« An Appeaser is one who feeds a crocodile, hoping it will eat him last »
Winston Churchill
La vidéo-rencontre entre Biden et Poutine le 7 décembre a suscité force spéculations dans le petit monde des experts. Biden s’étant concerté au préalable avec la France, la Grande-Bretagne, l’Allemagne et l’Italie, et ayant menacé Poutine de sanctions drastiques s’il attaquait l’Ukraine, on a pu croire que les Occidentaux avaient enfin décidé de faire front face au maître chanteur russe qui tenait un pistolet chargé contre la tempe de son otage ukrainien. Hélas, les jours qui ont suivi ont cruellement dissipé cette illusion.
On apprend en effet que les Etats-Unis sont prêts à « discuter des préoccupations de sécurité russes » (« address Russia’s concerns »). Cette formule, qui reprend mot pour mot les termes de l’ultimatum de Poutine formulé à la veille de la rencontre, indique soit une incompréhension totale de la politique russe, soit, ce qui est plus probable, la capitulation des Etats-Unis devant le chantage russe, chantage qui ne concerne pas que l’Ukraine : le 30 novembre Poutine avait déclaré que la Russie était prête à déployer un « nouveau missile hypersonique naval, qui pourrait atteindre les décideurs [occidentaux] en 5 minutes ». Poutine faisait référence au fameux missile de croisière hypersonique Tsirkon qui peut être doté d’une ogive nucléaire et être utilisé contre des cibles terrestres. Le président russe laisse entendre qu’il a la possibilité d’envoyer des navires de guerre ou des sous-marins d’attaque russes dans l’Atlantique, à plusieurs centaines de kilomètres de Washington, pour anéantir la ville dans une attaque soudaine visant à « décapiter » l’adversaire en éliminant les « décideurs » avant qu’ils ne parviennent à se mettre à l’abri ou fuir. C’est la menace d’une première frappe : certes il y aura moyen d’exercer des représailles. Ce qui est important ici, c’est qu’on ne s’inscrit pas dans une logique de dissuasion mais de coercition.
A ce propos faisons justice une fois pour toute des sempiternels arguments de ceux qui nous assurent que la Russie se sent menacée, que ses préoccupations de sécurité sont « légitimes ». Rappelons qu’en 1944, alors que l’Armée rouge déferlait en Europe, Staline se servait déjà de ces arguments pour justifier auprès de Roosevelt l’installation de « gouvernements amis » (c’est-à-dire dominés par les communistes à la solde de Moscou) dans les pays d’Europe centrale et orientale.
Aujourd’hui il se trouve encore des Occidentaux pour nous expliquer que la Russie s’inquiète à bon droit de l’OTAN qui s’approche de ses frontières. Il suffit de parcourir la presse russe pour se rendre compte que depuis longtemps les dirigeants russes n’ont que mépris pour leurs homologues occidentaux dont ils ne connaissent que trop bien la vénalité et la faiblesse. Dès 2008 l’OTAN était perçue, comme le disait à l’époque Dmitri Rogozine, alors l’ambassadeur de Russie auprès de l’OTAN, « non comme un bloc militaire mais comme un club politique amorphe et mou » qui étale sa faiblesse en Afghanistan1. Aujourd’hui la presse russe a fait ses choux gras de la débandade américaine à Kaboul, elle se pourlèche les babines à anticiper une évacuation similaire des Américains de Kiev, et on voudrait nous persuader que la Russie tremble devant les forces de l’OTAN en Europe centrale ! Un régime qui bénéficie d’une parfaite impunité depuis plus de 20 ans, malgré ses agressions, ses crimes, ses provocations éhontées, l’état de guerre permanent qu’il entretient à l’extérieur et à l’intérieur, aurait-il peur de démocraties tétanisées en sa présence ? La réalité est que la Russie veut détruire l’OTAN non parce qu’elle représenterait une menace, mais parce qu’elle est le dernier obstacle au chantage russe en Europe, à l’instauration de l’hégémonie de Moscou sur le continent.
Aujourd’hui Poutine est en train d’obtenir ce que Moscou cherche depuis de longues années. En 1997, au moment où Primakov, alors ministre des Affaires étrangères, essayait de réduire à zéro l’effet de l’élargissement prochain de l’OTAN, il avait exigé que la Russie ait le droit de veto pour toutes les questions de sécurité européenne au sein du futur Conseil OTAN/Russie, mais il s’était heurté au ferme refus du président Clinton. Au printemps 2008, alors que les Etats-Unis s’enfoncent dans la crise des subprimes, la Russie se sent en position de force et le président Medvedev, qui vient d’être élu, propose la mise en place d’un nouveau système de sécurité en Europe. Les arrière-pensées russes apparaissent dans les premières formulations du projet de pacte énoncées par Medvedev le 5 juin: « Il est important que tous les Etats d’Europe y participent en qualité d’Etats nationaux, en excluant les considérations de bloc ou de groupements. Les intérêts nationaux nus doivent être déterminants », les « motivations idéologiques déformantes » (i.e. le souci du respect des libertés fondamentales) doivent être mises à l’écart.
