine de son soutien à la Géorgie au moment de la guerre russo-géorgienne, en invoquant le prétexte de la dette gazière de Kiev, a fait tomber la pression à l’ouest jusqu’en France et contraint les entreprises et les écoles du sud-est de l’Europe de fermer par un froid intense. En moins d’une semaine, fin mars et début avril 2014, après la fuite du pro-russe Ianoukovitch, Gazprom a augmenté le prix des exportations de gaz vers l’Ukraine de 268,5 dollars pour 1 000 m3 à 485 dollars. De 2014 à 2015, la Russie a tenté de couper les approvisionnements slovaques, hongrois et polonais afin d’éviter que le gaz russe sous contrat ne soit revendu à l’Ukraine via le flux de revers. La dépendance gazière des Européens à l’égard de la Russie était déjà suffisante pour les empêcher d’introduire des sanctions strictes visant le secteur énergétique russe après l’annexion de la Crimée et l’intervention dans l’est de l’Ukraine.
Les précédents indiquent aussi que, dès que la Russie se sent en position de force, elle en profite pour écraser son partenaire, même le plus docile : ainsi en 2006, lorsque l’Arménie commit l’erreur d’autoriser l’achat par la Russie du gazoduc Arménie-Iran, fermant à l’Arménie la possibilité de tout approvisionnement alternatif, Moscou augmenta brutalement le prix de vente du gaz, plongeant l’économie arménienne dans une crise durable. Ceci doit particulièrement faire réfléchir les Européens aujourd’hui. La docilité politique ne rendra pas leur fournisseur russe plus accommodant s’il est en position de monopole.
Le coup de grâce à l’Union européenne ?
À lire les analyses russes, on s’aperçoit que Moscou voit une autre opportunité encore dans la crise énergétique actuelle. Le Kremlin espère achever de brouiller les pays européens entre eux en les mettant en concurrence pour obtenir les faveurs de Gazprom. L’important est surtout de détruire le noyau de la solidarité centre-européenne. La Hongrie et Gazprom viennent de signer un contrat pour fournir 4,5 milliards de m3 de gaz par an au cours des 15 prochaines années. Parmi ceux-ci, 3,5 milliards passeront par la Serbie, 1 milliard par l’Autriche. Pour la première fois dans l’histoire, le gaz de Russie sera fourni à la Hongrie en contournant l’Ukraine. De plus, Kiev risque d’être privé de la possibilité d’acheter du gaz de revers, il devra se fournir en Russie. Pour Moscou, l’opération est tout bénéfice : l’asphyxie de l’Ukraine est maintenant complète, les relations entre la Hongrie et la Commission européenne se détériorent encore davantage. Le Kremlin envisage déjà de réitérer cette opération avec la Slovaquie, même si Gazprom est obligé de concéder des remises importantes à ce pays pour y parvenir. Moscou espère aussi monter les Lettons et les Estoniens contre les Lituaniens qui souhaitent boycotter totalement les importations d’électricité du Bélarus. Or, depuis l’époque soviétique, il existe un anneau énergétique BRELL (Bélarus – Russie – Estonie – Lituanie – Lettonie), qui unit les systèmes énergétiques de ces cinq États. Les pays baltes achetaient de l’électricité à la fois à la Russie et au Bélarus. La décision lituanienne de limiter les importations en provenance du Bélarus a suscité de vives tensions avec la Lettonie et l’Estonie que le Kremlin se propose d’exploiter.
Mais plus largement, la perspective de voir un chaos économique s’installer en Europe à cause de la crise énergétique sourit à Moscou, il n’est que de voir les descriptions complaisantes des désordres britanniques actuels dans les médias russes pour s’en convaincre, il n’est que de rappeler aussi que la Russie vient de refuser de vendre plus de charbon à l’Europe, alors qu’elle augmente de 90 % ses livraisons d’électricité à la Chine. Une Europe en ruine cesserait d’être un pôle attractif pour les pays de l’espace ex-soviétique. L’encouragement au « chacun pour soi », la guerre de tous contre tous pour obtenir le gaz russe (également évoquée dans la presse russe avec gourmandise) permettront à la Russie de cueillir un à un les pays européens, d’accélérer la mise en place de l’hégémonie du Kremlin sur le continent eurasien. Ainsi se défait l’architecture européenne mise en place à partir du plan Marshall, qui reposait sur la coopération des Européens entre eux et sur la solidarité de l’Europe libre. RIA Novosti peut titrer triomphalement « Les États-Unis ont perdu la bataille pour l’Europe, la Russie a gagné ».
Ces perspectives se concrétisent de jour en jour. Car la crise provoquée par la création de l’AUKUS va dans le même sens. « Un possible rapprochement entre la France et la Russie après le coup perfide du “triumvirat” de l’AUKUS fait sensation dans plusieurs capitales européennes, principalement en Pologne, dans les pays baltes, en Géorgie et en Ukraine. Paris est poussé au rapprochement avec les Russes non seulement par le refroidissement des relations avec Washington, mais aussi par la position de plus en plus hostile de Londres. […] La France sera tôt ou tard confrontée à la nécessité d’un rapprochement avec le bloc continental d’États le long de l’axe Paris-Berlin-Moscou-Pékin. La création de l’AUKUS ne fait qu’attiser le feu, arrachant la France non seulement à “l’ami britannique intime”, mais aussi aux États-Unis. » Tous les espoirs sont désormais permis : « Les mesures déjà prises par la France pour se rapprocher de la Russie pour contrebalancer la pression de Londres et de Berlin par Paris pourraient avoir des effets inattendus », écrit le site russe influent Rousstrat.
