Le club Valdaï est un groupe de réflexion et un forum de discussion russe, créé en 2004. Plusieurs membres de l’élite gouvernante russe s’y rassemblent tous les ans, pour discuter avec des invités étrangers de haut rang, généralement des sympathisants du régime de Poutine. Le président russe, qui s’y rend chaque année, n’a pas modifié son habitude. Le 21 octobre 2021, à Sotchi, il prononçait un discours d’une demi-heure avant de répondre, pendant trois heures, aux questions du public. Cette intervention a été vantée par des propagandistes du régime comme un discours philosophique digne de Platon ou de Marc Aurèle.
Le discours de Poutine est un concentré de clichés habituels, basés sur des mythes et des notions populaires parmi ses compatriotes. Il a notamment affirmé : « On peut avoir n’importe quelle attitude envers Staline, mais en réalité, le gouvernement russe s’est battu pour éviter la guerre. » Cela renvoie apparemment au pacte Molotov-Ribbentrop (1939) qui a permis à l’URSS de s’emparer d’une partie considérable de la Pologne, ainsi que des États baltes et de territoires roumains et hongrois, en accord avec Hitler. Et pour développer cette pensée profonde, Poutine a affirmé qu’« on peut beaucoup reprocher aux dirigeants du pays dans la période entre 1917 et 1990, mais il est absolument inacceptable de mettre les communistes sur le même plan que les nazis, c’est un mensonge ».
Rappelons que les camps de concentration soviétiques, connus sous le nom de Goulag, ont vu passer, entre 1930 et 1956, 20 millions de personnes, et qu’au moins 2 millions de détenus y ont trouvé la mort, sans compter près de 700 000 fusillés pour la seule année 1937-1938. Parmi ces zeks (prisonniers) se trouvaient des centaines de milliers d’étrangers, mais la plupart étaient les citoyens soviétiques. Dans ses pratiques, le totalitarisme soviétique était-il moins condamnable que le totalitarisme hitlérien ?
En plus de l’histoire, Poutine a également touché à des questions philosophiques. Il a fait savoir qu’il lisait Iliine, Berdiaev et d’autres philosophes russes de la première moitié du XXe siècle, qui ont fui le régime bolchevique ou ont été expulsés sur l’ordre de Lénine. Si le nom d’Iliine est presque inconnu en Occident, il est en revanche populaire en Russie : on l’étudie dans les écoles et les universités, et Poutine le cite souvent. Mais qui était Iliine ? Adepte comme tous les slavophiles d’une voie spéciale pour le peuple russe, antisoviétique et monarchiste convaincu, il a salué l’arrivée des nazis au pouvoir en Allemagne.
En 1933, il écrivait : « Je refuse catégoriquement de considérer les événements des trois derniers mois en Allemagne du point de vue des Juifs allemands… Ce qui se passe en Allemagne est une énorme révolution politique et sociale… Qu’a fait Hitler ? Il a arrêté le processus de bolchevisation en Allemagne et a rendu un grand service à l’Europe… Tant que Mussolini dirige l’Italie et Hitler l’Allemagne, la culture européenne bénéficie d’un sursis… » Plus tard, Iliine a changé d’avis sur Hitler (la Gestapo ne l’appréciait pas), et il est parti en Suisse, mais ses convictions autoritaires et réactionnaires qui plaisent à Poutine n’ont pas changé pour autant.
La seule nouveauté du discours de Poutine relève plutôt de la sphère de la pensée sociale. Ainsi, pour la première fois, il a prédit la fin prochaine du capitalisme : « Tout le monde dit que le modèle de capitalisme existant — qui est la base de l’ordre social dans la grande majorité des pays aujourd’hui — est épuisé ; il n’y a plus moyen de sortir de l’enchevêtrement de contradictions de plus en plus alambiquées qui le composent. » Cette phrase, qui répète les clichés idéologiques du marxisme, est certainement destinée à son propre peuple. Tout en affirmant qu’il n’y aurait pas de révolution en Russie, où règne un régime conservateur basé sur des valeurs sociétales traditionnelles, Poutine prévient en des termes à peine voilés : la classe moyenne, bien moins nombreuse que dans les pays occidentaux (environ 15 % de la population), et qui a pu atteindre un certain niveau de vie sans nécessairement servir le régime, est vouée à une forme de dékoulakisation. Le gouvernement russe va continuer à s’emparer des entreprises en bonne santé et poursuivra leurs propriétaires en justice tout simplement pour les dépouiller et détruire ainsi le terreau de l’opposition. Mais les intéressés comprennent que leur situation sent le roussi depuis un moment : le quartier de Roubliovka, près de Moscou, où résidaient des gens aisés, ainsi que de vrais nouveaux riches, s’est pratiquement vidé, et il ne se trouve personne pour racheter les biens souvent luxueux des propriétaires partis se réfugier à l’étranger.
Ces platitudes entremêlées de menaces, proférées par le président russe, ont immédiatement été applaudies de manière caricaturale par les propagandistes du régime. La palme d’or de la flagornerie revient certainement à Sergueï Markov, politologue proche du Kremlin, ancien diplomate et homme politique.
Extraits : « Le discours de Poutine à Valdaï a montré que Poutine est un philosophe moderne sur le trône. Mais il n’a pas d’interlocuteurs dignes de lui. La plupart de ceux qui prétendent appartenir à l’intelligentsia libérale russe se sont montrés tout simplement incapables d’apprécier les idées exprimées par Poutine. Le discours de Poutine et ses remarques regorgent d’idées sur la société moderne et le développement humain. C’est le discours d’un philosophe couronné. On sait que les intellectuels de tous les pays ont rêvé d’un prince philosophe pendant des siècles, à la suite de Platon. Enfin il est venu, ce souverain philosophe, et c’est le président de notre Russie. Et nos intellectuels sont complètement incapables de l’apprécier. Ils ne sont jamais contents. Mais ils n’ont rien à opposer à Poutine sur le fond ; du coup ils ont recours aux sarcasmes et au trolling. Ils étalent ainsi leur incapacité. L’intelligentsia libérale russe est indigne. Poutine risque d’être un philosophe sur le trône qui restera incompris. Comme Marc Aurèle, l’empereur et philosophe stoïcien, qui n’a pas été compris de son vivant… »
Parallèlement à la destruction des libertés en Russie, le culte de la personnalité s’intensifie autour de Poutine. On n’est plus très loin des épithètes dont on couvrait jadis Staline : grand timonier, père des peuples, grand bâtisseur du communisme, théoricien génial, etc. Dans un sens, l’image de Poutine en prince philosophe, en Marc Aurèle du XXIe siècle, va même plus loin. Or, le culte de la personnalité de Staline s’accompagnait d’une politique étrangère impérialiste, de purges de masse et d’une grande pauvreté des peuples de l’URSS. Serait-ce le vecteur du développement de la société russe ? Tout semble pointer dans cette direction.
Née à Moscou, elle vit en France depuis 1984. Après 25 ans de travail à RFI, elle s’adonne désormais à l’écriture. Ses derniers ouvrages : Le Régiment immortel. La Guerre sacrée de Poutine, Premier Parallèle 2019 ; Traverser Tchernobyl, Premier Parallèle, 2016.