Vu de Moscou : la révolte au Kazakhstan

L’insurrection au Kazakhstan inquiète et intrigue les Russes. Comment se fait-il que cette dictature s’effondre comme un château de cartes ? Cette protestation massive qui n’est pas sans rappeler celle des Gilets Jaunes en France est-elle spontanée ou orchestrée ? Et si c’est la deuxième option, qui pourrait être derrière ? Quelle en sera l’issue ? Qu’est-ce qui est en jeu? Y a-t-il un risque d’intervention russe sous prétexte de protection de la population russophone ? Le président Kassym-Jomart Tokaïev vient de demander une aide de l’ODKB1 en invoquant une ingérence étrangère et des actes terroristes. Deux analystes indépendants russes, nos auteurs Alexandre Skobov et Andreï Zoubov, réfléchissent sur leurs pages Facebook.

Alexandre Skobov : « La ligne de confrontation globale entre le monde libre et le monde autoritaire s’est déplacée au Kazakhstan »

Personne ne s’attendait à ce que la dictature de Nazarbaev s’effondre de la sorte. Elle semblait la plus solide de toutes les nouvelles autocraties post-soviétiques. Plutôt modérée et « éclairée ». Avec un bilan impressionnant en matière de développement économique et social. Jouissant d’une réelle autorité au sein de la société. Mais les événements au Kazakhstan ont une fois de plus démontré qu’il n’existe pas d’autocratie éclairée ou de modernisation autoritaire. Tout cela est un mythe. L’autocratie peut imiter une époque prospère ou même un « siècle d’or », mais une matière inflammable va de toute façon s’accumuler derrière ce beau décor.

Au premier affrontement réel avec les insurgés, les forces de sécurité de la dictature remettent leurs armes rebelles et fuient ou les rejoignent. Jusqu’à présent, il ne s’agit que de forces de police. Mais si la révolution peut rapidement former sa propre organisation armée, il y a de fortes chances que l’armée la suive. C’est pourquoi la révolution ne devrait pas s’engager dans des négociations et des compromis pourris avec l’élite dirigeante. Elle ne doit pas être gênée par un « cadre légal ».

Elle ne doit pas s’arrêter. La révolution doit miser sur la création de ses propres forces armées et d’organes de pouvoir alternatifs. Si cela marche au Kazakhstan, alors toutes les constructions autoritaires des pays post-soviétiques se fissureront, y compris le Kremlin. La ligne de confrontation globale entre le monde libre et le monde autoritaire s’est maintenant déplacée au Kazakhstan.

Quelle que soit son issue, le soulèvement au Kazakhstan aura un impact positif très important sur la situation internationale. Il bloquera effectivement (et peut-être officiellement) les négociations prévues entre la Russie, les États-Unis et l’OTAN sur le soi-disant « ultimatum de Poutine » (sur les « garanties de sécurité »). Le guide suprême du Kremlin et ses sbires sont convaincus que le soulèvement kazakh est un nouveau coup de poignard dans le dos porté par les États-Unis. Et le Kremlin va « riposter » en continuant à augmenter ses mises. Soit il refusera de négocier, soit il mettra la planche tellement haut que les Américains, en dépit de toute leur mollesse, seront contraints d’abandonner les négociations. Dans l’ensemble, la révolte kazakhe contribuera à finaliser la division du monde en deux camps idéologiquement opposés : le monde des autocraties contre le monde libre.

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Une nuit de protestation à Ankara // Photo : Vlast.kz

Andreï Zoubov : « La société kazakhe est devenue explosive, et c’est le résultat de la gouvernance injuste et trompeuse de Nazarbaev »

Jusqu’à présent, il n’est pas clair ce qui se passe dans cet État situé aux frontières sud de la Russie. J’attends des informations de mes amis du Kazakhstan pour comprendre. L’un d’eux, possédant des informations privilégiées, m’a écrit que [le président] Tokaïev était en panique. Est-ce vrai ? Avant cette lettre, j’étais persuadé à 80 % que la révolution était un moyen pour Tokaïev d’écarter du pouvoir le vieux Nazarbaev et son clan. Des dizaines de jets privés ont quitté le Kazakhstan dans la nuit. Une partie au moins de l’élite a donc été prise par surprise.

Maintenant, parlons des perspectives. Elles sont toutes hypothétiques.

Tout d’abord, à propos de la protestation elle-même. Il est évident, par son ampleur, qu’elle est spontanée. On peut se demander qui a allumé l’allumette, mais si vous approchez même une torche à l’eau, elle ne prendra pas feu. La société kazakhe est devenue explosive, et c’est le résultat de la gouvernance injuste et trompeuse de Nazarbaev et de ses proches. Il s’agit peut-être d’un incendie spontané. Il pourrait aussi y avoir une allumette, mais qui l’a allumée ?

On voit que les services de sécurité ont opposé peu de résistance. Ils n’ont pas reçu l’ordre de tirer sur les masses. Il y a beaucoup plus de victimes parmi les forces de sécurité que parmi les rebelles. On peut en conclure qu’une partie des patrons de ces structures est intéressée par un changement de pouvoir.

Parmi les forces extérieures, on peut citer Poutine, qui pourrait vouloir « protéger les vies et les biens » de la population russe chrétienne d’un certain nombre de régions du Kazakhstan. Cette nouvelle Crimée ajouterait certainement à sa popularité. On ne sait pas si les Russes du Kazakhstan participent aux manifestations, ou s’ils restent inertes.

On peut également citer Erdogan et ses aspirations pan-turciques. Les choses vont mal en Turquie en ce moment et un nouveau projet géopolitique, s’il est mis en œuvre avec succès, ajouterait du prestige au maître d’Ankara.

Ce n’est pas la Chine. La Chine a suffisamment de problèmes avec son Xinjiang pour prendre le contrôle d’une autre région peuplée de musulmans qui ont vécu, depuis 30 ans, dans leur propre Etat.

Les talibans se tiennent eux aussi tranquilles pour l’instant, mais ils pourraient émerger dans les régions du sud du Kazakhstan, les plus islamisées et les moins nomades.

Quant aux démocraties occidentales, leur soutien à la révolution, si elle devient démocratique, est très probable, mais il est peu plausible qu’elles soient à l’origine de cette explosion, sauf dans un cas précis: si les États-Unis, dans leur confrontation avec la Chine et la Russie, ont convaincu Tokaïev lui-même ou d’autres dirigeants kazakhs de se réorienter vers l’Occident. L’influence financière et économique occidentale est beaucoup plus forte au Kazakhstan qu’en Russie, et son élite est très occidentalisée. On ne peut donc exclure cette variante.

Mais il est absolument prématuré de tirer des conclusions. Tant qu’il y aura des tirs dans les rues, que des soldats fraterniseront avec les révoltés, que les bâtiments administratifs de différentes villes et bureaux du procureur brûleront, le balancier pourra se pencher de n’importe quel côté.

Mais une chose est déjà évidente : contrairement au Belarus, les gens au Kazakhstan n’enlèvent pas leurs chaussures quand ils montent sur des bancs pour protester. La protestation se déroule différemment ici. Peut-être que le résultat sera différent. Les habitants d’une dizaine de régions russes, limitrophes du Kazakhstan, comme nous tous, regardent cette situation avec intérêt.

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Notes

  1. Acronyme pour Organisation du traité de sécurité collective, structure internationale à vocation politico-militaire fondée le 7 octobre 2002. Elle regroupe l’Arménie, la Biélorussie, le Kazakhstan, le Kirghizistan, la Russie et le Tadjikistan.

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