Une opération spéciale du dictateur bélarusse a conduit à une catastrophe humanitaire au centre de l’Europe. Des milliers de réfugiés du Moyen-Orient sont bloqués entre les forces de sécurité de Loukachenko et les gardes-frontières lituaniens et polonais. La crise migratoire a mis en lumière la politique du Bélarus, ainsi que les problèmes liés aux dysfonctionnements de l’asile en Europe, explique Maxime Boutkevitch, militant des droits de l’homme et coordinateur du projet « No borders », basé en Ukraine.
Propos recueillis par Ioulia Berezovskaïa
La nouvelle crise au centre de l’Europe est orchestrée avec un cynisme saisissant. Ce n’est pas la première fois, semble-t-il, que la tragédie des réfugiés est utilisée à des fins géopolitiques.
L’aggravation de la situation à la frontière entre la Pologne et le Bélarus se prépare depuis des mois. Le point de départ a été la réaction de Loukachenko aux sanctions de l’Union européenne. Il avait déclaré qu’il fallait maintenant que les Européens attrapent les « illégaux » eux-mêmes. Il a parlé avec mépris des migrants, les plaçant sur le même plan que la drogue et les armes de contrebande. Très vite, il est apparu qu’il ne s’agissait pas de paroles en l’air : elles ont été suivies de ce que l’on peut qualifier d’opération spéciale. Le régime de Minsk a décidé d’utiliser comme armes des personnes contraintes de quitter leur pays à la recherche d’endroits plus sûrs.
Loukachenko n’a pas inventé ce système. Les dirigeants autoritaires ont déjà utilisé des êtres humains comme armes dans des confrontations géopolitiques. Le président turc Erdogan a fait des réfugiés syriens une monnaie d’échange dans ses rapports avec l’Union européenne. Des centaines de milliers de personnes contraintes de fuir leur pays ont été prises en otage par ce dirigeant autoritaire.
Pourtant, la Turquie, du fait de sa position géographique, était alors objectivement confrontée à une crise migratoire. Dans le cas de Loukachenko, ce transfert de personnes du Moyen-Orient par voie aérienne, la prétendue opération Gateway, est délibérément organisé.
Oui, nous ne pouvons pas dire que la situation se répète complètement, il y a des « innovations ». Erdogan a effectivement utilisé l’arrivée d’un grand nombre de réfugiés sur son territoire pour obtenir des financements et concessions — sinon, le dirigeant turc menaçait d’« ouvrir les portes » de l’Union européenne. Dans le cas du Bélarus, la chaîne de transfert a été délibérément créée. En outre, le régime de Minsk n’a pas formulé de demandes spécifiques en échange de l’octroi de l’asile. Nous parlons d’une attaque directe, littéralement physique, contre les frontières orientales de l’UE.
Que pensez-vous de l’implication possible du Kremlin dans cette affaire ? Le régime de Poutine est-il le maître d’œuvre, le soutien ou simplement le bénéficiaire ?
Sans vouloir verser dans les théories du complot, nous savons, grâce à de nombreuses enquêtes, que les propagandistes russes ont œuvré pour attiser la phobie des migrants dans l’UE d’une manière ou d’une autre, soit par le biais des médias officiels, soit par celui des usines à trolls et des médias sociaux.
Je n’ai pas encore vu de preuves convaincantes de l’implication directe du Kremlin dans l’élaboration et la mise en œuvre de la politique actuelle du régime de Minsk, mais ces hypothèses méritent au moins d’être étudiées. Non pas que je ne croie pas en la capacité du régime de Loukachenko à inventer ce stratagème tout seul, mais l’attaque contre l’UE en tant qu’entité s’inscrit dans un certain contexte géopolitique. Et compte tenu de l’aide directe apportée par le Kremlin au régime de Loukachenko depuis l’automne dernier, il serait étrange de ne pas envisager une telle version.
Comment la société bélarusse réagit-elle à ce qui se passe ?
Cette situation est d’abord une tragédie, qui se déroule sous nos yeux. Les Bélarusses y réagissent de différentes manières, allant de la sympathie et de la solidarité à la pure et simple phobie des migrants et à la xénophobie. En d’autres termes, cette crise frappe également la société bélarusse. Il me semble que les nouvelles choquantes sur l’arrivée massive d’« étrangers » suscitent plus de craintes que les rencontres avec les migrants eux-mêmes.
Certains disent que les personnes qui se trouvent actuellement dans des camps à la frontière ne sont pas de véritables réfugiés, mais des « touristes », des gens avides d’une vie meilleure qui ont trouvé l’argent pour le voyage organisé par le régime de Loukachenko vers l’Union européenne. Alors qu’en 2015 on comprenait que les gens fuyaient réellement un danger de mort.
En 2015, il y a eu toutes sortes de réactions à la crise migratoire. Je me souviens qu’à l’époque les médias ukrainiens affirmaient que tous les réfugiés n’étaient pas « authentiques », qu’il fallait beaucoup d’argent pour voyager.
Pouvons-nous affirmer a priori que toute personne qui tente aujourd’hui d’entrer dans l’UE en passant par le Bélarus est un réfugié au sens de la convention de 1951 ? Probablement pas. Mais la règle est que chaque cas doit être évalué individuellement.
