De nombreuses informations récentes sur la Russie peuvent être déconcertantes pour un lecteur raisonnable. Elles sont absurdes. Elles sont incompréhensibles. Le comportement des autorités à l’égard de la société est si dur et si peu motivé que l’on se souvient des propos de Václav Havel sur l’Absurdistan. Mais l’idée de l’absurdité triomphante ne fait que caractériser le phénomène, elle ne l’explique pas.
Pourquoi les autorités russes persécutent-elles si systématiquement et si brutalement les Témoins de Jéhovah ? Il n’y a que 170 000 Témoins de Jéhovah sur 145 millions d’habitants en Russie ; ce sont des gens tout à fait calmes et pacifiques, qui refusent de boire de l’alcool, de fumer et de se droguer, ne jurent pas, condamnent toutes les formes de violence et sont apolitiques par principe. Des groupes de Témoins de Jéhovah se réunissent régulièrement et discutent de la Bible. Le gouvernement autoritaire devrait les considérer comme des citoyens modèles, mais depuis quatre ans, ils sont jugés et condamnés à 6-8 ans de prison.
En Iakoutie, renouant avec les pires traditions soviétiques, le chaman Aleksandre Gabychev a été placé de force dans un hôpital psychiatrique. Le chamanisme est l’une des plus anciennes religions du monde ; ses organisations sont officiellement enregistrées par le ministère russe de la Justice (plus de deux dizaines de communautés dans tout le pays). Pourquoi ses adeptes sont-ils persécutés ? Il y a deux ans, Gabychev a annoncé qu’il marcherait à pied de la Iakoutie à Moscou pour venir au Kremlin et chasser les mauvais esprits du président Poutine. Il a tenté à plusieurs reprises de mettre son projet à exécution, mais il s’est heurté chaque fois à l’opposition de la police. Aujourd’hui, il est soumis à un « traitement » atroce à base de neuroleptiques dans un hôpital psychiatrique de Novossibirsk. Le Kremlin a-t-il vraiment peur du chaman ?
Cet automne, la police et les enquêteurs ont obstinément recherché des blogueuses qui ont été photographiées à demi nues sur fond de sanctuaires d’État — des églises, des cathédrales et le Kremlin. Elles ont publié ces photos sur leurs pages personnelles des réseaux sociaux. Les participantes à ces séances de photos font l’objet de poursuites pour atteinte aux sentiments des croyants. L’État agit au nom des croyants. L’une de ces filles a été condamnée à 10 mois de prison, tandis que les autres attendent leur sentence. Le corps nu des femmes est-il une telle menace pour la sécurité de l’État ?
La Rosgvardiïa [une branche des forces armées dont la principale tâche est de réprimer les émeutes, NDLR] et la police tchétchène ont récemment arrêté à Grozny trois femmes tchétchènes accusées de sorcellerie. Un reportage à ce sujet a été diffusé à la télévision d’État tchétchène. On y affirmait très sérieusement que l’une des sorcières arrêtées était possédée par des djinns. Les forces de l’ordre ont eu un entretien avec les trois femmes, « à titre préventif ».
Tous les faits divers absurdes n’ont pas à voir avec la religion ou le mysticisme. Début novembre, le Comité d’enquête a annoncé qu’il recherchait des jeunes filles qui avaient été filmées en train de s’embrasser près de la Flamme éternelle devant un monument aux victimes de la Seconde Guerre mondiale à Moscou. Les enquêteurs ont vu des « éléments de rapports sexuels entre personnes du même sexe » dans cette vidéo. Les filles ont maintenant été retrouvées et l’une d’entre elles a présenté des excuses publiques. Elles risquent jusqu’à cinq ans de prison en vertu de l’article du Code pénal relatif à la « profanation des symboles de la gloire militaire ».
Le rappeur populaire Morgenstern a déclaré dans une interview qu’il ne comprenait pas pourquoi des millions de roubles étaient dépensés pour les célébrations annuelles du jour de la Victoire, alors que la Seconde Guerre mondiale s’est terminée il y a plus de 70 ans. Le chef du Comité d’enquête, Alexandre Bastrykine, a déclaré que le Comité allait étudier ce cas dans le cadre de la loi interdisant la réhabilitation du nazisme. La peine prévue par cet article du Code pénal peut également aller jusqu’à cinq ans de prison.
Certaines informations récentes sont totalement déconcertantes. Un tribunal de Saratov a décidé de bloquer les sites web contenant des instructions sur la fabrication de hachettes pour touristes et de haches de pierre pour les besoins domestiques. « La mise à disposition en libre accès, sur ledit site web, de certaines méthodes de fabrication d’armes viole les droits d’un nombre indéfini de consommateurs de services d’information et met en danger les intérêts légitimes de la Fédération de Russie », a déclaré le tribunal dans son arrêt.
