Le procès intenté à Catherine Belton, journaliste d’investigation britannique, par quatre oligarques et une société d’État russes n’a pas suffisamment suscité l’attention des médias et des responsables politiques de l’Union européenne. Cette indifférence est une faute. Cette volonté d’intimidation, qu’on désigne souvent par procédure-bâillon, n’est pas nécessairement unique ni d’ailleurs réservée au seul régime russe et à des entités qui lui sont, directement ou indirectement, liées. Alors que le Parlement européen réfléchit, de manière plus large, à empêcher par des dispositions légales de telles procédures qui visent à imposer le silence aux journalistes d’investigation, aux groupes de la société civile et aux lanceurs d’alerte, il est urgent d’agir et de légiférer.
Catherine Belton est une journaliste d’investigation britannique, longtemps correspondante du Financial Times à Moscou, et auteur de l’ouvrage Putin’s People. How the KGB Took Back Russia and Then Took on the West, paru en 2020. Ce livre de 624 pages, impeccablement sourcé, le plus important des dernières années sur le système Poutine, a été remarqué comme l’essai de l’année par The Economist, le Financial Times, le New Statesman et The Telegraph. Ce qu’il faut bien appeler un chef-d’œuvre d’investigation a fait l’objet de recensions élogieuses notamment d’Anne Applebaum (The Atlantic), Luke Harding (The Guardian), Howard Amos (Foreign Policy) et Jennifer Slazai (The New York Times), auxquelles nous renvoyons. Catherine Belton s’est aussi expliquée sur son livre, en particulier lors d’une discussion organisée par le Carnegie Endowment. Alors que nul ne saurait traiter de et avec la Russie sans l’avoir lu, il n’a pas encore, de manière incompréhensible, été traduit en français (une traduction italienne est toutefois disponible).
Un livre indispensable
Ce livre narre non seulement l’irrésistible ascension de Poutine, l’aveuglement de ceux qui auraient pu et dû s’opposer à lui et l’ont regretté par la suite, mais surtout les liens, suggérés ou avérés, entre le système qu’il a construit autour de lui et le crime organisé. Il n’est certes pas aisé d’en parler, en Russie en particulier, sans encourir des risques pour sa liberté, voire pour sa vie. Il dépeint aussi l’extraordinaire cécité de l’Ouest ou son refus de voir la réalité du système poutinien, ce qui explique aussi la pénétration dont il fut victime, parfois au plus haut niveau des gouvernements.
Catherine Belton suggère — sans qu’il soit certes possible de l’établir — la possible implication de l’agent du KGB posté à Dresde dans des attentats terroristes, les liens mafieux noués lors de son séjour à Saint-Pétersbourg auprès du maire de la ville, Anatoli Sobtchak, et, peu de temps après son arrivée au pouvoir, la mainmise organisée par les « hommes de Poutine » liés au FSB sur l’économie du pays, en particulier avec le démantèlement du groupe Ioukos, qui fut un tournant historique. Elle offre un luxe de détails sur les schémas complexes de corruption transnationaux mis en place, y compris sur le « palais de Poutine » qui fait l’objet du film réalisé par l’équipe d’Alexeï Navalny.
L’ouvrage démontre avec la plus nette évidence l’organisation du système de pillage par le sommet de l’édifice — la coupole — et l’étroite dépendance des oligarques envers Poutine dans un système d’allégeance et de services rendus. Il montre aussi l’étendue du système de corruption organisée, y compris au-delà des frontières de la Russie.
Une intolérable intimidation
On comprend l’ire du premier cercle de Poutine, encore plus à un moment où les États-Unis, l’Europe et le Royaume-Uni envisagent de prendre des mesures contre celui-ci liées à la corruption. L’ouvrage de Catherine Belton va beaucoup plus loin dans le détail que ceux qui l’ont précédé — on pense notamment à l’ouvrage pionnier de Karen Dawisha (1949-2018), Putin’s Kleptocracy —, et l’ampleur de ce qu’elle révèle est inégalée. Elle met aussi en perspective certaines affaires déjà révélées par la presse et dont on n’avait pas l’image d’ensemble. Son éditeur, HarperCollins, et elle à titre personnel sont donc poursuivis devant la justice britannique par quatre oligarques, entre autres le géant des télécommunications russe Mikhaïl Fridman, son partenaire Piotr Aven, Roman Abramovitch, qui est notamment le propriétaire du club de football de Chelsea, et le magnat de l’immobilier Shalva Chigirinsky, ainsi que par la compagnie pétrolière Rosneft contrôlée par le Kremlin. Trois de ces milliardaires au moins possèdent des fortunes de plusieurs milliards d’euros. Ils ont choisi pour attaquer Catherine Belton les cabinets d’avocats réputés les plus chers de Londres. La journaliste du Guardian et de l’Observer Carole Cadwalladr a d’ailleurs fait, le 3 mai 2021, trois tweets ironiques sur les campagnes de ceux-ci en faveur de causes nobles (santé mentale, diversité et égalité hommes/femmes au travail, inclusion et visibilité des homosexuelles), non sans dissonance avec les « valeurs » des clients qu’ils défendent et leurs attaques contre la journaliste.
