Vladimir Vladimirovitch Poutine vote-t-il en Europe ?

La question d’une éventuelle préférence du régime russe pour un certain candidat potentiel d’extrême droite français a alimenté des débats récents et pourrait encore le faire dans les semaines et mois qui viennent. Il me paraît important que ces discussions, fondées sur des faits et des arguments, puissent rester libres et ouvertes. J’essaie ici de revenir sur quelques questions fondamentales, sinon vitales : comment se manifestent les choix politiques du Kremlin en Europe et dans les démocraties ? Comment tente-t-il d’interférer dans les processus électoraux des démocraties ?

Soyons clair : Vladimir Poutine ne vote pas en Europe, ni dans aucune des démocraties. Ou plus exactement, il « vote » de multiples manières et le processus électoral lui-même n’est qu’un des nombreux biais par lesquels le Kremlin entend peser sur la vie politique des nations démocratiques. Le sujet pour le régime russe n’est d’ailleurs pas nécessairement d’avoir au pouvoir un candidat qui épouse toutes ses thèses — ce qui est le cas de la quasi-totalité des dirigeants politiques d’extrême droite en Europe et ailleurs —, mais une équipe qui agit dans le sens de ses intérêts ou, d’ailleurs, le plus souvent, n’agit pas, c’est-à-dire ne s’oppose pas aussi fermement qu’il le devrait à ses actions agressives ou criminelles.

Dans certains cas, le choix est relativement simple. Ainsi, en 2016, aux États-Unis, il fallait, pour le Kremlin, faire élire Donald Trump que Poutine avait bien cerné, au-delà même d’un possible kompromat, et surtout faire battre Hillary Clinton. On sait que cette opération a été plutôt concluante, mais elle n’a pas été couronnée de succès en 2020. En Allemagne, les relais russes ont lancé une campagne de dénigrement systématique de la candidate verte, Annalena Baerbock, qui avait émis des positions sans compromis avec la politique du Kremlin. Beaucoup estimaient que, même si le Kremlin avait aussi par le passé appuyé surtout le parti d’extrême droite AFD et, avant, le mouvement anti-migrants Pegida, son véritable candidat était Armin Laschet, jugé le plus complaisant avec le régime de Poutine et le plus faible, donc influençable. En France, chacun se rappelle l’opération MacronLeaks et les rumeurs complaisamment relayées par certains médias de l’État russe contre le candidat Emmanuel Macron, à telle enseigne que celui-ci devait vitupérer devant Poutine en le recevant à Versailles. Le président russe avait choisi « l’homme à abattre » et l’on sait qu’il avait une préférence marquée pour son ami François Fillon, plus sans doute que pour Marine Le Pen tout simplement parce qu’elle ne semblait pas pouvoir l’emporter. Dans d’autres pays, les choix furent aussi clairs : si possible, certes, favoriser l’extrême droite ou des partis directement considérés comme « pro-russes », mais si nécessaire choisir un « second best ».

Pour la présidentielle de 2022 en France, le choix ou non-choix du Kremlin pourrait se situer dans la même veine : sans doute des candidats d’extrême droite qui épousent totalement les vues de Moscou auraient-ils la préférence du Kremlin, et seront-ils poussés ainsi autant que possible, mais cela ne signifie pas qu’ils soient soutenus, car des candidats d’apparence plus modérée ont de multiples avantages ; rendre la ligne pro-Kremlin plus acceptable à l’opinion et au début moins visible, faire passer le régime Poutine lui-même comme modéré et normal — ce qui peut difficilement être le cas s’il est par trop associé à l’extrême droite — et être promis à plus de durée. Finalement, le Kremlin a surtout besoin d’un candidat qui, idéalement, remettrait en cause la politique de sanctions de l’Union européenne, mais qui en tout cas ambitionnerait de poursuivre le « dialogue » avec la Russie et n’irait pas trop loin dans la condamnation de ses crimes et de ses agressions extérieures. Il dispose pour cela de plusieurs candidats sur le marché. Favoriser des candidats d’extrême droite en donnant un plus large écho à leurs propos a un autre avantage : accentuer la division de la société, renforcer le complotisme dans lequel ces candidats se meuvent volontiers, y compris parfois dans la rhétorique anti-passe sanitaire ou anti-vaccin quand ce n’est pas à propos de l’OTAN et de la Syrie. Cela ne signifie pas que ce soient les personnes privilégiées par le Kremlin dans un scénario qu’il jugerait réaliste.

