Responsabilités européennes dans le calvaire des déportés tchétchènes

Au cours du dernier quart de siècle, des milliers d’habitants de la Tchétchénie ont trouvé l’asile politique en Europe. De grandes communautés tchétchènes se sont formées en Allemagne, en France et en Autriche. Les autorités françaises affirment que près de 65 000 Tchétchènes vivent en France. Or, depuis quelques années, des Tchétchènes résidant en Europe sont arrêtés et déportés vers la Russie, souvent au mépris de décisions de justice. Que leur arrive-t-il ?

Dans un rapport récent intitulé « Pourquoi les résidents russes demandent l’asile en Europe », Mémorial et le Comité d’assistance civique, deux organisations de défense des droits de l’homme, notent que les demandeurs d’asile sont le plus souvent victimes de la popularité croissante des politiques anti-immigration et de la propagande des forces politiques d’extrême droite. Selon Svetlana Gannouchkina, responsable du Comité d’assistance civile et militante des droits de l’homme, la déportation des réfugiés tchétchènes d’Europe vers la Russie s’est accélérée depuis 2014 et la situation ne fait qu’empirer chaque année.

En août 2020, le ministre français de l’Intérieur Gérald Darmanin, présentant un rapport mensuel sur le travail de la police et des services de sécurité intérieure, indiquait qu’une base de données spéciale, le FSPRT (Fichier des signalements pour la prévention et la radicalisation à caractère terroriste), comptait désormais plus de 8 000 noms. En octobre, il indiquait que, sur ce nombre, 661 personnes faisaient déjà l’objet de mesures d’éloignement, mais que seulement 428 expulsions du territoire national avaient été effectuées. Il restait donc « 231 personnes en situation irrégulière et suivies pour soupçons de radicalisation » qu’il fallait expulser. Parmi ces personnes figuraient des Tchétchènes.

En octobre également, Emmanuel Macron et Vladimir Poutine se sont entretenus par téléphone. Le 26 octobre, à Moscou, des pourparlers ont ensuite été menés par Darmanin lui-même, lequel a confirmé ouvertement qu’il avait été chargé par le président d’informer ses interlocuteurs russes que des expulsions seraient à l’ordre du jour. Les défenseurs des droits de l’homme et les avocats mettent en garde contre le fait que la liste du FSPRT peut parfois inclure des personnes stigmatisées pour des motifs religieux ou ethniques.

De nombreuses personnes déportées vers la Russie se retrouvent confrontées à des affaires pénales fabriquées de toutes pièces, ainsi qu’à la torture pratiquée par les forces de sécurité, voire à des exécutions extrajudiciaires. Alors que les preuves de leur implication dans le terrorisme et l’extrémisme sont souvent absentes, ces personnes sont réceptionnées à l’aéroport par les forces de sécurité russes et emmenées vers une destination inconnue. Les proches et les militants des droits de l’homme cherchent ensuite pendant des semaines ces « disparus » et ont de grandes difficultés à obtenir la moindre information.

À titre d’exemple, le rapport des deux ONG cite le cas de Chamil Soltamouradov, qui a demandé l’asile en Allemagne en 2015. Or, en 2018, les autorités allemandes l’ont expulsé vers la Russie à la demande des autorités russes. Svetlana Gannouchkina avait écrit à Angela Merkel par l’intermédiaire de la section allemande d’Amnesty International pour demander que Soltamouradov ne soit pas extradé. La Chancellerie a répondu que tout serait mis en œuvre pour éviter que cela ne se produise, mais cela n’a pas empêché la déportation. En Russie, Soltamouradov a rapidement été condamné à 17 ans de prison dans une affaire pénale montée de toutes pièces, prétendument pour participation à des groupes armés illégaux en Syrie. Il a très probablement fait des « aveux » allant dans ce sens, arrachés sous la contrainte…

L’histoire de Chamil Soltamouradov n’est malheureusement pas une exception, il fait partie d’une longue et triste liste de personnes qui ont dû payer le prix du renforcement des mesures de sécurité de la politique migratoire ces dernières années. Rappelons certains de ces cas.

En 2018, les autorités belges arrêtent Azamat Baïdouïev, qu’elles soupçonnent d’activités terroristes, et l’expulsent vers la Pologne sans aucune charge : il avait d’abord été autorisé à vivre dans le pays en raison du conflit armé en cours en Tchétchénie à l’époque, puis avait bénéficié d’une protection supplémentaire du fait des tortures qu’il avait subies dans son pays d’origine. La femme et les enfants de Baïdouïev, puis sa mère et ses frères, avaient également bénéficié d’une protection. La décision des autorités polonaises de l’expulser vers la Russie était fondée sur des documents classifiés auxquels ni Baïdouïev ni son avocat n’ont eu accès. À son retour en Russie, il a fait des aveux, ce qui a permis aux autorités d’engager une procédure pénale à son encontre. Un tribunal russe l’a condamné à six ans de prison. Il ne fait guère de doute que la torture et d’autres mesures coercitives ont été utilisées contre lui. En 2019, un tribunal polonais a jugé que son expulsion était illégale.

