Vu de Chine : Pékin-Moscou, « cent ans après »

Des « mousquetaires » du communisme, un seul peut aujourd’hui se targuer d’être centenaire. Le PCUS n’aura pas « tenu » ; le PC vietnamien est encore « jeune », de même que le nord-coréen. En ce mois de juin, en revanche, la Chine va célébrer sans complexe le centenaire de son principal organe directeur, le PCC, matrice de l’action chinoise pour quelques années encore. Une raison, vu de Pékin, de se demander ce que la Russie peut encore apporter à la Chine et ce que cette dernière peut encore en attendre compte tenu de leur écart de puissance.

Un système chinois qui a survécu

Cette longévité du PC chinois représente une forme de revanche aux dimensions multiples qui permettent de s’interroger sur l’état actuel des relations entre la Chine d’aujourd’hui et la Russie post-soviétique.

La première dimension de cette revanche, c’est naturellement la validation d’un modèle économique original, qui a propulsé la Chine au deuxième rang des économies mondiales, en un peu plus de quarante ans de réformes, alors que dans le même temps, s’engageant dans le bourbier afghan dès 1979, le « grand frère » entamait un déclin qui aujourd’hui se caractérise par le dépeuplement et l’appauvrissement.

La deuxième dimension, c’est la réappropriation territoriale et la « reconquête des cœurs et des esprits ». Alors même que l’Union soviétique s’est perdue et a disparu, démantelée en 1991 au profit de liens plus ou moins formels avec les anciennes républiques, la Chine a déjà « récupéré » un territoire perdu, Hong Kong : vingt-trois ans après la « rétrocession » de 1997, elle a promulgué une loi de sécurité nationale qui ne laisse plus qu’un espace économique et financier de relative autonomie à l’ancienne colonie pour garantir le maintien du principe des « cinquante ans sans changement » affirmé en 1984.

La troisième dimension de la revanche, c’est la vision prospective. Là où la Russie « maintient », la Chine de Xi « projette », les yeux rivés non seulement sur l’exécution d’un plan quinquennal qui reste l’articulation de la politique économique, mais aussi sur l’objectif 2035, à défaut de 2025, repoussé pour cause de Covid et de guerre commerciale. Il est supposé représenter la réalisation des ambitions technologiques chinoises. Enfin, la date de 2049, objectif pour l’instant le plus éloigné mais clairement édicté, permettra la célébration d’un autre centenaire, celui de la proclamation de la République populaire, ce qui aurait été le symétrique de 2017… à Moscou, si l’URSS ne s’était volatilisée entre-temps.

La dernière revanche, c’est sans doute le maintien d’une apparence d’idéologie communiste, le rappel de la valeur du drapeau et des chants rouges, là où en Russie ces rappels ne peuvent qu’être l’objet d’une nostalgie un peu désespérée, quels que soient les efforts d’une informelle « pensée Poutine » aux contours assurément complexes.

La fin d’une longue défiance ?

Dans ces conditions, il peut paraître incongru d’imaginer que la Chine puisse attendre quoi que ce soit de la Russie. Pourtant, malgré les nombreux sujets possibles d’irritation, voire de tension ou de dissension, tout se passe comme si, ces jours-ci, Xi Jinping focalisait la position chinoise sur ce qui peut rapprocher Pékin et Moscou plutôt que d’insister sur les « démangeaisons » que l’histoire complexe des relations entre les deux pays a suscitées.

De nombreuses preuves ont été données de ce souhait bienveillant. Les nombreuses rencontres, souvent chaleureuses, entre les deux dirigeants, soulignent l’intensité nouvelle de la relation, puisque la fréquence annuelle, cinq sur les cinq dernières années au moins, de ces rencontres semble imbattable entre leaders de pays de cette stature, le dirigeant chinois allant même jusqu’à ne pas attendre de réciprocité immédiate. Xi s’est rendu plusieurs fois de suite auprès de Poutine, en Russie ou ailleurs (par exemple lors de sommets multilatéraux), avant même que le Russe ne vienne à Pékin. Par ailleurs, la célébration de la fin du deuxième conflit mondial à Moscou, où assistait Xi en 2015, offrait aux yeux des experts un peu perplexes le tableau de deux dirigeants de pays qui, du moins le 9 mai 1945 (ce n’était plus vrai en août…), n’étaient pas dans le même camp, puisque l’URSS n’avait dénoncé son accord de neutralité avec le Japon qu’en juillet de cette année-là.