C’est en mettant en avant la « sécurité énergétique » que Moscou compte amener les Européens à accepter son « système pan-européen »2. Les intentions russes sont ici exprimées explicitement : il s’agit de marginaliser les Etats-Unis dans la sécurité européenne, d’éliminer l’ordre européen de l’après-guerre, au nom d’«intérêts nationaux » entendus par le Kremlin comme la priorité donnée aux approvisionnements énergétiques et donc la quête du bon vouloir de Moscou. Si ce scénario se réalisait, la Russie se retrouverait au cœur du dispositif de sécurité européen, face à des États dispersés et isolés, vulnérables à son chantage énergétique, sans le moindre contrepoids. La guerre russo-géorgienne qui éclata deux mois plus tard avait avant tout pour objectif de montrer aux Européens que l’alliance avec les Etats-Unis ne valait plus rien. Dans la foulée Moscou tenta de relancer son projet de nouveau système de sécurité européen. Ce fut un échec, largement compensé par la politique de « reset » lancée par les Occidentaux, dont la Russie profita pour moderniser son arsenal grâce à des coopérations dans les technologies militaires avec Américains et Européens (la France en tête), ce qui lui permit de mettre au point les armements d’apocalypse dont elle nous menace aujourd’hui.
Poutine avait un objectif en acceptant la vidéo-rencontre avec Biden : voir si son crescendo de provocations, le déploiement de forces aux frontières de l’Ukraine, le chantage aux migrants en Belarus, la pulvérisation polluante de son satellite dans l’espace, avaient fait «craquer » les Américains. Le test avait été signalé au préalable par Fiodor Loukianov, un analyste lié au Kremlin : selon lui la rencontre serait considérée comme un succès si Biden reconnaissait les « préoccupations » de la Russie et acceptait d’en discuter dans des groupes de travail ad hoc. Le résultat est on ne peut plus satisfaisant pour Moscou. Selon l’expert militaire Konstantin Sivkov, « après sa conversation avec Vladimir Poutine, l’actuel président américain s’est rendu compte qu’en cas de guerre nucléaire, les choses ne se limiteraient pas au théâtre ukrainien. Le coup serait dirigé contre les États-Unis, et contre leurs alliés, et contre les bases américaines. Les Américains périront en grand nombre. »
Du coup, les mentions de nouvelles sanctions contre la Russie ont été abandonnées en dépit de la résistance du Congrès. Biden a accepté que des pourparlers stratégiques entre les alliés de l’OTAN et la Russie se tiennent si la menace d’invasion de l’Ukraine était suspendue. Oubliant que l’incertitude est un facteur majeur de la dissuasion, le président américain a commis la maladresse insigne de déclarer qu’il n’envisageait pas d’envoyer des troupes américaines pour défendre l’Ukraine. Pire encore, il a annoncé que des « réunions à un niveau supérieur » entre la Russie et au moins quatre membres de l’OTAN se tiendraient dans le but de répondre aux « préoccupations » du Kremlin concernant l’OTAN. En marginalisant les pays d’Europe centrale et orientale, il reconnaissait implicitement la « zone d’influence » russe en Europe.