Zaourbek Jamaldaïev a été vu pour la dernière fois à Moscou en juillet 2015, après avoir été expulsé de Pologne vers la Russie. Des militants des droits de l’homme de Mémorial ont contacté la police pour signaler son enlèvement à Moscou. Zaourbek avait purgé sa peine pour avoir aidé des combattants du Caucase du Nord à se procurer de la nourriture, mais il a ensuite été libéré sur parole et a demandé l’asile en Pologne. La Commission polonaise des réfugiés a estimé qu’il n’y avait aucune menace contre lui dans son pays et a expulsé ce Tchétchène vers la Fédération de Russie, où quelques mois plus tard, il a d’abord été suivi, puis arrêté par des hommes en civil et emmené dans un lieu inconnu. À ce jour, il n’a pas été retrouvé.

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Rassemblement de tchétchènes à Paris le 3 juin 2018. Photo : DNA.fr

Les demandes d’asile d’Apti Najouev et d’Oumar Belimkhanov, arrivés en Norvège en 2008, ont également été rejetées. Le Comité Helsinki norvégien et Mémorial ont tenté d’intercéder en faveur de ces migrants, en insistant sur le fait que rentrer en Russie était dangereux pour tous deux. Le frère d’Oumar, Adam, 24 ans, a été tué à Grozny lors de son arrestation en 2009. Selon le ministère de l’Intérieur, il a été abattu alors qu’il essayait de faire exploser une grenade, mais Natalia Estemirova [célèbre lanceuse d’alerte assassinée par des sbires de Kadyrov le 15 juillet 2009, NDLR] a déclaré au site Caucasian Knot que, selon des témoins oculaires, Adam n’a opposé aucune résistance à la police et qu’il a été tué d’une balle dans la nuque. Najouev et Belimkhanov ont été déportés en Tchétchénie fin 2011. En mai 2013, Najouev a été placé en détention. Un mois plus tard, son corps a été retrouvé dans le fleuve Argoun avec des marques de torture. Belimkhanov est mort un an plus tôt dans des circonstances peu claires : selon la version officielle, il aurait été victime d’un accident de voiture, mais son corps présentait des signes de torture par chocs électriques. En Norvège, l’histoire de la mort des Tchétchènes déportés a été interprétée sans équivoque : le gouvernement avait envoyé les réfugiés à la mort.

Ilias Sadouïev, père de sept enfants mineurs, vivait en France depuis 2016. Accusé d’activités terroristes par la Fédération de Russie, il était recherché par Interpol. Un tribunal français l’a lavé de ces accusations, et il a obtenu le statut de réfugié. Or, en mars 2021, Sadouïev est convoqué à la préfecture de Strasbourg. Au lieu du permis de séjour promis, il est placé en état d’arrestation dans un camp pour les candidats à la déportation. Après son renvoi en Russie, il a apparemment été kidnappé, et personne ne sait aujourd’hui s’il est vivant. Un autre Tchétchène, Lezi Artsouïev, a subi le même sort. Résidant en France depuis 2012, il a été placé en détention et déporté à la hâte, début avril 2021. La journaliste de Novaïa Gazeta Elena Milachina a rapporté sa disparition. « Presque chaque semaine, écrit-elle, des Tchétchènes déportés sont envoyés par avion de Paris à Moscou. À l’aéroport de Cheremetievo, ils disparaissent généralement et réapparaissent en Tchétchénie comme suspects dans des affaires criminelles douteuses. Et cela dans le “meilleur” des cas. Certains, comme Lezi Artsouïev et Ilias Sadouïev ont complètement disparu », indique l’article. Milachina conclut : « En fait, les deux pays [la Russie et la France] violent de manière flagrante les droits de l’homme dans de telles situations. À mon avis, on peut y voir une collusion entre les services de ces deux pays. Mais si l’un est la Russie, l’autre, la France, se positionne comme un État de droit, en est très fier et s’oppose publiquement aux pays comme le nôtre à ce titre. »

Marta Szczepanik, militante des droits de l’homme, chercheuse et spécialiste des migrations à la Fondation Helsinki pour les droits de l’homme de Varsovie, a également tenté à plusieurs reprises d’attirer l’attention sur le sort des Tchétchènes expulsés d’Europe. Elle rappelle que « les régimes autoritaires comme celui de la Russie utilisent les instances internationales, notamment Interpol, de manière malveillante pour harceler leurs opposants politiques ».

Par conséquent, se fier aveuglément aux informations d’Interpol sur les ressortissants étrangers recherchés peut entraîner des conséquences graves – au mépris des principes fondamentaux. La décision d’expulser ou d’extrader doit être fondée sur un examen judiciaire minutieux et sur les renseignements recueillis par les services de renseignements des pays européens eux-mêmes. Dans le cas contraire, les États européens pourraient se retrouver dans la position de valider de facto les pires abus perpétrés par les autorités russes à l’encontre de leurs propres citoyens.

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zara

Journaliste tchétchène, elle fut arrêtée arbitrairement en 2004, à Moscou, et condamnée à huit ans et demi de pénitencier en Mordovie, malgré la mobilisation des médias et d’organismes de défense des droits de l’homme russes et internationaux. Libérée en 2012, après avoir purgé intégralement cette peine, elle a obtenu l’asile politique en France et a raconté son expérience carcérale dans un ouvrage, publié en 2014, Huit ans et demi ! (aux éditions Books).

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