Bien loin était donc le souvenir de l’annexion de la Mongolie (désormais « extérieure ») en 1858 par la Russie tsariste, plus vaste territoire soustrait à l’autorité des Qing parmi ceux que les puissances occidentales soutirèrent lors des signatures de « traités inégaux ». Loin aussi la « rupture » de 1959, mettant fin aux nombreux accords de coopération et interrompant les chantiers supervisés en Chine par les experts soviétiques.

Enfin, le coup de tonnerre du voyage de Kissinger à Pékin en 1971, venant en secret du Pakistan, et préfigurant le voyage de Nixon en 1973 et la normalisation de 1979, semblait, de même que l’apparente conversion au libéralisme de Deng Xiaoping, sceller l’éloignement des postures.

Il est vrai qu’en contrepoint de ces méandres et de ces cahots de la relation, des constantes ou des retours de flamme ont ponctué l’« amitié » entre les deux peuples. La collaboration plus ou moins formelle pendant le conflit vietnamien (l’épisode cambodgien mis à part), les gestes de bonne volonté de la Russie rétrocédant celles de ses « concessions » qui, à l’inverse de la Mongolie, n’étaient pas devenues indépendantes, et naturellement l’épisode de la guerre de Corée et les suites diplomatiques du soutien au régime de Pyongyang confirme que « rien n’était perdu » entre Pékin et Moscou.

L’apparent paradoxe des attentes chinoises

Jusqu’à l’arrivée de Xi Jinping au pouvoir en 2012 cependant, il semblait que l’opportunisme sous-tendant la bienveillance chinoise vis-à-vis de l’ex-grand frère n’effaçait pas la défiance, probablement aussi justifiée par l’existence de rivalités dont la résurgence, sur les terrains de l’influence ou même des revendications territoriales, ne pouvait être exclue.

Depuis l’affirmation du pouvoir de Xi, qui, depuis 2018, comme Poutine en 2020, peut espérer son propre maintien au pouvoir aux termes qu’il souhaiterait, du fait de la révision de la Constitution (Chine : Xi Jinping peut être Président à vie – Libération, le rapprochement semble cependant évident.

Pour savoir ce que la Chine peut attendre de la Russie de Poutine, sans doute faut-il faire l’inventaire de ce qui lui manque. Contrairement à une idée trop répandue en Occident, la République populaire ne peut se targuer ni du sentiment ni de la réalité d’une victoire multiple et incontestée sur des terrains qu’elle aurait choisis face à un Occident dont le déclin aurait été accéléré par la crise sanitaire.

Paradoxalement, la Chine manque d’« espace de respiration » : l’Empire n’est au « milieu » que parce qu’il se sent encerclé et souhaite briser, par des routes soyeuses, maritimes ou terrestres, un enfermement géopolitique que le doux commerce ne suffit pas à briser. Il ne s’agit certes pas de briguer l’alliance. En effet, la doctrine chinoise des relations internationales considère sans doute que le jeu westphalien des alliances est désormais obsolète dans un monde qui correspond plutôt à la vision chinoise d’une universelle flexibilité et labilité marquée par la fluidité des systèmes. La Chine de Xi semble exprimer le besoin d’un interlocuteur à sa hauteur. À ce titre, et malgré sa faiblesse économique, la Russie illibérale est une incarnation plausible d’une pensée politique concurrente de celle d’un Occident qui pensait pouvoir proclamer la fin de l’Histoire. C’est une validation aussi, meilleure encore que celle que tente la Chine, de l’idée que la présence dans des instances multilatérales principalement inventées par l’Occident libéral après la Seconde Guerre mondiale, peut s’accompagner de l’affirmation de positions de rupture. Lors de votes critiques au Conseil de sécurité par exemple, la Chine n’hésite plus à sortir de l’abstentionnisme pour se ranger aux côtés de la Russie. Enfin, et même si c’est en « sauvant la face » d’un partenaire désormais ravalé plutôt au rang de suiveur, l’association de la Russie à des instances inventées ou promues par la Chine, comme la New Development Bank (NDB), issue des sommets des BRICS, mais aussi la coopération avec la Russie dans le cadre de l’Organisation de coopération de Shanghai (SCO, tout un programme) renforce les liens. Ajoutons l’adhésion de la Russie à l’AIIB, la banque multilatérale chinoise créée en parallèle — mais pas en appui — du projet des routes de la soie en 2013. C’est d’ailleurs en revenant de Moscou que Xi s’est arrêté au Kazakhstan pour annoncer ce projet de 1 000 milliards de dollars, auquel Vladimir Poutine vient apporter du moins un soutien visible, sinon tangible, lorsque, comme en 2017, il participe au sommet BRI de Pékin, prenant la parole (mais plus brièvement) juste après Xi.

