Dans cette tribune, le journaliste ukrainien Vitaly Portnikov établit un parallèle entre la déflagration de violence pure du Hamas contre des civils israéliens le 7 octobre, et l’acharnement de l’armée russe contre les habitants de l’Ukraine depuis février 2022. Il puise dans des arguments historiques, et se réfère au nihilisme et à la négation même du droit d’exister de l’autre qui anime les tueurs. « La guerre éclair du Hamas ressemble à la guerre éclair » voulue par Moscou contre l’Ukraine, affirme-t-il.
« Plus il y aura de pays dans la coalition anti-Poutine aujourd’hui, plus l’aide à l’Ukraine et aux Ukrainiens sera efficace, plus il est probable que nous ne verrons jamais Metula brûler, Kiryat Shmona bombardée, ou que nous n’entendrons pas parler des habitants de Katzrin clôturant les rues de leur ville avec des haies antichars. »
Cette citation est tirée de l’article « Le feu de la guerre », que j’ai écrit pour une publication israélienne en hébreu deux mois après l’attaque de la Russie contre l’Ukraine. Je ne cacherai pas que ces conclusions ont été perçues dans la société israélienne comme une voix criant dans le désert. Oui, les Israéliens sympathisaient avec l’Ukraine ; ils n’avaient aucune raison de soutenir la Russie. Mais en même temps, ils percevaient la guerre entre l’Ukraine et la Russie comme une guerre très lointaine, et ne la reliaient certainement pas à la sécurité d’Israël lui-même. Dans ce texte, j’ai tenté d’expliquer que la renaissance de l’Empire russe, contre lequel l’Ukraine se bat, menacerait précisément les intérêts d’Israël, car le Kremlin rétablirait les approches de l’Union soviétique au Moyen-Orient. Mais je me suis trompé sur le temps, dont Poutine ne dispose plus guère. Il veut être un empereur — dans une version beaucoup plus compréhensible pour lui que secrétaire général — ici et maintenant. C’est pourquoi actuellement il ne joue pas le jeu de favoriser Israël et n’essaie même pas d’exprimer sa sympathie pour les victimes innocentes. Il n’a plus besoin de faire semblant d’être quelqu’un qu’il n’a jamais été.
Dans l’ensemble, il est frappant de constater à quel point la guerre éclair du Hamas ressemble à la guerre éclair russe. La Russie, qui est censée être considérée comme un État, se comporte comme une organisation terroriste classique dans le territoire occupé, ses soldats tuent et violent des civils avec une haine incompréhensible pour l’humanité moderne. Puis Moscou nie la destruction des civils, et les pertes qu’elle a subies à la suite de l’agression. Le Hamas, qui est une organisation terroriste classique dont la raison d’être est le meurtre et la torture de civils, organise (probablement avec l’aide d’États terroristes) une opération militaire réussie avec des parapentes et une percée de la frontière. Bien entendu, les meurtres brutaux commencent immédiatement, tout comme le déni des crimes et de l’ampleur des pertes parmi les militants. Oui, nous vivons une époque dangereuse où des États se comportent comme des organisations terroristes et où les organisations terroristes maîtrisent les capacités de véritables États. Survivre dans un tel monde est une véritable quête.
Mais il y a encore plus de similitudes entre le Hamas et la Russie. Les deux agresseurs font principalement appel à l’histoire, c’est-à-dire à leur propre lecture de celle-ci. Poutine dénie au peuple ukrainien le droit d’exister ; pour lui, l’Ukraine est la « Russie historique », et le fait qu’un État ayant Kyïv pour capitale ait existé bien avant l’apparition de Moscou et même de Souzdal ne le convainc pas ; au contraire, c’est une preuve supplémentaire de la « continuité ». Cette vision de l’histoire est largement répandue dans la société russe, et d’ailleurs, il n’y a tout simplement pas d’autre vision aujourd’hui ; la ligne de partage des eaux se situe plutôt entre ceux qui considèrent qu’il est immoral de réaliser la « restauration de la Russie » par la guerre et ceux qui croient que cette restauration ne peut se faire que par la force. C’est pourquoi ceux qui pensent autrement, du point de vue des partisans de la guerre, n’ont pas le droit non seulement de vivre sur le territoire « originel » de la « Russie historique », mais même de vivre tout court. C’est ce que les soldats russes ont voulu dire à leurs victimes à Boutcha.
