Voici le texte du discours prononcé le 5 octobre par l’ex-président estonien lors de la Conférence de Varsovie sur la sécurité, à l’occasion de la remise du titre de Chevalier de la liberté 2021 à Alexeï Navalny. Il y rend hommage au courage et à la résolution d’Alexeï Navalny et propose de s’opposer fermement à un processus de corruption de l’Occident libéral et démocratique.
Nous sommes ici pour honorer Alexeï Navalny, un homme traqué, persécuté, battu, empoisonné et emprisonné pour s’être opposé à une autocratie de voyous qui est en passe de devenir un régime totalitaire classique. Son crime ? Avoir utilisé pacifiquement son droit fondamental à la liberté d’expression pour défier un régime maintenu par des forces spéciales, la violence et le meurtre.
L’histoire de Navalny n’est pas nouvelle. Dans la décennie qui a précédé l’effondrement du communisme, nous avons vu cette histoire se dérouler encore et encore. Iosif Brodsky, Nathan Chtcharanski, Alexandre Soljenitsyne, Andreï Sakharov et des centaines d’autres ont été persécutés par ce véritable Mordor qu’était l’URSS. Il y a toutefois une différence. À l’époque, lorsque j’étais un jeune chercheur, puis le directeur du service estonien de Radio Free Europe – Radio Liberty (RFE-RL), nous, les Occidentaux, avions au moins la certitude d’avoir le droit moral de tenir tête aux forces du Mal soviétiques, de soulever ces questions auprès de nos gouvernements, de nos parlements et de tous les forums internationaux possibles.
Paradoxalement, les communistes étaient, au moins idéologiquement, anticapitalistes, nous aidant à maintenir cette lucidité morale. Les commissaires et les membres du Politburo pouvaient difficilement acheter des villas sur la Riviera, des luxueux chalets de ski à Saint-Moritz, des appartements dans le gratte-ciel du président américain ou amarrer leurs yachts longs de 100 mètres à Saint-Tropez ou au Pirée. De notre côté, en Occident, accepter de l’argent des régimes totalitaires était considéré comme de la corruption ou de l’espionnage, ce qui entraînait des sanctions pénales sévères et la disgrâce sociale.
Aujourd’hui, l’Occident libéral et démocratique a abandonné cette lucidité d’antan. Nous sommes devenus des partenaires du crime, nous sommes de collusion avec les ennemis de la liberté et de notre héritage des Lumières en matière d’État de droit et de droits de l’homme. Nous sommes les co-conspirateurs non inculpés de notre propre perte et de la destruction de la Russie, qui s’effondre sous le poids de la corruption et du vol qui y règnent.
Dans ma brève laudatio à Alexeï Navalny, je ne me concentrerai pas sur ses immenses contributions à la dénonciation des miasmes de la corruption en Russie. Cela ne servirait qu’à nous donner un sentiment totalement faux de notre suffisance et notre supériorité morale. Pour vraiment honorer Navalny, nous devons au contraire nous opposer fermement au processus de pourrissement de notre propre Occident libéral et démocratique.
Cette puanteur émane de nos propres politiciens et partis politiques corrompus, de nos gouvernements naïfs et cupides, et même des universités les plus prestigieuses aux traditions séculaires. Elle émane des entreprises qui privilégient le profit à la justice, à la vérité et à la liberté. Elle émane de nos banquiers, nos avocats et nos comptables qui sont toujours prêts à blanchir l’argent et les réputations sales.
C’est cette corruption, notre corruption, qui permet aux boyards du Kremlin et à leurs larbins, ainsi qu’à d’autres régimes odieux dans le monde, de continuer à piller et à tuer impunément.
Mesdames et messieurs !
Il y a environ quinze ans, j’ai inventé le terme de schroederizatsia. J’en suis resté l’auteur anonyme jusqu’à ce que mon cher ami Edward Lucas ne me démasque dans The Economist, au moment où j’avais déjà quitté mes fonctions et l’identité de l’auteur de ce néologisme n’importait plus. Dans la langue russe merveilleusement souple, -zatsia est un suffixe désignant un processus général, mais, à la différence de l’anglais -zation, a une sonorité russe reconnaissable, ce qui le lie au pays qui utilise la corruption de manière plus efficace que n’importe qui d’autre dans le monde d’aujourd’hui.
Cela ne veut pas dire que les autres sont innocents. De la Chine à l’Azerbaïdjan, des Philippines à la République démocratique du Congo, l’argent sale extorqué aux faibles et aux impuissants envahit nos processus politiques et corrompt notre système.
Qu’il s’agisse de parlementaires européens qui blanchissent les violations flagrantes des droits de l’homme dans le Caucase ou d’une grande université britannique qui reçoit de l’argent du parti communiste chinois à condition de renoncer aux publications peu flatteuses sur la Chine, le tissu de l’Occident est imprégné de corruption.
Pire encore, nous ne pouvons même pas en parler publiquement, par peur de conséquences juridiques et financières négatives. Catherine Belton, remarquable journaliste et auteur du très perspicace Putin’s People, fait face à un procès ruineux intenté par les pontes inquiets du régime russe. L’objectif n’est pas seulement de l’écraser, mais aussi de dissuader quiconque ose enquêter sur les liens secrets entre les siloviki, le business, le crime organisé et le pouvoir d’État qui forment l’élite gouvernante russe.
