Le nouveau film documentaire de Gabriel Tejedor, Kombinat, raconte la vie à Magnitogorsk, une ville dominée par une gigantesque aciérie, dans la région de Tcheliabinsk, en Sibérie. À l’occasion de sa sortie en salle en France, le 2 mars, Desk Russie vous propose un grand entretien avec le réalisateur suisse.
Propos recueillis par Galia Ackerman
Pouvez-vous retracer en quelques mots votre itinéraire de réalisateur et raconter comment vous avez eu l’idée d’un film sur Magnitogorsk ?
Cela fait à peu près vingt ans que je me rends en Russie et dans les ex-Républiques soviétiques. J’ai fait un voyage sac au dos il y a quinze ans avec ma femme dans de nombreuses villes, et un jour nous sommes arrivés à Magnitogorsk. Cette ville m’a fait une forte impression parce qu’elle est vraiment au milieu de la steppe. La partie où vivent les habitants est gris-blanc, et de l’autre côté du fleuve c’est l’usine où tout est noir et rouillé.
Cette image m’était restée en tête. Il y a quatre ans j’ai décidé d’y revenir pour éventuellement faire un travail sur cette ville, savoir comment les gens vivent dans cet endroit hostile, à quoi rêvent les adolescents, et ce l’on peut faire quand on a envie d’avoir une famille : est-ce imaginable ? J’ai rencontré des habitants pendant un mois, des ouvriers, des enfants, des chauffeurs de taxis, des enseignants à l’université, je me suis rendu à des cours de yoga, pour voir, poser des questions simples quant à leur rapport à cette ville.
Vous imaginez mal comment on peut élever une famille là-bas — c’est à cause de la pollution, je suppose ?
À cause de la pollution, et puis il y a ce côté très patriarcal : si on ne travaille pas pour l’usine, on n’a quasiment pas de travail.
C’est ce qu’on appelle une monogorod, une « monoville », où une seule énorme usine fournit du travail aux habitants. Avez-vous décidé d’emblée à quelle période tourner ? Vous y êtes notamment un 9 mai, le jour de la fête de la Victoire, quand se déroule la marche du Régiment immortel. Ce n’est pas par hasard sans doute.
Bien sûr. Il y a aussi la fête des métallurgistes. Lorsque j’ai fait les repérages pendant un mois, j’ai rencontré les personnes que je voulais suivre, et ensemble nous sommes convenus de quelques dates qui m’intéressaient.
Votre démarche est intéressante. Vos personnages jouent leur propre rôle, mais il y a un jeu d’acteurs quand même, puisque lorsque vous les filmez à table ou au cours de danse, ce n’est pas spontané. Vous ne vous êtes pas invité à leur table avec une caméra cachée.
Aucun de mes documentaires n’est filmé en caméra cachée, mais je n’ai jamais demandé à mes personnages de parler d’un sujet quelconque, ils disaient ce qu’ils voulaient.
Cependant, vous suivez certaines lignes. Vos personnages principaux sont deux frères et leurs femmes. L’une de ces deux familles a une fille handicapée mentale. Ses parents veulent quitter la ville pour trouver de meilleurs soins médicaux et un air moins pollué pour elle. C’est une ligne forte du film. Une autre de ces lignes fortes, c’est leur patriotisme. Par exemple, l’un de ces personnages demande à son neveu s’il connaît les paroles de l’hymne russe. J’ai du mal à croire que c’est totalement spontané.
Pour le départ, c’est vrai que, lors du casting, ce couple nous a dit qu’ils envisageaient de quitter la ville, mais le frère n’était pas encore au courant. Le père a décidé de le lui annoncer au repas du dimanche, et j’ai demandé à venir . Le film, on le fabrique beaucoup au montage mais on n’a pas demandé aux personnages d’aborder tel ou tel thème. Pour l’hymne, c’est Sacha qui a décidé de demander à son neveu s’il connaissait l’hymne, cela n’a jamais été prévu.
J’ai consacré un livre au Régiment immortel, cette marche annuelle de civils le jour de la Victoire. L’atmosphère au défilé que vous montrez est plutôt bon enfant et je pense que c’est vrai partout en Russie. Ce qui est sinistre, c’est l’usage idéologique qu’on en fait, mais pour eux c’est une fête comme une autre. On voit que l’événement est plutôt formel, presque comme un 1er Mai soviétique de substitution. L’avez-vous ressenti de cette manière ?
En effet, mais il existe une dimension politique, notamment par la récupération que fait Poutine de cet événement. J’avais donc l’idée de montrer cette récupération, et c’est pour ça que nous avons juxtaposé la séquence du jeune homme qui en parle à table.
On voit également l’embrigadement militaire des jeunes.
Mais ce n’est pas un reportage où les choses sont expliquées, elles sont plutôt ressenties dans le film. On ressent notamment l’embrigadement des jeunes via les exercices militaires à l’école.
Vous avez construit le film sur des nuances. D’une part, la vie dans cette ville est horrible parce que les gens n’ont d’autre choix que de travailler dans cet horrible kombinat, et parce que la pollution est réelle. Mais il y a d’autre part ce côté humain, les gens font du sport, dansent, se préparent pour la fête, pour les compétitions.
