Irina Flige, Sandormokh. Le livre noir d’un lieu de mémoire, traduit du russe par Nicolas Werth, Paris, Les Belles Lettres, 2021. Sandormokh est devenu un lieu symbolique du travail de Mémorial. Les membres de cette organisation ont découvert, en Carélie, un site d’inhumation de milliers de victimes des purges staliniennes, y compris la fine fleur de l’intelligentsia créatrice ukrainienne, et ont pu en identifier une grande partie. Un travail remarquable qui empêche la réécriture de l’histoire entreprise par le régime Poutine.
« Opération répressive secrète de masse », ordre du NKVD n° 00447 du 30 juillet 1937. Secret sur l’« Opération koulak », 767 000 personnes arrêtées, 387 000 exécutées. Secret sur « les lieux conspiratifs » d’exécution et d’inhumation. Et les « Opérations nationales », combien de citoyens soviétiques d’origine polonaise, allemande, estonienne, roumaine, lettonne, finlandaise, etc. ? La préface signée par Nicolas Werth dit les nombres connus et les ordres cachés, le secret, « secret » se dit « « conspiratif » dans la novlangue du NKVD ». C’est glaçant.
Le livre d’Irina Flige n’est pas que glaçant, on ne le lâche plus quand on s’y est mis. Et pourtant sa question : où sont passés les corps des exécutés, prisonniers du proto-Goulag des Solovki et victimes du NKVD en Carélie, dont un grand nombre de détenus du Belbaltlag ? plonge le lecteur dans la mise en œuvre pratique de meurtres de masse par l’appareil d’État soviétique des années 1937-1938. Jouissant, au départ, des droits de la Perestroïka (on se souvient que l’association Mémorial date de 1989-1990), deux groupes menèrent des recherches indépendamment l’un de l’autre dès la fin des années 1980 et jusqu’au milieu des années 1990 : celui d’Ivan Tchoukhine consacré aux victimes de Carélie et celui d’Irina Flige à Pétersbourg consacré aux victimes des Solovki. Ils cherchaient, avec astuce et acharnement, des listes : dates, noms de personnes et de lieux, et en ont trouvé ou arraché aux archives.
Un exemple : en Carélie, les archives du NKVD donnent la liste des exécutés avec dates et noms propres des exécuteurs — seuls les lieux et d’exécution et d’enfouissement des corps sont peu clairs. Un certain Bondarenko, entre le 21 août 1937 et le 22 janvier 1938, a participé à 2 177 (sauf erreur de ma part) exécutions avec un ou deux coexécuteurs et en a réalisé, seul, 138. Ces nombres sont plus que froids, ils masquent autant qu’ils dévoilent, et, refaisant le calcul plusieurs fois tant quelque chose en moi se cabrait, je reste dans l’impossibilité d’imaginer les faits, la pratique.
Nos deux groupes se rencontrent seulement à la page 95 du livre, assez tard dans le récit, mais c’est là qu’il s’accélère : Irina Flige et Iouri Dmitriev, qui a repris les travaux de Tchoukhine, réunissent les données écrites, administratives, orales, leurs lectures des cartes pour enfin nommer ! trouver ! fouiller ! un des sites d’exécution de masses de victimes. Sandormokh.
Le 27 octobre 1997 a eu lieu la cérémonie d’inauguration du cimetière mémoriel de Sandormokh. Comme on regrette de n’y avoir pas été présent ! Lisez. Il y a tant d’espoir, tant de courage, d’intelligence, de goût de la vérité, de liberté, que l’on se reprend à croire, un peu, en l’avenir.
Mais ce n’est pas ce goût-là de l’avenir qui gouverne, car après un premier procès contre Iouri Dmitriev, où l’accusation de clichés à but pornographique a été déboutée, le parquet russe a repris les mêmes termes pour obtenir une condamnation, le 29 septembre 2020, à la réclusion criminelle dans une colonie pénitentiaire à régime sévère pour 13 ans — Iouri Dmitriev avait alors 65 ans. C’est tout dire.
Chercheur CNRS en retraite, linguiste, archéologue, anthropologue. Lauréate du Prix Georges Dumézil de l’Académie française, lauréate du Prix Georges Picot de l’Académie des Sciences morales et politiques. S’intéresse depuis longtemps à la Russie impériale, soviétique et actuelle. Anime des programmes culturels à Fréquence Protestante.