Mais du point de vue des dirigeants du Hamas et de leurs partisans, les Juifs n’ont pas le droit de vivre en Israël, c’est-à-dire sur le territoire de la « Palestine » inventé par l’arrogant empereur romain Hadrien, parce qu’ils sont des « occupants européens » de la terre arabe originelle. Le fait que les Juifs aient un héritage national et étatique sur cette terre — qui est confirmé non seulement par les pages de la Bible, mais aussi par de nombreuses découvertes archéologiques — ne fait aucune impression non seulement sur les membres du Hamas, mais aussi sur la société arabe palestinienne en général. Cette vision de l’histoire est largement répandue dans cette société et, de plus, il n’y a jamais eu d’autre vision. La ligne de partage des eaux a toujours été entre ceux qui croient qu’il est possible d’atteindre l’objectif par des moyens politiques et ceux qui croient que la seule façon d’expulser les « occupants » est par la force. C’est pourquoi ceux qui pensent autrement, du point de vue de ceux qui soutiennent l’expulsion des « occupants », n’ont pas le droit non seulement de vivre dans la « Palestine arabe », mais de vivre tout court. C’est ce que les militants du Hamas ont voulu dire à leurs victimes de Kfar Aza et d’autres lieux profanés.
Les deux armées — ou gangs — attaquantes réquisitionnent avec confiance l’héritage de la Seconde Guerre mondiale. Au cours des premières semaines de l’attaque russe contre l’Ukraine, la nouvelle de la mort d’un habitant de Kharkiv âgé de 96 ans, Borys Romantchenko, ancien prisonnier de plusieurs camps de concentration nazis, à la suite d’un bombardement russe, a été largement diffusée. De leur côté, des militants du Hamas ont brutalement assassiné Gina Smiatich, une habitante du kibboutz Kissufim âgée de 90 ans qui avait réussi à survivre à l’Holocauste en Europe. Mais il ne s’agit pas seulement d’une tentative d’achever ce que les prédécesseurs du mal moderne n’ont pas eu le temps de faire.
Il s’agit également d’une révision de la bienveillance.
Borys Romantchenko vivait dans une ville, Kharkiv, dont les habitants n’avaient jamais nourris de sentiments négatifs à l’égard des Russes —, même les événements de 2014 n’y ont rien changé, et ils ont préféré blâmer Poutine pour la guerre plutôt que leurs amis et parents en Russie. Et maintenant, la Russie détruit de sang-froid Kharkiv et d’autres villes et villages de l’est et du sud de notre pays, démontrant qu’elle ne tue pas pour des raisons d’opinion ou de langue, mais simplement par désir de tuer — et de nettoyer le territoire.
Les kibboutzim situés à la frontière de Gaza — dont l’un était habité par Gina Smiatich — ont toujours été un refuge pour les personnes aux opinions libérales qui pensaient que nous devions chercher à comprendre les Arabes et qui votaient pour des partis de gauche et centristes. Mais le Hamas ne se soucie pas de ces subtilités et, de plus, les Juifs qui prônent la paix et le compromis sont tout simplement dangereux pour lui. Ses hommes ont donc pris plaisir à les décapiter.
Le Hamas et la Russie ne font pas cela parce qu’ils n’en comprennent pas les conséquences. Ils les comprennent. Mais en tant que véritables meurtriers, ils ne veulent rien d’autre que notre mort.
C’est pourquoi il n’y aura plus de guerres lointaines dans le monde moderne, c’est pourquoi chaque conflit prend immédiatement un caractère existentiel. Parce qu’il ne s’agit pas d’une guerre pour un territoire, ni d’une guerre pour la liberté de son propre pays.
C’est une question de vie ou de mort, au sens littéral, absolument littéral du terme. Soit nous les arrêterons (ou nous les détruisons), soit ils nous tueront tous.
Ils nous tueront tous.
Traduit de l’ukrainien par Desk Russie. Version originale
Vitaly Portnikov est l’un des plus célèbres journalistes ukrainiens. Esprit analytique, il a travaillé aussi bien pour la presse écrite que pour la télévision. Il a toujours activement soutenu le combat des Ukrainiens pour la liberté, notamment pendant l’Euromaïdan.