Il aura fallu des années pour que l’expression de « nouvelle guerre froide » s’impose comme une évidence. Encore voudrait-on en réserver l’emploi à la description des relations entre la Chine et l’Occident. La Russie relèverait d’un autre cas de figure : son prétendu caractère européen appellerait des « accommodements » sur les frontières de l’Europe. Dans cette perspective, expliquent les « réalistes », l’Ukraine serait une valeur d’échange.
À rebours de ce cynisme au petit pied, l’Ukraine (le pays le plus vaste d’Europe) doit être considérée comme un pivot géopolitique de première importance. Ainsi qualifie-t-on un État dont la situation géographique, sensible, et la vulnérabilité influent sur le comportement des puissances. Une importance dont il faut prendre conscience alors que se profile le prochain sommet européen sur le Partenariat oriental (Bruxelles, 15 décembre 2021).
À l’avenir, les historiens choisiront probablement l’année 2014 comme point de départ de cette nouvelle guerre froide qui oppose l’Occident à la Russie et à la Chine, voire à un front de puissances comprenant l’Iran et quelques autres. La date correspond à l’agression russe en Ukraine, la « compétition stratégique » que l’on pensait encadrée par des règles de juste conduite se révélant comme un état de paix-guerre, avec le rattachement manu militari de la Crimée et le déclenchement d’une « guerre hybride » au Donbass. Peu après, Pékin a entrepris de « poldériser » la mer de Chine méridionale (bétonnage de récifs et déploiement de moyens militaires dans cette « Méditerranée asiatique »).
Les ambiguïtés franco-allemandes
Au fil du temps, le conflit s’est élargi à de multiples domaines et les lignes de partage s’accentuent chaque jour. Aux lecteurs de Michel Strogoff rêvant d’un front russo-occidental contre le « péril jaune », la considération des manœuvres sino-russes « Interaction maritime — 2021 » en mer du Japon devrait être une force de rappel. Bref, nous sommes embarqués dans une guerre froide, au sens que George Orwell donne à ce syntagme : « Une paix qui n’est pas une paix », et le monde est au bord d’une rupture d’équilibre.
Dans des situations de ce type, lorsque les grandes architectures se défont, la distinction entre l’ami et l’ennemi apparaît comme le critère décisif du politique (selon Carl Schmitt). Or, la répugnance à appeler les choses par leur nom (un effet du postmodernisme ?) se constate dans l’incapacité à désigner l’« ennemi » (l’hostis, i.e. l’ennemi public), fût-il virtuel, mais aussi à identifier l’« ami », au sens politique de ces deux termes.
Ainsi les accords de Minsk (12 février 2015) ont-ils mensongèrement fait de la Russie une partie tierce, possible « faiseuse de paix » au Donbass. Alors que Moscou contrôle la frontière russo-ukrainienne, ouverte à tous les trafics, et assure le maintien sur pied de milices paramilitaires équipées et encadrées par ses services, l’Ukraine est sommée d’organiser des élections dans les territoires occupés, à l’ombre des kalachnikovs. Quant à la Crimée, il est de bon goût de ne pas en parler, d’où le lancement par Kiev d’une « plate-forme » internationale sur le sort de cette presqu’île ukrainienne (la France et l’Allemagne se sont tenues en retrait). Enfin, la direction politique ukrainienne est renvoyée aux réformes politiques et économiques qu’elle est censée mener à terme.
Tout à l’espoir d’un improbable reset, les dirigeants des deux principaux États de l’Union européenne et la « Commission géopolitique » d’Ursula von der Leyen font mine d’ignorer l’importance stratégique de l’Ukraine, préférant l’admonester ou lui réserver un traitement de type technocratique. Il s’agit pourtant d’un pays-clef sur l’axe Baltique — mer Noire. Avec la Pologne, l’Ukraine constitue une « barrière de l’Est » en mesure de contenir la Russie et ses ambitions révisionnistes aux frontières orientales de l’Europe.
Les vues américaines
On objectera que l’Administration Biden, en levant les sanctions sur le Nord Stream II (quasiment achevé), ne fait guère mieux. De fait, ledit gazoduc est un « actif » stratégique russe destiné à prendre en tenaille une Ukraine doublement dévalorisée, car appauvrie financièrement et dévaluée géopolitiquement (l’Ukraine ne sera plus le « pont énergétique » entre la Russie et l’Europe). Par ailleurs, le Nord Stream II divise l’Europe (un « Rapallo de l’énergie ») et augmente la dépendance énergétique de cette dernière à l’égard du gaz sibérien.