Cette affaire a fait d’autant plus de bruit au Royaume-Uni que Londres est considérée comme une petite Moscou-sur-Tamise par le nombre de riches Russes qu’elle abrite et la longue tolérance outre-Manche envers les fortunes d’origine douteuse. Il a souvent été rappelé dans la presse britannique que Londres était aussi une place judiciaire de choix pour les attaques procédurales lancées par des proches du pouvoir russe. Surtout, le scandale de cette procédure contre l’une des meilleures journalistes britanniques a été considérée à raison comme heurtant un droit fondamental. En somme, cette procédure est devenue une petite affaire d’État, plusieurs parlementaires étant montés au créneau pour la défendre. Dans un éditorial remarquable et cinglant, le Financial Times, pourtant réputé proche des milieux d’affaires, non seulement défend son ancienne journaliste, mais critique l’ouverture à l’étranger, encouragée par les autorités britanniques, de la place judiciaire de Londres qui incite à une certaine forme de « tourisme judiciaire », ainsi que l’inégalité extrême créée par ces procédures-bâillons entre les puissants et les plus faibles (particuliers, ONG, journalistes, publications à petit tirage). Même si, in fine, la justice déboute les plaignants, les coûts engagés par les personnes mises en cause peuvent les conduire littéralement à la ruine.
Dans une démocratie, l’alternative entre le silence et une prise de parole de plus en plus risquée est intolérable. On se rappellera d’ailleurs le sort du livre de Karen Dawisha que l’éditeur de ses cinq livres précédents, Cambridge University Press, avait refusé en raison des risques juridiques, voire pire, encourus. Son directeur, John Haslan, avait à l’époque écrit dans un mail : « Compte tenu du sujet controversé du livre et de son postulat de base selon lequel le pouvoir de Poutine est fondé sur ses liens avec le crime organisé, nous ne sommes pas convaincus qu’il existe un moyen de réécrire le livre qui nous apporterait la tranquillité nécessaire », et Dawisha avait évoqué le « brûlage de livres préventif ». L’ouvrage fut finalement publié quelques mois plus tard par Simon & Schuster aux États-Unis, où les auteurs sont mieux protégés par les lois relatives à la diffamation.
C’est également ce que montre dans un article absolument remarquable le journaliste du Guardian Nick Cohen. Le système ouvert britannique est utilisé par les proches du pouvoir russe pour atteindre ses adversaires, mais ceux-ci sont immunisés même s’ils perdent. Cohen rappelle ainsi que Bill Browder n’a pu récupérer les 600 000 livres que son adversaire russe avait été condamné à lui payer après avoir été débouté. Que signifie, ajoute-t-il, la liberté de la presse si des journalistes ou défenseurs des droits fondamentaux ne peuvent faire d’investigation sur les plus riches — ou tout simplement un pouvoir criminel ou ses instruments — sans risquer d’être attaqués et mis en faillite ? Il suggère ainsi qu’une société libre « doit être attentive à la possibilité qu’une partie au moins de ce qui se déroule devant les tribunaux puisse être une action de l’État russe. Étant donné l’implication de Rosneft, dominée par le Kremlin, cette idée n’est peut-être pas totalement fantaisiste ». Enfin, il rappelle que gagner est moins l’objectif de ces actions que de faire payer un coût, financier, mais aussi psychologique et moral, à leurs victimes. En somme, pour dire les choses autrement, cela fait partie de la guerre que mène le Kremlin contre ses opposants et de sa politique générale de déstabilisation des pays démocratiques et libres.
Un risque majeur pour l’Europe auquel gouvernements et parlements doivent répondre
Les spécificités du système britannique conduisent certes à des procédures particulièrement lourdes et coûteuses, mais on aurait tort de considérer « l’affaire Belton » comme un sujet purement insulaire. L’Union européenne est directement concernée et commence déjà à être victime de ce genre de procédures, car ni le Royaume-Uni ni les pays de l’UE ne disposent de lois aussi restrictives que celles des États-Unis en matière de poursuites judiciaires pour diffamation. Cela nous impose une réaction à la fois rapide et énergique contre les groupes privés étrangers ou d’autres organes agissant, directement ou non, pour le compte de puissances dictatoriales, la Russie n’étant d’ailleurs qu’un exemple.
C’est ainsi que des procédures ont pu être déclenchées en France par des personnes réputées enclines à défendre les thèses du Kremlin, par la filiale française du groupe chinois Huawei contre une chercheuse française et par Russia Today Deutschland contre un de ses anciens journalistes, Daniel Lange, qui avait dévoilé certaines des méthodes de la chaîne, et le journal Bild qui avait publié ces révélations.