Mais ce dont la Chine manque aussi, c’est de carburant pour sa croissance future. Or la Russie, c’est aussi une ressource. Sur le plan militaire, la capacité chinoise ne serait rien sans l’existence de standards communs, qui ont permis sans difficulté de récupérer et de rééquiper le porte-avions Varyag (ex-soviétique, passé entre-temps sous pavillon ukrainien et racheté par la Chine pour être la première plate-forme d’une force aéronavale chinoise). Ils permettent aussi une interopérabilité lors de manœuvres où des « Mig chinois » coopèrent avec des avions natifs équipés de moteurs d’origine russe, puisque, malgré sa capacité spatiale, la Chine n’a pas encore acquis la fiabilité nécessaire à l’exploitation de moteurs d’avions militaires (et même civils) permettant d’équiper d’une technologie totalement indigène tout ce qui vole en Chine.

Cette ressource, stabilisée mais sans doute pas pérennisée, à en juger par les réticences apparentes de la Russie à transférer totalement la technologie militaire aéronautique à la Chine, est précieuse.

C’est avant tout une ressource énergétique. La Russie et la Chine, après vingt ans de négociations, ont fini par conclure en mai 2014 le plus gros contrat commercial entre deux pays qui ait jamais été signé. Il assure l’approvisionnement, pour un montant estimé sur la durée à 400 milliards d’équivalents-dollars, de la Chine en gaz naturel russe venant de Sibérie, mettant par ailleurs en œuvre le lancement de gazoducs liant pour longtemps le destin des régions qu’ils traversent.

Pour finir, la Chine, sans manquer de capacité « théorisante », et malgré sa capacité à inventer ces jours-ci un modèle original et alternatif, manque aussi d’expérience internationale. Après le siècle d’humiliation, mais aussi après la période impériale, elle doit renforcer sa capacité à s’inscrire dans le jeu multilatéral des diplomaties interconnectées. Or, la Chine est relativement démunie en matière d’outils permettant de convaincre. Assurément, elle détient l’assurance (assertiveness) parfois arrogante que lui donnent ses succès, réels, ou amplifiés par la propagande, mais elle a encore du mal à acquérir de vrais « amis » autrement que par la dépense financière. La bonhomie de Xi fait merveille à l’intérieur des frontières de la Chine, mais la fermeté russe dans les instances internationales, les traces d’un passé où la voix russe était forte à l’international, manquent malgré tout à l’expression chinoise de cette nouvelle ascension.

Les jeunes Chinois continueront sans doute d’aller étudier l’American way of life et l’analyse financière à Wall Street et dans la Valley. Mais peut-être pour acquérir ces vieux talents russes verra-t-on dans les années qui viennent l’inversion du proverbe chinois des années 1990 qui illustrait la « conversion » prônée par Deng Xiaoping et qui se formulait comme « passer de l’apprentissage de la langue russe à celui de l’anglais ». Il n’est pas sûr toutefois que cette conversion à l’envers soit très porteuse sur le long terme. Mais avec la Russie, il n’est pas certain non plus que le long terme ait un sens.

dimeglio

Président du centre d'expertise et de recherches Asia Centre qu'il a contribué à fonder en 2005 et dirige depuis 2009. Il a exercé jusqu'en 2011 des activités bancaires à Taïwan et en Chine. Il a co-édité deux ouvrages chez Routledge (2010 et 2017) sur les questions de gouvernance et de sécurité énergétique en Asie et en Chine.

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