Les dirigeants russes n’ont pas de rêve plus cher que des pourparlers décidant du sort de pays tiers en leur absence : ce n’est pas pour rien que le pacte Ribbentrop-Molotov est considéré en Russie comme un grand triomphe de la diplomatie du Kremlin ; les lauriers de Staline ne laissent pas Poutine en repos. Le sénateur Pouchkov n’a pas manqué de répandre du sel sur la plaie : « Les pays européens ne sont pas autonomes en la matière, et notamment la Pologne. La décision revient ici aux États-Unis […] Par conséquent, il est plus logique d’avoir une conversation à ce sujet entre Moscou et Washington. Et dans ce cas, l’opinion de la Pologne dans cette équation stratégique ne compte pas : la Pologne ne pèse pas lourd et n’a pas sa place à la table des grands ». Et si Washington argue de l’opposition de ses alliés pour se dérober aux engagements pris, Moscou saura à quoi s’en tenir : « S’ils disent à Washington qu’ils ne peuvent pas persuader leurs alliés de l’OTAN, cela signifie que Washington lui-même ne veut pas d’un accord avec Moscou ». Les experts proches du Kremlin constatent avec satisfaction que depuis l’arrivée de l’administration Biden, « la position de la Russie s’est améliorée. Par exemple, les États-Unis ont perdu leur initiative stratégique en Europe de l’Est. »
Mais ce n’est pas tout. Poutine a longtemps compté sur la France et l’Allemagne pour forcer l’Ukraine à se conformer aux accords de Minsk dans leur interprétation russe, revenant à une désagrégation planifiée de l’État ukrainien, contraint d’intégrer les enclaves séparatistes contrôlées par les services russes (la Russie a commencé à distribuer massivement des passeports russes à la population locale, les dirigeants des deux territoires ont adhéré au parti de Poutine Russie unie, la monnaie russe y circule, et non les hrivnas ukrainiens). En novembre dernier, à sa grande surprise, Français et Allemands ont refusé de se prêter à ce rôle déshonorant. Qu’à cela ne tienne : Poutine fera mieux, il confiera aux Etats-Unis la tâche d’arracher la capitulation à l’Ukraine.
Déjà l’administration américaine laisse entendre que les Etats-Unis vont inciter l’Ukraine à « accorder une certaine autonomie à la région du Donbass ». La partie américaine s’est déjà dite prête à envisager des mesures pour renforcer la confiance afin de mettre en œuvre les accords de Minsk. Biden a annoncé que l’Ukraine ne deviendrait pas membre de l’OTAN dans les 10 prochaines années. Comme l’a fait remarquer l’économiste émigré Andreï Illarionov, cette promesse américaine représente une violation sans précédent des statuts de l’OTAN : seuls les pays membres sont en droit de décider quel candidat peut adhérer à l’alliance. Dans le cas présent Poutine formule ses revendications et Biden acquiesce. L’infortuné président ukrainien Zelenski a été informé après coup de décisions pour lesquelles il n’avait pas été consulté. Mis au pied du mur comme le président Benès après Munich, en 1938, il s’est dit prêt à rencontrer Poutine et à appliquer les accords de Minsk. Il ne reste donc à Moscou qu’à terroriser la société ukrainienne qui continue à résister, ce à quoi le Kremlin s’emploie en déployant une gigantesque armée autour de sa proie.
Convaincu de la faiblesse américaine, Poutine a entrepris sans tarder de pousser ses pions et de faire monter la pression. Moscou exige le rappel immédiat des instructeurs américains qui se trouvent en Ukraine « pour ne pas entretenir l’illusion à Kiev que l’Ukraine peut se cacher derrière Washington. Une telle décision montrera que l’administration Biden est vraiment déterminée à travailler de manière constructive avec Moscou. » La Russie vient de déclarer que l’OTAN devrait officiellement annuler sa décision de 2008 d’ouvrir ses portes à la Géorgie et à l’Ukraine, insistant sur le fait que donner à Moscou des garanties sur l’arrêt de l’expansion de l’Alliance vers l’Est était dans l’intérêt « fondamental » de l’Occident. Le ministère des Affaires étrangères a exigé que l’OTAN cesse de mener des exercices militaires près des frontières de la Russie.
Les revendications nouvelles pleuvent chaque jour : elles concernent les relations militaires et sécuritaires bilatérales de l’Ukraine avec les États-Unis et d’autres pays; les politiques étrangères et de sécurité des autres voisins de la Russie non membres de l’OTAN, en plus de l’Ukraine ; et les limites à imposer aux forces se trouvant dans les pays membres de l’OTAN limitrophes de la Russie, y compris le déploiement de systèmes de missiles pouvant frapper la Russie. Le vice-ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Riabkov a déclaré le 13 décembre que si l’OTAN et les États-Unis ne donnent pas de garanties écrites de ne pas déployer de nouvelles armes en Europe, la Russie est prête à riposter au moyen d’armes ou de « moyens techniques ». Une crise de Cuba pouvait se reproduire et Riabkov ne se risquait pas à prédire comment celle-ci se terminerait.
Poutine accuse ouvertement les Ukrainiens de « génocide » dans le Donbass, ce qui est de fort mauvais augure (l’invasion de la Géorgie avait été précédée de telles accusations). Le 13 décembre Valeri Guerassimov, le chef d’état-major général des forces armées russes, a fait savoir lors d’un briefing avec les attachés militaires d’États étrangers que plus de 95 % des lanceurs des forces nucléaires stratégiques russes au sol sont constamment prêts à être employés. Gazeta.ru titre éloquemment à ce propos : « L’état-major russe a prévenu la Pologne et la Roumanie — vous serez les premières à être détruites ».