À sa création, Magnitogorsk a été une ville « vitrine » et ses habitants sont encore très fiers de ce passé soviétique, bien plus que peut-être à Moscou, une ville qui a énormément changé, alors que Magnitogorsk est restée très soviétique. Avec ce kombinat, la vie est organisée, la seule université est une université technique qui forme des spécialistes de métallurgie. Il y a là quelque chose de très patriarcal, une absence ou une réduction des libertés. Cette vie très organisée m’a fait penser à ce que pouvait être la vie sous le communisme.
Oui, assurément, cette séquence montrant la fête des métallurgistes, avec ces discours et ces banderoles, est totalement soviétique ! J’ai trouvé cela très fort, mais je ne sais pas si un public occidental le comprendra.
Le film a été beaucoup projeté dans différents festivals : aux États-Unis, au Japon, en Amérique du Sud, en Inde, et j’ai toujours eu une séance de questions-réponses à la fin des projections. Le film a également été montré à la télévision suisse. Les spectateurs ne comprenaient peut-être pas toutes les subtilités. Pour la parade du 9 Mai, par exemple, s’ils se disent peut-être qu’il s’agit d’une fête militaire, ils ne voient pas à quelle victoire elle fait référence. Cependant, ils comprennent que, une fois par an, toute la ville défile en chantant des chansons patriotiques soviétiques, avec des portraits de personnes semblant être victimes d’une guerre. L’idée est de donner un état d’esprit plutôt que de transmettre des informations sur la Russie d’aujourd’hui.
« Magnitka » a été l’un des premiers grands chantiers sous Staline, le symbole de l’industrialisation et de la modernité… Le gros plan sur l’usine et ses gros tuyaux tout rouillés donne l’impression d’une ruine, et on se demande si cette ruine fonctionne toujours.
Bien sûr, le kombinat fonctionne toujours ! Je ne voulais pas faire une plongée touristique mais obtenir des réponses à toutes les questions que je me posais : comment s’en sortir dans une ville où l’on travaille pour une usine qui nourrit et en même temps rend handicapés vos parents ou vos enfants, qui pollue la nourriture que vous mangez et vous tue peu à peu.
Vous montrez la difficulté de partir, parce que ces gens ne savent pas faire grand-chose, à part être métallos, et parce que généralement, en Russie, il est très difficile de changer de lieu de résidence, ce qui est d’ailleurs hérité de la période soviétique.
Quand je filme le couple de danseurs qui a ouvert une école de danse, c’est une alternative pour sortir du kombinat, sans quitter la ville, mais en proposant autre chose.
Bien que Magnitogorsk ne soit pas une ville fermée, avez-vous été suivi, vous a-t-on demandé ce que vous filmiez ?
Pendant les premiers repérages, on a pénétré dans mon appartement et on a pris les cadeaux que j’avais apportés et qui étaient destinés aux gens que j’allais rencontrer : j’avais apporté du chocolat de Suisse et tout avait disparu. C’est plutôt anecdotique. Plus sérieusement, c’est une ville où il y a peu d’étrangers, il n’y a pas de touristes ni de gens de passage, et donc très vite tout le monde dans la ville savait qui j’étais et ce que je faisais. Quand nous sommes venus avec l’équipe de tournage, c’était la même chose : on nous remarquait. Le kombinat nous a demandé des documents, et nous avons pu filmer dans l’usine, dans le cadre de l’accord que nous avions, mais nous n’étions pas engagés à leur montrer le film avant sa diffusion. Plus généralement, nous avons eu l’autorisation de tourner en Russie. Au début, l’usine nous a même proposé de suivre des personnages qui n’étaient pas intéressants. La police nous a contrôlés une fois ou deux, mais c’est le troisième film que j’ai tourné là-bas, je connais donc la chanson. On sait qu’on est observés et que les gens regardent ce qu’on fait. Je ne sais pas si nos téléphones ont été écoutés ou non.
Combien de personnes vivent à Magnitogorsk aujourd’hui ?
400 000 personnes, je crois.
C’est beaucoup. Savez-vous concrètement quels polluants sont présents dans la ville ?
C’est un débat énorme à Magnitogorsk. Des ONG ont analysé l’eau, et il y aurait des poussières de métal qui, semble-t-il, ont dénaturé la qualité de l’eau, de l’air et des sols. Ce sont des rejets qui proviendraient de l’usine. Mais pour répondre précisément à cette question, je pense qu’il faudrait mener des analyses indépendantes supplémentaires.
Les gens constatent-ils vraiment une hausse des handicaps et des morts prématurées ?
Oui, mais le sujet est très sensible. Un médecin nous a dit que le taux de cancer était deux fois plus élevé là-bas que dans le reste de la Russie. Le nombre de cliniques par habitant est plus élevé qu’ailleurs, mais le kombinat le justifie par le fait qu’il alloue de l’argent pour la santé et le bien-être des citoyens. C’est un vrai débat, et naturellement le kombinat ne veut pas qu’on dise que ces maux peuvent venir de l’usine.