À l’heure où les gouvernements européens entendent renforcer leur action contre les interférences étrangères, ce combat prend encore plus de sens. Très souvent, l’alerte sur celles-ci est donnée par des journalistes, des intellectuels, des organismes de recherche et parfois de simples citoyens. Rappelons-nous l’apport majeur, y compris pour nos services de renseignement, des enquêtes de Bellingcat notamment sur la destruction du vol MH17, les attaques chimiques en Syrie, la tentative d’assassinat de Sergueï et Ioulia Skripal, l’empoisonnement d’Alexeï Navalny et l’explosion mortelle du dépôt de munitions à Vrbětice?
La multiplication des procédures judiciaires à l’encontre de celles et ceux qui révèlent les pratiques de certains régimes — ou, tout simplement, critiquent leurs agissements, pointent de possibles soutiens, dévoilent certaines complaisances, ou encore exposent seulement les procédés d’une propagande souterraine — constituerait une atteinte majeure à la liberté d’expression ainsi qu’à la liberté de la presse, allant ainsi à l’encontre de nos valeurs fondamentales.
De manière plus globale, le Parlement européen s’est saisi de cette question sur laquelle de nombreuses ONG alertent depuis plusieurs années. Deux commissions du Parlement européen préparent en effet un rapport pour lutter contre l’intimidation que subissent notamment les journalistes et les organisations de la société civile, ce qu’on désigne habituellement par l’acronyme anglais SLAPP (strategic lawsuits against public participation). La députée européenne Roberta Metsola avait lors d’une conférence de presse déclaré : « L’objectif de [ces procédures] n’est pas de gagner, mais de réduire au silence. » Elles permettent à « ceux qui en ont les moyens » de mettre les journalistes face à un « choix » : « arrêter de rapporter les faits ou faire face à un procès long et coûteux ». L’idée est de créer des normes communes européennes, de mettre en place un fonds pour aider les victimes de ces procédures à se défendre et de tuer celles-ci dans l’œuf tout en sanctionnant plus fortement ceux qui les engagent. Il y a six mois déjà le Parlement européen avait voté une résolution en ce sens et la Commission, le 20 décembre dernier, avait, dans son « plan d’action pour la démocratie européenne », annoncé « une initiative pour protéger [les journalistes] contre les poursuites stratégiques altérant le débat public ».
Une préoccupation analogue avait aussi été exprimée par la Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, Dunja Mijatović. Elle avait notamment proposé que soit ouverte la possibilité de « rejeter ces recours à un stade précoce » — ce qui n’est pas possible notamment dans la loi française —, de conduire « un exercice de sensibilisation des juges et des procureurs » et de « sanctionner les abus, notamment en faisant en sorte que le coût de la procédure soit à la charge de l’auteur du recours ». Aboutir rapidement est d’une urgence absolue.
Certes, beaucoup de ceux qui proposent des mesures « anti-SLAPP » ont essentiellement autre chose en tête que les intimidations liées, directement ou indirectement, aux agissements d’États étrangers. Ils pensent aux journalistes ou groupes de la société civile qui enquêtent et dénoncent les réseaux de corruption, parfois liés aux pouvoirs en place — et certains journalistes ont payé de leur vie ce combat. Ils songent aussi aux procédures de grands groupes multinationaux à l’encontre de ceux qui pointent leurs actions dangereuses pour la santé publique et l’environnement, ou attentatoires aux droits des êtres humains. Mais les premières font partie d’un ensemble qui doit gagner en cohérence.
Le procès contre Catherine Belton constitue une alerte rouge. Non seulement nous lui devons notre entier soutien, mais nous devons, en Europe, en tirer toutes les conséquences sur le plan législatif. Les mesures d’urgence contre les procédures-bâillons sont partie intégrante de la lutte contre les manipulations de l’information. Nous ne pourrons réussir dans cette tâche sans possibilité de désigner les entités ou les personnes qui s’y prêtent, lancer des enquêtes libres et indépendantes, autrement dit mobiliser toute la société dans ce combat. Sinon, nous le perdrons.
Non-resident senior fellow au Center for European Policy Analysis (CEPA) et blogger sur Tenzer Strategics. Analyste des questions internationales et de sécurité, ancien chef de service au Commissariat général du Plan, enseignant à Sciences-Po Paris, auteur de trois rapports officiels au gouvernement et de 23 ouvrages, notamment Quand la France disparaît du monde (Grasset, 2008), Le Monde à l'horizon 2030. La règle et le désordre (Perrin, 2011), avec R. Jahanbegloo, Resisting Despair in Confrontational Times (Har-Anand, 2019) et Notre Guerre. Le crime et l'oubli : pour une pensée stratégique (Ed. de l'Observatoire, 2024).