L’article de Poutine publié dans Die Zeit le 22 juin marque le retour du Kremlin à une politique européenne renouant avec celle menée depuis les années Gorbatchev, après le paroxysme d’europhobie qui a suivi l’annexion de la Crimée. Il s’agit d’une politique qui, sous des slogans lénifiants, cachait déjà à cette époque une ambition de dominer le continent européen. Dans l’article publié par Die Zeit, le président russe semble redécouvrir « la logique de la construction d’une Grande Europe unie par des valeurs et des intérêts communs ». Le comportement de Moscou ces dernières semaines révèle une volonté de relancer énergiquement le projet européen, avec les mêmes velléités de domination à l’échelle européenne. L’article de Sergueï Lavrov, ministre des Affaires étrangères russe, publié le 28 juin, donne les clés de ce revirement.
« Les sommets du G7, de l’OTAN et de l’US-UE [de juin], ont marqué, selon leurs participants, le retour des États-Unis en Europe et le rétablissement de la consolidation du Vieux Monde sous l’aile de la nouvelle administration à Washington. La majorité des membres de l’OTAN et de l’UE ont non seulement accueilli ce virage avec soulagement, mais ils l’ont salué de commentaires enthousiastes », écrit Lavrov. « Les capitales européennes, sensibles aux dispositions du “grand frère”, ont immédiatement commencé à reprendre en chœur les refrains entonnés à Washington. En bref : nous sommes prêts à normaliser les relations avec Moscou, mais la Russie doit d’abord changer son comportement. » L’Occident veut imposer ses règles à « d’autres civilisations, la Russie, la Chine, et d’autres grandes puissances ». On remarquera que Lavrov, à la différence de Poutine dans son article publié par Die Zeit, ne rattache pas la Russie à la civilisation européenne : les destinataires de ces opus ne sont pas les mêmes — Poutine s’adresse aux Allemands, Lavrov aux Turcs et aux Chinois. Face à la politique « néocoloniale » des démocraties libérales qui s’attaquent au « code génétique des grandes civilisations », Lavrov préconise « une réforme du Conseil de sécurité de l’ONU, qui doit être renforcé au profit des pays d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine, mettant fin à la surreprésentation anormale de l’Occident collectif dans cet organe dirigeant des Nations unies » et il vante « l’initiative russe de former un Grand partenariat eurasien faisant converger les efforts de tous les pays et organisations du continent ».
On le voit, c’est la consolidation de « l’Occident collectif » sous Biden qui est dans le collimateur du Kremlin. Cette perception explique les démarches entreprises par Moscou ces dernières semaines. Il s’agit de contrer ce renouveau de la solidarité transatlantique tant redouté au Kremlin. La rencontre de Poutine avec Biden répond avant tout à cet objectif : le Kremlin veut inciter les Européens à douter de l’engagement américain dans la sécurité européenne. En même temps, Moscou relance sa politique européenne. Premier signal : l’encouragement à la cooptation des élites dirigeantes européennes, le Kremlin récompensant royalement ceux qui l’ont servi, comme François Fillon nommé au conseil d’administration d’un groupe pétrolier public russe, Zaroubejneft, de même que l’ancienne ministre des Affaires étrangères autrichienne Karin Kneissl, nommée en juin au CA du géant pétrolier russe Rosneft, où l’ex-chancelier allemand Gerhard Schröder est déjà présent depuis plusieurs années.
Ce « retour à l’Europe » de la politique russe s’explique aussi par plusieurs facteurs familiers de ceux qui connaissent l’histoire de l’URSS et de la Russie post-communiste. Ils ont été formulés par Gorbatchev lors de la fameuse séance du Politburo du 26 mars 1987, quand la construction de la « maison européenne commune » fut promulguée « priorité absolue » de la politique étrangère de l’URSS. Gorbatchev justifia ainsi ce tournant : « Il est essentiel d’utiliser le potentiel scientifique et technique de l’Europe de l’Ouest […] Nous souhaitons pousser les États-Unis hors de l’Europe […]. Prenons l’intégration européenne. Quels en sont les aspects avantageux pour nous, et quels sont ceux qui nous posent problème ? D’une part, notre capacité à faire pression sur les États-Unis s’en trouve accrue ; de l’autre, la concentration militaire des Européens augmente. Mitterrand m’a assuré que nous ne devions pas redouter cette concentration. D’après lui, elle n’a pour but que de permettre aux Européens de se débarrasser de la protection américaine ». (archives de la Fondation Gorbatchev).