Si l’on compare la situation dans laquelle les Européens se trouvent aujourd’hui, menacés d’une grave pénurie de gaz pendant l’hiver, aux précédents que nous avons évoqués plus haut, on remarque une chose : la Russie a jeté le masque, elle ne cherche même plus à camoufler ses décisions derrière des arguments techniques ou commerciaux. L’expert Mikhaïl Kroutikhine a récemment rapporté les propos d’un conseiller de Gazprom : « Nous avons choisi de faire une grève italienne, c’est-à-dire que nous fournissons à l’Europe uniquement le gaz prévu dans le cadre de contrats à long terme signés il y a longtemps, mais non pas les volumes de gaz qui aideraient l’Europe en amont de la saison hivernale, et nous le faisons exprès. » La presse russe est encore plus explicite : « L’Ukraine doit s’apprêter à ramper [devant nous] pour avoir le gaz russe », titre crûment RIA Novosti le 28 juillet. « Les méchants [à savoir les Ukrainiens, les Moldaves qui viennent de se donner un gouvernement pro-européen, les Baltes, les Polonais] gèleront les premiers », titre une autre publication, qui ne cache pas que la Russie compte sur les grands froids de l’hiver prochain pour faire tomber tous les gouvernements indépendants de ces pays. Le cynisme brutal du pouvoir russe s’étale avec une complaisance croissante ces temps-ci : « Gazprom rappelle que si la Moldavie considère la Transnistrie comme sienne, elle devra payer 7 milliards de dollars pour le gaz fourni au cours de ces décennies. Et puis il faut compter avec une augmentation massive des prix — il y a un an, la Moldavie achetait du gaz au prix de 148,87 dollars pour 1 000 m3… Et aujourd’hui, pour 790 dollars, mais pas pour longtemps. […] Ces prix ont été accordés aux anciens dirigeants de la Moldavie. Avec le gouvernement actuel, les négociations seront menées sur un autre ton, et leur durée dépendra de Sandu. […] Tant que les parties ne se seront pas mises d’accord, Moldovagaz devra se fournir aux prix spot. À ce tarif, Sandu court le risque de cesser d’être présidente de la Moldavie avant la fin des négociations. Et l’ambassade des États-Unis ne peut l’aider que de bonnes paroles. » Cet article de Rousstrat, le think tank proche du Kremlin, méritait d’être cité car il proclame sans vergogne que le pouvoir russe compte utiliser la dépendance gazière pour faire tomber les présidents légitimement élus et les remplacer par des « amis du Kremlin » qui, eux, auront droit à un tarif préférentiel. Gageons que si la crise énergétique se prolonge, les électeurs d’Europe occidentale aussi se verront suggérer de voter pour des personnalités pro-russes susceptibles d’obtenir un rabais de la facture gazière. En Allemagne, le Kremlin fera comprendre qu’il vaut mieux remiser sur une voie de garage les écologistes au lieu de leur assurer un portefeuille important dans le futur gouvernement de coalition. Ce que laisse espérer cette manchette évocatrice : « Gloire au général Hiver, le vainqueur de l’énergie verte fasciste ! » La Russie déclare ouvertement disposer d’une matraque dont elle se servira pour amener les Européens à la soumission. « La Russie en 2021 met en œuvre avec succès son concept de “superpuissance énergétique” : la Chine, plongée dans les ténèbres, demande plus d’approvisionnement en électricité, et l’Europe, en raison des prix record du gaz et de la faillite des entreprises énergétiques, demande plus de charbon. » La distinction entre « étranger proche » et « Europe de l’Ouest » n’existe plus pour les dirigeants russes. Toute l’Europe est maintenant un « étranger proche » dans lequel le Kremlin se sent en position de force. Les Européens ne se souciaient guère de l’utilisation du Nord Stream 2 comme instrument de chantage sur l’Ukraine. Aujourd’hui ils se trouvent logés à la même enseigne que Kiev, à leur grande indignation. Ayant la mémoire courte, ils ont oublié le rôle majeur de Gazprom dans la liquidation de la liberté des médias en Russie. S’imagine-t-on qu’il en sera autrement chez nous ? Ce qui n’empêche pas nombre de politiciens français de droite et de gauche de fantasmer ces jours-ci à propos d’une « alliance de revers » avec la Russie. Sont-ils aveugles à l’immense machine de puissance déployée par la Russie contre l’Europe depuis 20 ans, ou sont-ils travaillés par le rêve renaissant de collaboration avec un « État fort » dirigé par un Führer, comme nombre d’intellectuels de gauche et de droite dans les années 1930 ? Assistons-nous en France à une « ruée vers la servitude », pour reprendre la belle expression de Tacite ?
Études de lettres classiques, a séjourné 4 ans en URSS en 1973-8, agrégée de russe, a enseigné l'histoire de l'URSS et les relations internationales à Paris Sorbonne.