Nul à Washington n’ignore les paramètres de l’équation stratégique, mais la levée des sanctions tient lieu de « second best », c’est-à-dire de deuxième choix (un moindre mal). L’Allemagne étant vue comme le pays leader à l’intérieur de l’Union européenne — la fracassante politique étrangère de l’Élysée n’a pu restaurer le pouvoir effectif et l’influence de la France —, l’Administration Biden cherche un terrain d’entente avec Berlin. L’objectif est d’aboutir à un consensus occidental envers et contre la Chine.
À Washington comme à Berlin, il est expliqué que la sécurité de l’Ukraine sera garantie par un dispositif de sanctions mises en œuvre si le Kremlin voulait pousser l’avantage à l’est du Dniepr ou faisait chanter l’Europe au moyen de l’arme énergétique. Espérons-le, car les manœuvres politiques russes qui aggravent la présente crise énergétique ne sont pas de bon augure. Nous pourrions être rapidement fixés sur ce que valent ces promesses.
Toujours est-il qu’il existe aux États-Unis des stratégistes et des géopolitologues pleinement conscients de l’enjeu géopolitique ukrainien. Anticipant la possible incapacité de la France et de l’Allemagne à maintenir la cohésion de l’Union européenne, ils envisagent la constitution d’une « Europe jagellonienne » qui, mutatis mutandis, reconstituerait l’ensemble polono-lituanien autrefois étendu de la Baltique à la mer Noire. Cette nouvelle « barrière de l’Est » requerrait une solide alliance entre Varsovie et Kiev.
Vue de l’esprit ? Non pas. Depuis la dislocation du pacte de Varsovie et le démembrement de l’URSS, la diplomatie de la Pologne voit son voisinage et ses confins orientaux comme une « zone molle » qu’il importe d’organiser et de consolider, afin de prévenir le retour offensif de la Russie sur ses franges occidentales (les faits lui ont donné raison). Et l’« Initiative des trois mers » (Baltique, Adriatique, mer Noire) bénéficie du soutien américain. Cela n’est pas sans rappeler la « Fédération entre les mers » projetée par Jozef Pilsudski (voir Françoise Thom, « La vision géopolitique de Pilsudski : origines, mise en œuvre et postérité », La Marche à rebours. Regards sur l’histoire soviétique et russe, Sorbonne Université Presses, 2021).
Le partenariat turco-ukrainien
Dans le bassin de la mer Noire, la Turquie n’est pas indifférente non plus aux destinées de l’Ukraine. Jusqu’à présent, Ankara et Moscou y ont exercé une sorte de condominium. Au centre du partenariat géo-énergétique (voir les gazoducs Blue Stream et Turkish Stream), la mer Noire est devenue le lieu d’une coopération navale et maritime régionale dominée par ces deux puissances riveraines (voir la Blacksea Force). Afin de renforcer sa position propre, Ankara a pris soin d’y limiter le rôle de l’OTAN. Malgré l’établissement en 2011 d’un « comité mixte » de haut niveau, l’Ukraine était donc reléguée à l’arrière-plan.
Cependant, le projet du canal d’Istanbul pourrait être source de frictions avec la Russie. La doctrine de la « Patrie bleue » et la question des zones maritimes ont aussi leurs prolongements en mer Noire où un gisement gazier a été identifié dans les eaux turques. Par ailleurs, les frictions turco-russes sur d’autres théâtres (Syrie, Libye, Caucase de Sud) ont des répercussions dans cette zone. D’autant plus que la Turquie, de la Méditerranée orientale au golfe Arabo-Persique, se heurte à une entreprise d’endiguement ; les ambitions et efforts d’Ankara pourraient donc être redéployés vers la mer Noire, au détriment de la coopération avec la Russie.
Depuis 2014, les relations turco-ukrainiennes sont plus serrées et intenses. Outre le fait qu’Ankara pointe volontiers l’illégalité de l’occupation russe de la Crimée (les Turcs sont sensibles au sort des Tatars de Crimée) et d’une partie du Donbass, une coopération multiforme — politique, économique et militaro-industrielle —, a pris forme ces dernières années. Mentionnons ici la livraison de drones turcs Bayraktar TB2, un partenariat militaro-industriel pour la conception et la production de nouveaux drones, et l’aide de la Turquie dans la guerre électronique que l’Ukraine subit au Donbass (brouillage et sabotage des communications).
Cet aperçu met en évidence l’importance de l’Ukraine sur la scène régionale — à la croisée de l’Europe, de l’Eurasie et du Moyen-Orient —, et l’incapacité de Paris et Berlin à raisonner en des termes autres que ceux de l’« Europe de l’Atlantique à l’Oural » ou de l’« Ostpolitik ». La solution idoine à leurs yeux ? La neutralisation de l’Ukraine. Malheureusement, cette solution a échoué, Moscou violant précisément cette neutralité proclamée par Kiev en 2010. Aux yeux de Vladimir Poutine, l’Ukraine n’est pas un « vrai État » : tôt ou tard, elle sera rattachée à la Russie ou détruite en tant qu’État.
