La situation aux frontières orientales de l’Ukraine est incertaine : le retrait russe n’est que partiel, des équipements et matériels demeurant sur place. Leur prépositionnement pourrait en toute hypothèse faciliter une future intervention. Bientôt, un déploiement russe au Belarus, lors des manœuvres Zapad-2021, pourrait constituer une nouvelle menace pour l’Ukraine. Simultanément, les observateurs notent le renforcement de la présence navale et aérienne russe en Crimée ainsi que en mer Noire. Dans un tel contexte, l’emploi de la force armée par le Kremlin pour atteindre ses objectifs politiques demeure concevable. Sur le terrain, les milices pro-russes cherchent l’escalade et, lorsque Vladimir Poutine jugera l’instant propice, le poing levé pourrait s’abattre. Il doit continuer à en être dissuadé.
Après avoir concentré des troupes aux frontières de l’Ukraine et dans la presqu’île de Crimée, annexée manu militari en 2014, le pouvoir russe semble avoir entamé leur repli, partiel à tout le moins. Faudrait-il donc voir dans cette grande manœuvre une simple gesticulation militaire destinée à marquer son territoire propre ? Cela n’est pas certain. Une vraie guerre est de l’ordre du possible.
Nombreux sont ceux qui voient dans cette situation un futur « conflit gelé », les accords de Minsk ayant vocation à perpétuer un certain statu quo territorial. Et tant pis si le révisionnisme géopolitique russe et le viol de frontières internationalement reconnues en seraient renforcés. Au vrai, les conflits dits gelés ne sont que suspendus et reportés. Songeons à la récente guerre du Haut-Karabakh, instrumentalisée par Moscou afin de prendre le contrôle du Caucase du Sud, le tout en resserrant son emprise sur le Bélarus.
N’en déplaise à des analyses marquées par le thème de la « société du spectacle », les manœuvres militaires russes ne sont pas réductibles à un « show » du Kremlin. Assurément, Vladimir Poutine et les siloviki (structures de force) qui dirigent la Russie croient à ce qu’ils professent, qu’il s’agisse de revanche après la guerre froide, de l’« étranger proche » ou du « monde russe » à réunifier. Et, selon la fameuse formule, « les idées ont des conséquences ».
Au minimum, une pression militaire renforcée sur l’Ukraine vise à obtenir des gains politico-diplomatiques : conforter le démantèlement des frontières de l’Ukraine (Donbass et Crimée) ; sauver les « actifs » russes au sein du pays (on pense au parti pro-russe de l’oligarque ukrainien Medvedtchouk et ses télévisions) ; affaiblir les positions extérieures de l’Ukraine en effrayant les Occidentaux. Vaille que vaille, il faut croire que les réactions de Washington et des capitales européennes auront eu un effet.
Au regard des intentions du Kremlin, provoquer une telle crise n’a donc rien de gratuit ni de narcissique. La manœuvre permet de tester le dispositif militaire de l’Ukraine et, plus encore, les nerfs de ses dirigeants. Sur le terrain, les milices pro-russes cherchent l’escalade qui viendra justifier l’intervention militaire ouverte de la Russie, au nom de la défense des citoyens russophones auxquels Moscou distribue des passeports. Lorsque Vladimir Poutine jugera l’instant propice, particulièrement si les soutiens extérieurs de l’Ukraine se lassent, le poing levé pourrait s’abattre.
Dans l’immédiat, la situation aux frontières orientales de l’Ukraine demeure incertaine : le retrait n’est que partiel, des équipements demeurant sur place en vue de prochains exercices. Leur prépositionnement pourrait faciliter une future intervention coup de poing. Il est fort probable qu’une partie des stocks bénéficie aux milices pro-russes du Donbass, chargées de conduire une stratégie de la tension qui mine au quotidien la situation locale. Parallèlement, le déploiement à venir au Bélarus, lors des prochaines manœuvres Zapad-2021, ouvrira un autre front sur les frontières de l’Ukraine.