Les mêmes considérations jouent aujourd’hui. Les hommes du Kremlin ont pris conscience de l’impact des sanctions sur l’économie russe, et surtout sur les secteurs importants à leurs yeux : l’extraction des matières premières et l’armement. Tout naturellement ils se tournent vers l’Europe, l’Allemagne surtout. D’où la réactivation du grand dessein poutinien, « l’Europe de Lisbonne à Vladivostok », évoqué dans Die Zeit, consistant à « créer un espace commun de coopération et de sécurité de l’Atlantique à l’océan Pacifique, qui comprendrait divers formats d’intégration, dont l’Union européenne et l’Union économique eurasienne ». Douguine en révélait les arrière-pensées dès 2013 : « Quand l’Europe sera entrée dans notre Union eurasienne […] nous prendrons leurs technologies d’un seul coup : plus besoin de gaz et de pétrole pour les obtenir au compte-gouttes. Voilà la modernisation et l’européanisation de la Russie » (Newsland, 12/04/13. Interview d’A. Douguine sur tv.russia.ru).
La deuxième considération évoquée par Gorbatchev est également d’actualité aujourd’hui. À travers les pays européens bien disposés à l’égard de Moscou, la France et l’Allemagne surtout, la Russie peut faire pression sur les États-Unis et les obliger à renoncer à des mesures anti-russes. On en a vu récemment un exemple avec l’abandon par Washington des sanctions contre le Nordstream 2. L’article de Poutine dans Die Zeit fait une grande place à l’Ukraine. Le président russe accuse à l’accoutumée les Occidentaux d’avoir fomenté un coup d’État à Kiev. Il feint de s’étonner que les Européens se soient associés aux manigances de Washington. Le message aux Allemands est clair : si vous voulez que les affaires reprennent, vous devez accepter l’hégémonie de Moscou sur l’espace ex-soviétique. Là encore rien de nouveau. Dès 1997, on peut lire cette analyse dans la presse russe : « Le MAE russe a raison de considérer que la pénétration économique de la plupart des pays d’Europe centrale et orientale n’est possible qu’au moyen d’une alliance étroite avec l’Allemagne » (N. Koutchine, Novoïe Vremia, n° 42, 26 octobre 1997).
En 2000, les dirigeants russes envisageaient ouvertement d’utiliser les Européens de l’Ouest pour forcer les pays d’Europe centrale et orientale à déférer aux volontés de Moscou : « La Russie préfère prendre toutes les décisions à Bruxelles et dans les capitales ouest-européennes, dans la certitude que les partenaires européens aînés pourront agir sur la Pologne. Il se peut que la position arrogante des négociateurs russes soit payante et que les Polonais cèdent devant les pressions conjointes des Russes et des Européens » (Strana.ru, 23/11/2000).
C’est seulement le rapport avec l’Europe intégrée qui va évoluer. Déjà en 2004 Sergueï Markov, un expert proche du Kremlin, constatait qu’il était souhaitable pour Moscou d’avoir affaire « non à la bureaucratie européenne, mais aux locomotives de l’intégration, surtout l’Allemagne et la France, de même que l’Espagne, l’Italie et l’Angleterre » car « les bureaucrates européens considèrent la Russie comme un problème et n’ont pas peur d’entrer en conflit avec elle » (Sergueï Markov, Interfax, 24/02/04).
