Le président russe est connu pour son habitude professionnelle de déguiser la vérité, mais il est parfois d’une franchise surprenante. Le 18 novembre, lors d’une réunion élargie du collège du ministère des Affaires étrangères, il a déclaré que les actions de la Russie suscitaient « une certaine tension » en Occident et que l’objectif de la politique russe était « de le maintenir dans cet état aussi longtemps que possible ».

Peut-être sans le vouloir, Vladimir Poutine a défini l’essence et la méthode de la politique étrangère russe : maintenir la tension dans le monde extérieur. Alors que les anciens dirigeants soviétiques parlaient du « dégel » afin de désamorcer les tensions internationales, le président appelle désormais à maintenir les tensions.

Quelques jours plus tard, Vladislav Sourkov [une des éminences grises du Kremlin, NDLR] a poursuivi les réflexions de son ancien patron dans un article intitulé « Où est passé le chaos ? Le déballage de la stabilité ». Il y affirme que la Russie devrait devenir un « exportateur de chaos » vers le monde extérieur : selon lui, l’entropie qui s’est accumulée dans le pays devrait être « exportée pour être utilisée en terre étrangère ».

Ces déclarations sont la preuve d’une faiblesse stratégique : incapable d’assurer la paix, la coopération et la stabilité, la Russie se spécialise dans la production de tensions comme moyen de s’affirmer, d’élever son statut mondial et d’intimider ce qu’elle perçoit comme des rivaux. Dans les années 2020, ce n’est pas la puissance économique, militaire ou diplomatique, ni l’attractivité du modèle social, ni le potentiel scientifique ou d’innovation, mais la tension, l’imprévisibilité et le chaos qui sont devenus les derniers atouts d’une puissance nucléaire qui fait continuellement monter les enchères dans un jeu de confrontation avec l’Occident.

Évaluant sobrement l’étendue et les perspectives de son influence géopolitique, la Russie utilise l’hybridité, l’incertitude et le risque comme outils de politique étrangère. Le régime de Poutine est en état de guerre larvée avec l’Occident : une guerre inventée par lui-même, encadrée par la propagande, étayée par l’idéologie militariste et la mythologie de la victoire, et soutenue par des budgets militaires croissants. Que cette guerre soit imaginaire ne la rend pas moins réelle et dangereuse, et in fine, pense le Kremlin, elle devrait se terminer par une guerre chaude, que la Russie gagnera par tous les moyens, selon les préceptes des ancêtres. Mais pour l’instant, il s’agit d’une stratégie d’approche asymptotique de la ligne de conflit et de l’art de la politique de la corde raide, de l’exportation du chaos et de la création de zones de tension.

Cela se traduit par la prolongation des conflits et par la création de « zones insalubres » le long du périmètre méridional et occidental de la Russie, depuis les territoires toxiques — de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud (et maintenant aussi au Karabakh, depuis la reprise du conflit) en passant par la Crimée, le Donbass et la Transnistrie — jusqu’à un nouveau foyer de chaos qui a pris forme au Bélarus, où un régime terroriste fait chanter l’Europe avec des flux de migrants ou en menaçant de suspendre le transit pétrolier et gazier, ainsi que le transit routier. Le Bélarus (comme la Tchétchénie avant lui) est en train de devenir un territoire pilote pour la Russie, un modèle politique : Loukachenko a été le premier à construire une dictature autoritaire, le premier à déclencher un régime de répression de masse, et il donne maintenant à Moscou un cours magistral sur la manière de générer des tensions et de provoquer le chaos à la frontière pour forcer l’Europe à dialoguer. Le camarade Kim Jong-un donne un exemple semblable au Kremlin, à l’est, et le régime de Téhéran, au sud.

Des agents du chaos russe sont envoyés dans le monde entier pour tenter de créer des tensions : des empoisonneurs du GRU [les services de renseignements militaires, NDLR] et des mercenaires de Wagner, des « permissionnaires » avec des Bouk [lance-missiles, NDLR] et des hackers des cyber-forces du Kremlin, des correspondants de Russia Today avec de la propagande anti-vaccination et des hooligans de football organisés en bandes qui provoquent des affrontements… La semaine dernière, le ministère de la Défense russe a mis le chaos sur orbite : en abattant « délicatement » un vieux satellite soviétique dans le cadre d’un test d’armes antisatellites, les militaires ont créé un nuage de 1 500 fragments à des altitudes habitées, qui menace désormais tous les astronautes, y compris ceux de l’ISS, dont l’équipage a dû se préparer à être évacué. Parfois, le chaos rentre au bercail et frappe ses propres créateurs — mais il est peu probable que cela arrête ses producteurs et fournisseurs.

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Image tirée du film soviétique Morozko (1964)

Traduit du russe par Desk Russie

Version originale sur Telegram. Publié avec l’autorisation de l’auteur.

Sergueï Medvedev est un universitaire, spécialiste de la période postsoviétique, dont le travail s’enrichit des apports de la sociologie, de la géographie et de l’anthropologie de la culture. Il a remporté le prestigieux Pushkin Book Prize 2020 pour son livre The Return of the Russian Leviathan, qui a été largement salué aux États-Unis et en Grande-Bretagne, ainsi qu’en France (sous le titre Les Quatre Guerres de Poutine, Buchet-Chastel, 2020).

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