Simultanément, les observateurs ont pointé le renforcement naval et aérien russe en Crimée et dans le bassin de la mer Noire. Ce « bastion stratégique Sud » n’a certainement pas une seule vocation défensive : la saisie et la militarisation de la presqu’île ont profondément modifié l’équilibre régional des forces, Moscou disposant désormais des moyens requis pour intervenir militairement dans les pays voisins (la Turquie s’en inquiète). D’ores et déjà, la mer d’Azov est un lac russe.
Au-delà, il s’agit pour la Russie de projeter forces et puissance au Levant et dans la « plus grande Méditerranée » (mer Rouge et golfe Arabo-Persique inclus), et jusque dans l’océan Indien. L’idée est de retrouver les positions qui étaient celles de l’URSS à l’époque de Brejnev, lors de la jeunesse guébiste de Vladimir Poutine. Dans une telle perspective, conformément à la définition clausewitzienne de la guerre, l’emploi de la force armée pour atteindre ses objectifs politiques demeure tout à la fois nécessaire et légitime.
D’aucuns argueront de la dissuasion nucléaire pour conjurer le spectre de guerres interétatiques. La seule observation des faits en Géorgie puis en Ukraine, même si cette dernière guerre est menée de manière irrégulière, montre pourtant que l’anti-terrorisme et les conflits de type asymétrique (contre des organisations non-étatiques et des techno-guérillas) ne constituent pas l’horizon indépassable de la stratégie.
Certes, le phénomène des guerres dites « hybrides », telles qu’elles sont conduites en Ukraine, traduit la prise en compte du fait nucléaire. Soucieux d’éviter l’ascension aux extrêmes, l’agresseur élargit le champ de la confrontation et manœuvre dans une zone grise où les perceptions se brouillent. Ainsi vise-t-il de réels gains stratégiques tout en restant en-deçà du seuil de déclenchement d’une guerre ouverte.
En conséquence, des cyniques pourraient croire que l’extension d’une guerre de ce type en Ukraine, dans un pays qui n’est pas membre de l’OTAN, laisserait aux Occidentaux une marge de manœuvre, plus exactement le loisir de ne rien faire. In fine, il ne s’agirait que d’un conflit aux marges de l’empire russe (la seule invocation du passé impérial russe sert de justification), conflit destiné à rester périphérique. Et peu importe que ladite « marge », l’Ukraine donc, soit d’une superficie supérieure à celle de la France.
En Europe orientale, la vision géopolitique de Moscou, le projet politico-diplomatique explicitement formulé et la grande stratégie qui le porte laissent donc redouter le pire. Ici comme ailleurs, les effets d’opérations hybrides pourraient dépasser les calculs de leurs initiateurs. Tout comme à l’époque de la « Guerre de cinquante ans », l’expression de conflit Est-Ouest minorant la réalité de ce long affrontement mondial, il nous faut « penser l’impensable ».
De surcroît, les convoitises de la Russie sur l’« étranger proche » doivent être placées dans leur contexte géopolitique. Se dessine ainsi un champ de rivalités entre les Etats « conservateurs » — les puissances occidentales, passablement bousculées — , et un regroupement d’Etats « perturbateurs » qui entendent modifier la politique mondiale. Le soleil se levant à l’Est, la Russie, la Chine et l’Iran croient l’heure venue de liquider l’hégémonie occidentale.
En somme, la conjoncture est des plus dangereuses. Sur fond de déplacement des équilibres de puissance, les protagonistes de ce nouveau type d’affrontement Est-Ouest sont engagés dans ce qu’il faut nommer une guerre froide, c’est-à-dire un état hybride de paix-guerre aux enjeux globaux. Aux frontières de l’Europe comme dans la Grande Asie, un conflit armé limité et ses répercussions pourraient ouvrir, selon l’expression de l’auteur américain Colin Gray, un « nouveau siècle de feu et de sang ».
Professeur agrégé d’histoire-géographie et chercheur à l’Institut Français de Géopolitique (Université Paris VIII). Auteur de plusieurs ouvrages, il travaille au sein de l’Institut Thomas More sur les enjeux géopolitiques et de défense en Europe. Ses domaines de recherche couvrent la zone Baltique-mer Noire, l’Eurasie post-soviétique et la Méditerranée.