Économiste de renom vivant en Europe, l’auteur parle d’un aspect peu étudié de la guerre russe contre l’Ukraine. Désormais, le régime russe, qui offre peu de possibilités d’avancement à des gens ordinaires, leur propose un moyen de s’enrichir grâce à la guerre. Si un mobilisé survit, il aura gagné quelques années de salaire, et s’il meurt, sa famille acquiert une aisance inédite. Ce qui change considérablement la donne et règle le problème de la « chair à canon » pour l’armée russe.
À la fin de la première année de la guerre contre l’Ukraine, le pouvoir a commencé à exploiter activement le thème de la mort, sublime et purificatrice. La formule « ils crèveront et nous, nous irons au paradis » pouvait encore sonner comme une blague, mais l’idée que la mort au combat donnait tout son prix à la vie, tout comme les déclarations de nombreux leaders — tant laïques que religieux — faisant de la mort un acquis, témoignent du fait que si, sur le plan idéologique, ce n’est pas un culte de la mort qui prédomine en Russie, ce qui y est très répandu en revanche, c’est ce que la sociologue Dina Khapaïeva appelle la « thanatopathie ».
Les tentatives de valoriser la mort violente comme quelque chose de naturel et même d’héroïque sont apparues en Russie en même temps que sa fascisation actuelle, et les parallèles avec l’Allemagne des années 1930 s’imposent d’eux-mêmes. Cependant, la Russie n’est pas une société totalitaire et idéologisée au sens classique comme la première moitié du XXe siècle en a connu, où la passion pour le combat et la mort était générale (qu’on se rappelle la chanson : « Nous irons hardiment nous battre pour le pouvoir des soviets, et comme un seul homme nous mourrons pour cette cause au combat ! »). Il s’agit d’un État entièrement commercial, où l’argent décide de tout. L’analyse des idéologèmes doit donc se poursuivre par une évaluation financière.
Le Kremlin a lancé la guerre contre l’Ukraine en promettant que « l’opération militaire spéciale » serait confiée à une armée formée de contractuels. Les conscrits qui s’étaient « par hasard » retrouvés sur le front ont été en majorité renvoyés chez eux. Très vite cependant, du fait des énormes pertes d’effectifs, les autorités ont, dans un premier temps, autorisé des sociétés militaires privées à recruter des détenus, puis elles ont décrété une mobilisation dans laquelle beaucoup ont vu une analogie avec l’appel sous les drapeaux de 1941. Les experts ont prédit que la mobilisation « partielle » serait suivie d’une mobilisation générale, mais cela n’a pas encore été le cas — au contraire, des militaires affirment que la question de la pénurie d’effectifs dans l’armée est réglée. Comment est-ce possible, surtout si l’on tient compte des pertes que continuent de subir les forces armées russes ? Peut-être la réponse se trouve-t-elle dans le lien étrange entre le culte de la mort et le culte de l’argent.
On remarquera que l’armée contractuelle qui est entrée en Ukraine en février 2022 et celle qui s’est constituée à la fin de cette même année sont deux armées absolument différentes. Avant la guerre, le soldat était un homme qui avait déjà l’expérience du service militaire et qui touchait une solde de 38 à 42 000 roubles avant impôt. Compte tenu du fait que le salaire moyen en Russie était alors de l’ordre de 47 500 roubles, le ministère de la Défense disposait, pour peu cher, de soldats relativement bien formés. Et, en cas de décès, les proches pouvaient compter sur une indemnisation de trois millions de roubles.
À la fin de 2022, les conditions offertes à l’engagé avaient complètement changé : sa rémunération ne pouvait être inférieure à 195 000 roubles (soit trois fois ou quatre fois plus que le salaire moyen officiel) et, en cas de décès, rien que l’indemnisation présidentielle forfaitaire était déjà de l’ordre de cinq millions de roubles. En outre, n’importe qui pouvait désormais s’engager dans l’armée, même quelqu’un qui n’avait aucune expérience militaire. En d’autres termes, la valeur du soldat russe s’est trouvée multipliée plusieurs fois tandis que ses compétences professionnelles ont diminué dans des proportions difficiles à estimer.
Par ailleurs, si avant la guerre en Ukraine l’armée distinguait nettement les engagés et les appelés (en 2020, les appelés touchaient 2 086 roubles par mois indexés sur l’inflation, et les engagés vingt fois plus), tout a changé avec le début de la campagne : désormais les mobilisés sont de fait traités comme des contractuels, auxquels s’appliquent également les normes de salaire minimal et de prime en cas de blessure ou de décès (de plus, c’est précisément la générosité vis-à-vis des mobilisés qui, en octobre/novembre 2022, a amené les autorités à augmenter les soldes des « anciens » engagés ). En d’autres termes, dans la Russie contemporaine, « mourir à la guerre » n’est pas seulement « tomber en brave », c’est aussi perdre avantageusement la vie.