Votre film a-t-il été montré en Russie ?
Le film a été présenté à trois festivals : à Perm, et à Moscou, deux fois. Mais pas en salle ni à la télévision.
Quand vous dites qu’il n’y a pas de libertés dans cette ville, à quoi faites-vous allusion ? Qu’est-ce qui est interdit ?
Les gens ne peuvent pas militer par exemple. Prenez la cellule de la FBK [Fondation de lutte contre la corruption, NDLR] de Navalny. Avant que celui-ci soit arrêté, le responsable d’une antenne de la FBK à Magnitogorsk a subi une telle pression qu’il a dû émigrer aux États-Unis. C’est également très difficile de monter une société, de créer une entreprise.
Ce kombinat, aujourd’hui, est-il détenu par l’État ou par des acteurs privés ?
Il est entre les mains de Viktor Rachnikov, qui, je crois, habite en Suisse. Si je ne me trompe pas, Viktor Rachnikov est la 15e fortune de Russie. Il est l’actionnaire majoritaire du kombinat. C’était un ingénieur au kombinat, et il en a racheté des parts au moment de la privatisation sauvage.
Que disent ceux qui ont vécu et travaillé au kombinat à l’époque soviétique ? Selon eux, les choses allaient-elles mieux avant, notamment en ce qui concerne les conditions de travail ? Je crois que les gens étaient bien payés par rapport aux normes soviétiques.
Les gens étaient bien payés et avaient surtout la fierté de construire quelque chose qui dépassait le simple travail. C’est l’impression que j’ai, celle d’une vraie fierté. D’ailleurs, avec les personnes d’un certain âge, il est très difficile de critiquer le kombinat ainsi que les problèmes environnementaux qui y sont liés. C’est un peu à l’image de la Russie, de la même manière qu’il est difficile de critiquer l’URSS avec les vieux Soviétiques, dans la mesure où cela leur rappelle à la fois leur jeunesse et l’idéal qu’ils construisaient. Ceux qui travaillent au kombinat aujourd’hui n’ont peut-être plus ce sens de la mission.
Le kombinat remplit-il le même rôle social que du temps de l’URSS, en offrant aux ouvriers des séjours de vacances dans des centres ou en participant à la construction de logements ?
Un petit peu, mais les ouvriers du kombinat qui y ont travaillé à l’époque soviétique disent que les avantages liés au statut de métallo en URSS se sont réduits avec la privatisation. Aujourd’hui, le kombinat diminue les avantages, notamment en matière de loisirs et de culture. Il continue de financer un club de hockey et une salle de concert, mais le but aujourd’hui n’est plus de donner du sens au travail ou de se soucier du bien-être des ouvriers, mais de rétribuer les actionnaires, comme pour toute entreprise privée.
On peut donc comprendre cette nostalgie soviétique, parfois même chez les jeunes.
Pour moi, c’est encore une question de sens. À l’époque, on avait l’impression de participer à un effort collectif pour le progrès et l’amélioration de la vie, on allait vers quelque chose : vers la victoire du communisme. Vous qui l’avez vécu, dites-moi si je me trompe.
Non, vous ne vous trompez pas. Je pense que ce qui permet la résurrection de ce soviétisme, c’est que la vie, partout en URSS, a été réglementée. C’est l’État qui prenait en charge l’individu pratiquement depuis sa naissance jusqu’à sa mort. La vie était donc beaucoup plus simple, et puis il y avait plusieurs catégories sociales et chacun avait ses privilèges par rapport à une catégorie inférieure et rêvait de passer dans la catégorie supérieure. Maintenant, j’ai l’impression qu’il n’y a plus d’aspiration. De plus, le capitalisme tel qu’il est pratiqué en Russie est un capitalisme très sauvage, très nuisible.
Je voudrais souligner une chose importante : je voulais éviter de tomber dans les extrêmes. Avec ce film, je voulais montrer des gens qui me ressemblent. Je ne voulais pas parler des oligarques ni des cas sociaux et de la misère humaine. Je voulais montrer des gens de la classe moyenne pour me mettre face à la question : si moi j’étais dans ce pays, dans cette ville, qu’est-ce que je ferais ? Je me battrais pour proposer une alternative, comme ce couple de danseurs, ou je m’y habituerais, comme Sacha et sa femme qui vont chaque matin au boulot ? Ou bien essaierais-je de quitter la ville ?
Je voulais me démarquer des reportages sur la Russie qui se ressemblent souvent et donnent dans l’extrême. Ils sont très rassurants pour nous, puisqu’on se dit que cela va bien mieux chez nous, en Occident. Du coup, notre manière de penser et de voir le monde ne change pas.
Née à Moscou, elle vit en France depuis 1984. Après 25 ans de travail à RFI, elle s’adonne désormais à l’écriture. Ses derniers ouvrages : Le Régiment immortel. La Guerre sacrée de Poutine, Premier Parallèle 2019 ; Traverser Tchernobyl, Premier Parallèle, 2016.