Le tropisme russe de Paris et Berlin serait-il donc de l’illettrisme stratégique ? À notre sens, il s’agit plutôt d’un syndrome kleinstaatlich, c’est-à-dire d’une difficulté d’adaptation à ce nouvel âge global dans lequel des puissances révisionnistes et des « États-civilisations » mobilisent des énergies titanesques. Au vrai, cet âge n’est pas si nouveau. Il y a un demi-siècle, Raymond Aron donnait à Londres une conférence intitulée « L’aube de l’histoire universelle » (1960). Il faut le marteler : nous ne sommes plus dans un monde westphalien centré sur l’Europe et régi par le concert des puissances (il a fait faillite en 1914).
L’Ukraine comme levier dans la nouvelle guerre froide
« Oui-da », répondront les sceptiques, mais quid des ambitions et menaces chinoises ? Ne faudrait-il pas céder sur l’Ukraine afin de détacher Moscou de Pékin ? Nous avons précédemment traité de la force des liens sino-russes et de leur commune volonté de ruiner définitivement la longue primauté historique de l’Occident. Le passage d’une force navale sino-russe dans le détroit de Tsugaru (entre les îles japonaises de Hokkaido et de Honshu), le mois dernier, et leur navigation au large de Tokyo et de la base de Yokosuka illustrent le fait que Pékin et Moscou se comportent comme des alliés. De surcroît, Vladimir Poutine a déclaré qu’en cas de guerre dans le détroit de Taïwan, la Russie soutiendrait la Chine.
Certes, rien ici-bas n’est éternel, et il est loisible de penser que la Russie et la Chine pourraient à terme s’opposer, en Asie centrale ou dans l’ancienne « Mandchourie extérieure » (l’Extrême-Orient russe), ôtée à la Chine en 1858-1860 (le port de Vladivostok, « maître de l’Orient », est ensuite bâti). Il reste qu’une hypothèse d’école ne constitue pas un horizon stratégique : les intérêts russes et chinois sont alignés, et Moscou ne demande rien à des dirigeants occidentaux enclins à prendre leurs désirs pour des réalités.
Enfin, l’histoire diplomatique et militaire russe nous montre que les retournements géopolitiques de la Russie n’interviennent qu’après des chocs extérieurs (une guerre se terminant par une défaite majeure le plus souvent). Ainsi l’Empire russe, depuis Pierre le Grand et Catherine II, privilégiait l’expansion vers l’ouest, avec la conquête d’une façade en mer Baltique et des rives septentrionales de la mer Noire. Les portes du concert européen furent alors forcées, au grand dam d’ailleurs des rois de France qui n’admettaient pas que le tsar se fasse proclamer empereur.
Le retournement intervient après la guerre de Crimée (1853-1856), la Russie cédant alors à la « tentation de l’Orient » (conquête du Caucase, du Turkestan occidental et de la Mandchourie extérieure). Jusqu’à ce que la défaite devant le Japon, un demi-siècle plus tard, ne détourne la Russie de l’Extrême-Orient (1904-1905). Les ambitions russes furent reportées sur les Balkans, non sans effets sur les lignes dramaturgiques qui menèrent à la Première Guerre mondiale.
En guise de conclusion
Qu’en conclure sinon que la fermeté devrait être de rigueur dans la « question ukrainienne » ? Une attitude faite de complaisance et d’accommodements (i.e. une politique d’apaisement) inciterait Vladimir Poutine à persévérer dans sa volonté de repousser les frontières occidentales de la Russie. Par voie de conséquence, cela renforcerait l’alliance sino-russe, la double pression d’une extrémité à l’autre de l’ensemble euro-asiatique (de l’Ukraine à Taïwan) portant ses fruits.
Il faudrait au contraire soutenir et armer l’Ukraine, de façon à déjouer toute nouvelle poussée de la Russie et à modifier les représentations et anticipations géopolitiques du Kremlin. Et si un vrai et solide consensus sur la candidature ukrainienne à l’OTAN ne peut être atteint, cela doit se faire dans le cadre de relations diplomatico-stratégiques bilatérales. Il n’y aura de paix véritable et d’entente durable qu’avec une « Russie-Eurasie » détournée de l’Occident et se redéployant vers l’Orient, avec pour souci primordial d’y défendre ses intérêts spécifiques.
Professeur agrégé d’histoire-géographie et chercheur à l’Institut Français de Géopolitique (Université Paris VIII). Auteur de plusieurs ouvrages, il travaille au sein de l’Institut Thomas More sur les enjeux géopolitiques et de défense en Europe. Ses domaines de recherche couvrent la zone Baltique-mer Noire, l’Eurasie post-soviétique et la Méditerranée.