La psychose de guerre en Russie dépasse tout ce que l’on peut imaginer. Ainsi sera appliquée à partir du 1er février 2022, une instruction concernant l’« inhumation urgente des cadavres en temps de paix et de guerre », qui réglemente comment les autorités doivent se préparer à enterrer des milliers de personnes dans des fosses communes, en fixant des normes pour les fosses, les coûts de main-d’œuvre, la quantité d’équipement et la manière de stocker les cadavres. Les fosses communes auront 20 mètres de long, 3 mètres de large et 2,3 mètres de haut. Elles seront creusées au bulldozer puis, une fois pleines, elles seront compactées au rouleau compresseur. L’expert militaire Alexandre Goltz se dit certain que tout « cela ne signifie qu’une chose : de telles pertes ne peuvent se produire que lorsque des armes de destruction massive sont utilisées. Aucune catastrophe naturelle ne peut causer un si grand nombre de pertes. » Les choses vont si loin que le général Ivachov, ancien chef de la direction principale de la coopération militaire internationale du ministère de la Défense, que l’on peut difficilement qualifier de colombe, appelle à plus de modération à la fois dans la rhétorique militaire et dans la planification d’une opération contre l’Ukraine. Les gesticulations belliqueuses font selon lui le jeu des Américains.
En attendant, Poutine engrange d’un seul coup des succès multiples. Il force les Etats-Unis à reconnaître une sphère d’influence russe, dont les frontières sont floues et ne s’arrêtent visiblement pas au Belarus déjà phagocyté et à l’Ukraine désarmée, coupée de ses soutiens occidentaux. Il divise les Etats-Unis plus que jamais car cette politique de démission préconisée par certains membres de l’administration Biden passera mal dans l’establishment américain. Il divise l’OTAN en mettant hors jeu les pays d’Europe centrale et orientale qui constituent le noyau de la résistance à l’hégémonisme russe. Il divise de même les pays de l’Union européenne qui vont se trouver devant un choix difficile : suivre Washington dans l’abandon de l’Europe orientale en attendant leur tour ou enfin donner un contenu positif à leur ambition d’indépendance stratégique en refusant de suivre les Américains sur la voie de l’appeasement, voire en essayant de les redresser.
Car les Européens ne doivent nourrir aucune illusion. A peine Poutine sera-t-il parvenu à ses fins en satellisant l’Ukraine qu’il formulera de nouvelles exigences, en brandissant comme à l’accoutumée la matraque nucléaire. Le chantage exercé par Gazprom sur les Européens de l’Ouest depuis quelques mois montre que le Kremlin ne fait plus de différence entre l’« étranger proche » et les pays d’Europe de l’Ouest. Ayant imposé un nouveau système de sécurité en Europe dans lequel les Américains s’effacent derrière la volonté russe, Poutine pourra procéder tranquillement à la vassalisation du reste du continent.
« On n’évite pas une guerre, on la diffère à l’avantage d’autrui », écrivait Machiavel. Est-ce à dire que les Occidentaux doivent prendre le risque d’une guerre ? N’oublions pas que Poutine a la mentalité d’un voyou, il ne s’attaque qu’aux faibles et il est personnellement lâche, comme le prouve la bulle à l’intérieur de laquelle il s’isole du Covid19. Chacun de ses coups de force a été précédé par un test de la volonté de résistance occidentale : ainsi le sommet de Bucarest en avril 2008, lorsque l’Ukraine et la Géorgie se sont vu refuser le MAP (membership action plan), étape préalable de leur adhésion à l’OTAN, a précédé la guerre russo-géorgienne et le démembrement de l’État géorgien. Au contraire, lorsque le 7 février 2018 des bombardements américains ont tué de nombreux mercenaires russes en Syrie, Poutine n’a pas pipé mot. La bonne politique face à ce maître chanteur consiste à éviter autant que possible les contacts au sommet, les rodomontades en public, surtout quand elles s’accompagnent de capitulations dans les coulisses, et au contraire à se montrer réservé dans les déclarations officielles, quitte à discrètement prendre des mesures de fermeté qui font passer le message, comme la confiscation des actifs du groupe dirigeant du Kremlin. C’est-à-dire le contraire de ce que nous voyons aujourd’hui.
Études de lettres classiques, a séjourné 4 ans en URSS en 1973-8, agrégée de russe, a enseigné l'histoire de l'URSS et les relations internationales à Paris Sorbonne.