Parfois, il ne s’agit même pas d’argent et de cupidité, mais de l’avidité du pouvoir. Beaucoup d’entre vous se souviennent que le groupe du Parti populaire européen (PPE) n’a pas voulu expulser un parti populiste, fondamentalement opposé aux valeurs qu’il professe, simplement pour conserver une plus grande représentation au Parlement européen. L’énumération de tous ces cas de corruption en Occident ne prendrait pas seulement une heure, mais des jours, des semaines et des années. Mesdames et Messieurs, nous n’avons pas le temps d’abhorrer ce problème. Nous devons commencer à le résoudre.
Alexeï Navalny a été condamné pour le plus ridicule des chefs d’accusation que l’on puisse inventer : ne pas s’être présenté à un contrôle pendant la période de sa peine avec sursis, alors qu’il se remettait d’un empoisonnement au Novitchok administré par le régime qui l’accusait. Son véritable crime, cependant, était d’avoir réalisé un film montrant le palais grotesque et de mauvais goût construit pour le dictateur russe, qui rappelle les lubies des nouveaux riches et des despotes de pacotille, de Trump à Ianoukovitch. Si ces criminels ne sont pas gênés par leur manque de goût, ils craignent néanmoins la colère de leurs populations qui croupissent dans la pauvreté, comme ces 40 % des Russes qui ont dû réduire leur consommation de nourriture à cause des prix qui montent en flèche. Nous, les Occidentaux, n’avons rien à faire de leurs problèmes. Nous accueillons simplement l’argent volé.
Invités d’honneur,
Dans l’un de ses derniers livres, Property and Freedom, le regretté Richard Pipes, grand historien de la Russie et de l’Union soviétique, explique en grande partie pourquoi non seulement les oligarques et les kleptocrates russes, mais aussi tous les régimes autoritaires ont besoin de parquer leur argent à l’Ouest. Cela concerne la Russie en particulier, car ce pays a vécu selon des lois civilisées durant une période très courte, de février à novembre 1917.
Là où il n’y a pas d’État de droit, où l’autocrate peut voler ou s’emparer des biens de n’importe qui, sa plus grande crainte est que l’impératif catégorique kantien puisse s’appliquer à lui. Que quelqu’un lui fasse ce qu’il a fait à autrui pour s’enrichir. Ainsi, le seul recours du despote est d’expédier son argent dans un endroit où règne l’État de droit, que ce soit Londres ou Dubaï, New York ou Tallinn — partout où les gens gagnent leur richesse par le travail, et non par le vol ou le pompage des richesses naturelles ou du budget national, ce qui n’est qu’une forme plus indirecte de vol.
Cet État de droit a assuré notre prospérité. Nous savons que l’État ne peut pas nous priver illégalement de nos biens. En même temps, ce même État permet aux régimes autoritaires de conserver chez nous des trésors volés à leurs populations et de persécuter des personnes comme Alexeï Navalny qui essaient de combattre ces pratiques odieuses. Si nous nous soucions réellement de liberté, il est donc temps de changer nos propres lois. Le système britannique qui enquête sur les cas d’Unexplained Wealth, doit être appliqué partout en Occident, de façon plus large et stricte. Les sociétés écrans anonymes qui, par exemple, ont permis aux consiglieri du parrain de la mafia (non gouvernementale) russe, Semion Moguilevitch, d’acheter des appartements dans la Trump Tower doivent être mises hors la loi.
Des réglementations beaucoup plus strictes en matière de visas, y compris l’interdiction de visas pour certaines personnes, doivent être adoptées afin d’empêcher les agents du GRU et du FSB de pénétrer en Europe et d’y exécuter des ordres criminels. Pareillement, les limitations d’entrée sur le territoire européen doivent être étendues aux hauts fonctionnaires d’État, y compris les chefs d’État et de gouvernement. Au lieu de laisser les meurtriers et les saboteurs se promener librement dans nos pays, nous devons poursuivre en justice certains fonctionnaires européens, tels que l’ancien ministre des Affaires étrangères de l’Autriche, Michael Spindelegger, qui, afin de rester dans des bonnes grâces du Kremlin, est intervenu auprès de la police des frontières de son pays pour libérer Mikhaïl Golovatov, condamné par contumace pour le meurtre de treize Lituaniens et recherché par Interpol.
Un autre exemple. L’Autriche a bloqué au Conseil de l’UE l’adoption des sanctions qui auraient empêché la banque Raiffeisen, le plus grand créditeur du dictateur Loukachenko, de continuer à financer ce régime terrifiant.
Comme je l’ai dit, la corruption est endémique. Notre propre schroederizatsia, ce sont nos François Fillon et Karin Kneissl, nos Lipponen et autres qui, après avoir quitté le gouvernement, commencent aussitôt à travailler pour des entreprises énergétiques soi-disant « indépendantes », appartenant en réalité à des régimes kleptocrates. Pour paraphraser Lénine, ils achètent la corde que les autocrates utiliseront pour nous pendre. Je répète : ce sont nous, les Européens, qui serons pendus, et non les autocrates.
C’est une raison de plus pour rendre hommage au courage et à la résolution d’Alexeï Navalny. Il ne se contente pas d’exposer aux Russes et au monde entier le pillage pathologique et l’arbitraire qui règne en Russie, il tend également un miroir devant nous. Car nous sommes des complices du crime — nous aidons à pomper l’argent, million après million, de la Russie qui s’appauvrit et de son peuple privé de droits. Ces millions d’euros et de dollars finissent dans les poches et sur les comptes de nos propres dirigeants, banques, universités, studios de cinéma, partis politiques et lobbyistes. Des lobbyistes qui travaillent pour les ennemis de notre société ouverte.
Je vous remercie.
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