Les informations de ce type, étranges et difficiles à expliquer au XXIe siècle, sont étonnamment nombreuses. Pour tenter d’expliquer la mesquinerie et l’absurdité évidente des raisons de la répression, les critiques intellectuels lèvent les bras au ciel et rappellent Albert Camus, Franz Kafka et Eugène Ionesco. Or, ce qui ressemble à une absurdité est en fait une stratégie d’État. Ou plutôt, cela fait partie de la stratégie d’État.
Par des répressions injustifiées et choquantes, les autorités démontrent non seulement leur pouvoir, mais aussi leur mépris arrogant de la loi. Le gouvernement fait savoir au public qu’il peut facilement manipuler les lois pour servir ses intérêts politiques. En outre, le gouvernement promulgue des lois qui contredisent les principes généraux du droit et les normes constitutionnelles. Par exemple, au cours des neuf dernières années, un certain nombre de lois ont été adoptées, qui limitent la liberté d’expression, la liberté de manifestation, la liberté d’activité politique légale, violent les droits électoraux et le principe de l’alternance du pouvoir. Ces lois se trouvaient dans une telle contradiction avec la Constitution que l’année dernière, lors d’un faux référendum, la Constitution elle-même a été modifiée. Cela rappelle la célèbre blague russe : « Si l’alcool interfère avec votre travail, quittez votre emploi ! »
La brutalité ostentatoire pratiquée par les autorités vise à intimider les gens, à semer la peur dans la société et à empêcher toute initiative, notamment politique. Mais la brutalité absurde n’est que l’avers de la médaille. Le revers, c’est la création d’un régime de terreur d’État qui fonctionne parfaitement. Ainsi, le gouvernement russe poursuit aujourd’hui deux objectifs étroitement liés : créer un régime de contrôle total de la société et plonger la société dans un état de terreur face aux conséquences possibles du moindre écart par rapport aux normes politiques et morales établies par le gouvernement.
C’est pourquoi pratiquement toutes les initiatives sociales, qu’il s’agisse de pratiques religieuses, de comportements sexuels non conventionnels, de programmes caritatifs ou d’activités environnementales, sont aujourd’hui persécutées en Russie. Seuls ceux qui sont totalement d’accord avec les autorités et acceptent de subir leur contrôle méticuleux sont autorisés à survivre. Tout cela indique clairement la visée des autorités russes actuelles : faire revivre le totalitarisme.
Il ne suffit plus au régime totalitaire de se protéger de la concurrence politique en réprimant l’opposition. Les autorités cherchent à contrôler toutes les sphères de la vie publique — l’économie, la culture, l’éducation, la science, le sexe, les sports, la religion. Elles veulent contrôler tous ceux qui sont d’accord et détruire tous ceux qui ne le sont pas. Il s’agit d’un programme maximal.
Les Témoins de Jéhovah sont aujourd’hui persécutés conformément à ce programme. Ils sont inoffensifs pour le pouvoir politique, mais il est impossible de les placer sous un contrôle total. Même Hitler et Staline n’y ont pas réussi : sous le communisme et le national-socialisme, les Témoins de Jéhovah ont été sévèrement réprimés, mais jamais brisés.
C’est dans le cadre de ce programme que la communauté LGBT est persécutée en Russie. Les autorités se rendent compte qu’elles ne peuvent pas entrer dans le lit de chacun et y réglementer la vie sexuelle. En revanche, elles adoptent des lois restreignant les droits des LGBT. Dans de nombreux cas, les autorités encouragent la violence anarchique, la persécution arbitraire et même des exécutions extrajudiciaires de ceux qu’elles classent comme représentants d’une « orientation sexuelle non traditionnelle ».
Ainsi, l’absurde a son explication : il est indispensable aux autorités, même s’il nuit à leur image. L’absurde est une taxe sur la dictature, le coût inévitable pour atteindre un objectif politique. Il est probable que le gouvernement évalue constamment ce qui est le plus rentable pour lui : passer pour des crétins agressifs aux yeux du monde, ou continuer à terroriser la société à chaque occasion ? Dernièrement, leur choix semble avoir été décidé. Ils sont prêts à faire fi de leur image afin de consolider leur pouvoir et leur domination sans partage du pays.
Alexandre Podrabinek est un journaliste indépendant russe, ex-prisonnier politique soviétique. Impliqué dans le mouvement démocratique en URSS depuis le début des années 1970, il a enquêté en particulier sur l'utilisation de la psychiatrie à des fins politiques. Deux fois jugé pour « diffamation » pour ses livres et articles publiés en Occident ou circulant en samizdat, il a passé cinq ans et demi en prison, dans des camps et en relégation. Son livre le plus connu est Médecine punitive, en russe et en anglais. Il est chroniqueur et journaliste pour plusieurs médias dont Novaïa Gazeta, RFI, Radio Liberty, etc.