Aujourd’hui, après l’échec de Merkel et Macron lors du Conseil européen du 24 juin d’imposer aux autres pays européens un sommet entre l’UE et Poutine, le Kremlin est obligé de se rendre compte que le fonctionnement démocratique de l’UE, qu’il a maintes fois dénoncé comme une hypocrisie, existe bel et bien. La Russie s’imaginait qu’il suffisait de mettre de son côté les poids lourds de l’Europe, la France et l’Allemagne, et que ceux-ci, de manière bien poutinienne, sauraient imposer leur volonté aux petits. Elle se rend compte de son erreur (« l’UE est ainsi faite que la France et l’Allemagne ne peuvent pas décider pour tous », constate à regret le politologue Vadim Troukhatchev) et cherche à y remédier. Là encore le problème n’était pas nouveau. En 1992, les dirigeants russes se demandaient comment neutraliser les conséquences de l’adhésion des pays de la CEI à la CSCE. Appuyés par la France, ils préconisaient de créer un « Conseil de Sécurité de l’Europe, qui n’accorderait le droit de veto qu’à un nombre d’États limité, et qui permettrait la création de nouveaux mécanismes effectifs de réalisation des décisions prises » (P. Gladkov [Institut des États-Unis et du Canada], Nouvelles de Moscou, 5 avril 1992) : solution qui assurerait aux grands États européens le monopole des décisions concernant la sécurité européenne. En juin 1994, Kozyrev, le ministre des Affaires étrangères russes, revient à la charge, et propose de faire de la CSCE la principale structure de sécurité en Europe en la dotant d’un comité exécutif. À l’automne 1997, la Russie met en place une troïka Eltsine Kohl Chirac, dans laquelle elle voit l’embryon d’un directoire franco-germano-russe à vocation anti-américaine (« la première victoire presque inconditionnelle [de la Russie] en politique étrangère » [N. Koutchine, Novoïe Vremia, n° 42, 26 octobre 1997] selon la presse de l’époque). On voit avec quelle persévérance Moscou cherche à institutionnaliser une structure grâce à laquelle il dominerait l’Europe en s’appuyant sur des partenaires rendus complaisants par la vénalité, la dépendance économique, l’antiaméricanisme doctrinaire et l’intimidation. Aujourd’hui la troïka existe bel et bien : c’est principalement en raison des objections de l’Allemagne et de la France que l’OTAN a annulé la réunion des commissions OTAN-Ukraine et OTAN-Géorgie, qui était prévue pour le sommet de l’alliance le 14 juin 2021 à Bruxelles, à la grande satisfaction de Moscou. Le 6 mai, le Conseil de l’Atlantique Nord au niveau des ambassadeurs a décidé de ne pas inviter les pays partenaires à participer au sommet. Kiev a vainement supplié l’OTAN de reconsidérer cette décision. Inquiétant remake de la configuration d’avril 2008, lorsque, au sommet de Bucarest, Moscou se servit de la France et de l’Allemagne pour bloquer le MAP, le Membership Action Program, l’étape préalable de l’élargissement de l’OTAN à la Géorgie et à l’Ukraine, ce qui permit à la Russie de lancer quatre mois plus tard une offensive contre la Géorgie rebelle. Aujourd’hui, la Russie espère que la scission entre les dirigeants des pays de l’UE lors du sommet européen des 24-25 juin pourrait inciter à réformer le mécanisme de prise de décision dans le domaine de la politique étrangère au sein de l’UE. Comme toujours, c’est la position française qui semble la plus prometteuse. Commentant la conversation téléphonique entre Macron et Poutine le 4 juillet, Elena Panina, la directrice du think tank Russtrat, note que cet entretien entre les deux dirigeants s’était tenu une semaine après le sommet de l’UE, et elle écrit : « Le président français a fait comprendre que lui n’avait pas besoin d’un sommet de l’UE pour voir Poutine… Ainsi il a poliment laissé entendre aux Polonais et aux Baltes qu’ils devaient choisir : soit l’UE parlera avec Moscou d’une seule voix, soit les principaux pays européens commenceront à le faire de manière indépendante et par leurs propres canaux, ignorant les sentiments et les émotions des “dissidents”. L’essentiel ici est que les dirigeants de l’Union européenne ont décidé d’intensifier le dialogue avec la Russie, sans se soucier de l’opposition des “jeunes Européens” [les pays d’Europe centrale et orientale]. »
Plus que jamais le grand dessein européen de la Russie achoppe sur la résistance des petites nations du continent attachées à leur liberté et c’est contre ce groupe des « russophobes » de l’UE que le Kremlin va concentrer ses attaques, tout en poursuivant son entreprise de noyautage des grands États européens.
Études de lettres classiques, a séjourné 4 ans en URSS en 1973-8, agrégée de russe, a enseigné l'histoire de l'URSS et les relations internationales à Paris Sorbonne.