Quant au coût du transport aérien, à en juger par les rapports que nous voyons, ce n’est pas un voyage bon marché. Il y a de bonnes raisons de croire que Loukachenko ne se contente pas de faire passer des clandestins, il en tire de l’argent. Il agit comme un trafiquant institutionnel. En d’autres termes, ce régime illégitime utilise des êtres humains comme des armes, et capitalise sur les malheurs d’autrui.
Les gens paient des milliers de dollars ou d’euros (parfois plus de 10 000 par personne) pour un passage illégal — c’est malheureusement le prix standard. Les familles dépensent souvent toutes leurs économies pour envoyer leurs membres les plus valides ou les plus vulnérables vers des destinations plus sûres. Dire que ces personnes sont riches, c’est mal comprendre la situation.
J’ai vu des commentaires d’habitants de Minsk décrivant leurs rencontres cette année avec de riches musulmans. Or, le Bélarus est depuis longtemps un pays de tourisme de casino, y compris pour des riches des pays du Golfe. Ce stéréotype s’est étendu à tous les musulmans.
Quelle est la situation de ces personnes au regard du droit humanitaire international, et comment évaluez-vous les actions des gardes-frontières polonais et lituaniens ?
Cette tragédie humaine touche des milliers de personnes qui non seulement attendent longtemps en transit mais passent des nuits dans les bois, à la fin de l’automne, et souvent tombent malades. Ces personnes sont prises entre deux feux — les gardes-frontières polonais et les forces de sécurité du régime de Loukachenko. Des gens meurent déjà dans la bande neutre entre les deux forces frontalières.
La Cour européenne des droits de l’homme a rendu en août un arrêt concernant les personnes refoulées par les autorités polonaises vers le Bélarus. La Cour a ordonné qu’elles soient accueillies, et que leurs demandes d’asile soient examinées.
Le règlement de Dublin stipule que la demande d’asile doit être enregistrée dans le premier pays de l’UE atteint par le réfugié. Mais encore faut-il pénétrer sur ce territoire ! Les États interprètent souvent cette norme de telle sorte que tant qu’une personne se trouve dans la zone de transit d’un aéroport, ou dans une zone neutre, la demande d’asile ne peut être faite. Cependant, à partir du moment où la demande d’asile est soumise aux gardes-frontières, le sort de cette personne relève des autorités de l’État concerné, même si la personne se trouve techniquement toujours en territoire neutre.
Refouler des personnes vers un pays où elles sont en danger est une très grave violation du droit international des réfugiés. Comme le régime de Loukachenko utilise ces personnes comme des armes, le Bélarus peut difficilement être considéré comme un pays sûr pour elles.
Par ailleurs, il est clair qu’il est difficile pour la petite Lituanie de faire face seule, et une redistribution des efforts entre les pays de l’UE lui faciliterait la tâche. La faiblesse de la solidarité au sein de l’UE est exploitée dans ce cas par ceux qui ont conçu cette campagne de transfert de réfugiés.
Même si l’Europe acceptait d’accueillir ces quelques milliers de réfugiés, ainsi que le demandent quatre lauréates du prix Nobel, il serait difficile pour l’UE de mettre fin à tout trafic aérien entre le Bélarus et le Moyen-Orient. Que reste-t-il donc à faire, renforcer les sanctions ?
Je ne vois pas d’outils concrets pour mettre fin à la crise actuelle. Inévitablement, l’option répressive consiste à construire un mur aux frontières orientales de l’UE. Certaines actions pourraient être menées auprès des « pays d’origine » — par exemple, la fermeture des consulats bélarusses en Irak. Cela pourrait avoir un effet.
Le régime actuel de Minsk ne semble pas prêt à mettre fin à ces pratiques de son propre chef, à moins de concessions radicales de la part de l’UE — ce qui serait totalement inacceptable. La levée des sanctions dans les circonstances actuelles est inenvisageable. Cela reviendrait à fermer les yeux sur une violation massive et continue des droits de l’homme au Bélarus sous prétexte de prévenir d’autres violations massives. C’est absurde, ça ne fonctionne pas comme ça.
Il ne reste plus qu’à unir les efforts humanitaires. Les mécanismes de solidarité au sein de l’UE, malgré toutes les difficultés, fonctionneront probablement — la Lituanie et la Pologne seront aidées. Oui, les autorités polonaises ont maintenant choisi une ligne dure. Le manque d’influence de l’UE sur le régime de Minsk fait penser que des tragédies humaines continueront à la frontière. Pour l’éviter, les pays de l’UE devraient examiner les demandes d’asile de ces personnes. Nous devons nous préparer à ce que ce problème subsiste pendant un certain temps. Mais je tiens à souligner que le problème ne vient pas de ces personnes, il vient du régime de Loukachenko et de son allié russe.
Elle a fait de la radio (Echo de Moscou) et travaillé dans la presse écrite avant de rejoindre les premiers médias en ligne russes. En 2000, elle a cofondé le média Grani / Грани.Ру qu'elle dirige à ce jour. En 2014, suite au blocage de son site par le régime russe, elle s'installe en France où elle participe au combat contre la censure, notamment sur le site Zapretno.info, qui donne des aperçus de différents contenus interdits en Russie et explique comment accéder à de nombreux sites interdits.