Dans quelle mesure est-ce avantageux ? C’est la question qu’il convient maintenant de se poser. Penchons-nous, à titre d’hypothèse, sur le cas d’un mobilisé qui est rapidement envoyé dans la partie occupée de l’Ukraine, qui se bat là-bas pendant cinq mois et qui, finalement, n’échappe pas à la mort. La signification particulière que sa vie a trouvée s’accompagne dans le cas présent de primes considérables. Il faut avant tout indiquer qu’au moment de sa mobilisation le soldat commence à toucher une solde de 195 à 200 000 roubles, c’est-à-dire qu’au tarif le plus bas il aura touché en cinq mois de service un million de roubles. Viennent s’ajouter à cela les cinq millions de l’indemnisation présidentielle forfaitaire. En outre, la famille du soldat doit toucher une prime d’assurance (de nos jours, la plupart des soldats cotisent auprès de la compagnie d’assurance Sogaz), dont le montant ne peut être inférieur à 2 968 000 roubles. Personne non plus n’a supprimé la prime « ordinaire » en cas de mort au combat (depuis le 1er janvier 2023, elle s’élève à 4 698 000 roubles). Enfin, les proches du mort reçoivent des autorités régionales au moins un million de roubles (dans certains cas, deux millions, voire même trois millions. Nous nous servirons tout à l’heure à des fins de calcul du chiffre le plus bas, on comprendra bientôt pourquoi). Au total, selon les lois et règlements en vigueur, les parents d’un soldat mort au combat après cinq mois de service devraient toucher environ 14 800 000 roubles. Et ce n’est pas tout : ses enfants peuvent avoir droit à une allocation de 2 800 roubles par mois, et sa veuve à une pension de guerre de 21 400 roubles par mois, sans que l’on puisse savoir pour combien de temps. Limitons-nous donc à trois ans et admettons que le défunt laisse une épouse et un enfant. Le montant total des versements s’élèvera alors à 15 700 000 roubles. Nous ne prendrons pas en compte d’autres avantages, comme par exemple la réduction de 60 % des charges locatives et des impôts locaux, les tarifs réduits dans les transports, etc.
Considérons maintenant l’autre possibilité, c’est-à-dire la vie qui aurait attendu notre héros si Poutine n’avait pas entrepris de « dénazifier » un pays frère. Supposons par exemple qu’il venait de la région d’Ivanovo, où le salaire moyen était, à la fin de 2022, de 35 000 roubles par mois (c’est également le cas dans des régions comme celles de Kostroma, Orel, Tambov, Briansk, Pskov, dans tout le Caucase Nord et dans de nombreuses régions de Sibérie). Dans ce cas, tous les versements indiqués ci-dessus représenteront plus de trente années de salaire, ce qui ne veut dire qu’une chose : si un homme part à la guerre et meurt entre 30 et 35 ans (à l’âge donc où l’on est le plus actif et où l’on jouit de la meilleure santé), sa mort sera économiquement plus avantageuse que s’il était resté vivant. En d’autres termes, non seulement le régime de Poutine exalte la mort, mais il en fait une option rationnelle. À titre de comparaison : dans les pays où le pouvoir et la société consacrent l’essentiel de leurs ressources à améliorer l’existence des citoyens, la mort d’un soldat est estimée à deux ou trois ans de revenu moyen (aux États-Unis, par exemple, la veuve recevra une indemnisation forfaitaire de 100 000 dollars).
Tout ce qui précède ne vaut que pour les soldats des Forces armées de la Fédération de Russie et de la Garde nationale, mais des indemnisations sont également versées aux familles de personnes sous contrat avec le « groupe Wagner » (dans ce cas, les montants sont inférieurs — on parle généralement de cinq millions de roubles — toujours, du reste, remis en espèces). Autrement dit, en Russie, « l’achat de la vie » est une affaire qui marche. Les conditions semblent en effet attractives, mais ce qui compte, c’est autre chose : les effectifs de l’armée russe sont, et resteront, constitués d’habitants de régions relativement pauvres, et qui, en outre, ont des revenus peu élevés même selon les critères locaux. De ce fait, les militaires qui auront porté tout le poids du service se distingueront substantiellement du Russe moyen, et l’aspiration à participer à une « campagne victorieuse » ne pourra que croître.
Le pouvoir fait tout pour que la pratique actuelle devienne la norme en accordant des facilités de plus en plus avantageuses aux militaires. C’est ainsi par exemple qu’il a été déclaré que non seulement les soldes mais toute aide apportée aux mobilisés, quelle qu’en soit l’origine, ne seront pas soumises à l’impôt sur le revenu, et qu’en cas de liquidation judiciaire les pensions versées pour « parent mort au combat » n’entreront pas dans l’évaluation des actifs. De façon paradoxale, le Kremlin compte sérieusement sur un effet économique positif de la constitution d’une armée de contractuels bien rémunérés : si l’on considère que les appelés et engagés constituent une armée de 400 à 450 000 hommes, le montant total de leur rémunération s’élève au minimum à près d’un billion (1 000 000 000 000) de roubles par an ; la somme que l’État devra allouer pour les indemnisations dans le cas des morts ou blessés, même si leur nombre se situe chaque année entre cinquante et cent mille hommes, est à peu près la même. Ces montants représentent près de 10 % du budget fédéral avant la guerre. Certains experts prédisent déjà que va se constituer un groupe social formé de « jeunes riches » et font même des plans pour que leur argent puisse contribuer à la réalisation de programmes d’investissements à long terme. De manière générale, « l’économie de la mort » devient une sorte de nouvelle norme pour le pouvoir et pour les économistes.
Certes, il serait prématuré de tirer des conclusions de grande portée au bout d’un an et demi de guerre ; l’histoire montre seulement que les indemnisations et versements de toutes sortes sont faciles à augmenter mais qu’il est pratiquement inenvisageable de les diminuer. Une chose est claire : le pouvoir russe, après la « préparation idéologique » indispensable, a mis en place un système où, manifestement, le choix de la vie n’est pas l’option économique optimale que puisse faire un individu. La révolution qui, dans les consciences, accompagne cette découverte aura des répercussions sur tout le domaine social, du système de santé au système de retraites. On a accoutumé le pays à la mort et on lui en a montré l’attrait économique.
Traduit par Bernard Marchadier
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Vladislav Inozemtsev est un économiste et essayiste russe. Il dirige le Centre d'études post-industrielles.