Il faut naturellement faire la part entre la rhétorique du Kremlin en Russie même et à l’extérieur. La première vise à montrer au public plus influençable — surtout les personnes âgées et peu éduquées, en tout cas celles qui n’ont pas un large accès aux réseaux sociaux — que les thèses favorables au régime de Poutine se portent bien à l’étranger. C’est en quelque sorte un adjuvant à ses récits internes. C’est pour cela qu’on peut s’attendre à voir de plus en plus de sites web, de groupes divers et de publicistes faire l’éloge des candidats d’extrême droite, relayer leur prise de parole surtout si elle fait écho au discours nationaliste, anti-migrants, voire riche en sous-entendus antisémites, d’une extrême droite russe qui a les faveurs du pouvoir, même si le Kremlin sait, quand cela lui est utile, s’en distancier. Les groupes idéologiques liés directement ou indirectement au régime sont différents, même si leur discours aboutit finalement toujours au même résultat. Or, précisément, ces prises de parole d’entités largement tolérées et souvent encouragées par le Kremlin, qui disent, d’une certaine façon, ce que le Kremlin ne peut pas exprimer directement, ne constituent pas un « vote » pour une raison simple : elles ne touchent pas le public des États concernés et restent à usage intérieur.

Dès lors, autant nous devons prêter une attention toute particulière aux manipulations de l’information par le pouvoir russe, à la manière dont il diffuse ses thèses, mais aussi tente d’éradiquer dans l’opinion et auprès des personnalités médiatiques toute résistance, et à ses tentatives de discrédit de tel ou tel candidat, autant nous ne devons pas imaginer un « vote » linéaire de Vladimir Poutine pour tel ou tel candidat au seul motif que celui-ci souscrirait à ses thèses. On ne saurait en tout cas conclure aisément à un choix rectiligne pour une autre raison : l’élection n’est qu’un moment au cours duquel la propagande ou les interférences du Kremlin peuvent s’exercer, mais l’aval est tout aussi important. Si nous devons critiquer et condamner les candidats extrémistes, c’est d’abord pour l’idéologie dont ils sont porteurs, la régression absolue qu’ils apporteraient en termes de valeurs, mais aussi de considération pour le pays à l’étranger, pour l’indignité qui est la leur, et certes de ce point de vue, pour leur propension constante à soutenir des régimes non seulement étrangers, mais aussi criminels.

Pour résumer, le risque porte in fine peut-être moins sur la faveur donnée à un ou plusieurs candidats qui reprennent  — aussi scandaleux que cela soit — le discours du Kremlin que sur les influences que peuvent exercer dans l’ombre, par idéologie ou par intérêt, des personnalités qui auraient l’oreille du pouvoir. Les cercles qui, à Paris ou à Moscou, tentent de tout faire pour lever les sanctions contre la Russie à propos de l’Ukraine et plaident pour un « réengagement » et des investissements accrus de la France en Russie sont peut-être plus utiles au Kremlin qu’un candidat incandescent. Ces influences sont moins visibles, comme l’est la propagande douce dont j’avais parlé ici, mais elles sont sans doute autrement corrosives et dangereuses pour notre sécurité et nos principes. Il ne faudrait pas que l’arbre cache la forêt.

Analyste des questions internationales et de sécurité, ancien chef de service au Commissariat général du Plan, enseignant à Sciences-Po Paris, auteur de trois rapports officiels au gouvernement et de 22 ouvrages, notamment Quand la France disparaît du monde (Grasset, 2008), Le Monde à l'horizon 2030. La règle et le désordre (Perrin, 2011) et, avec R. Jahanbegloo, Resisting Despair in Confrontational Times (Har-Anand, 2019).

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