L’épidémie de Covid comme révélateur des problèmes moraux de la société russe : le manque de solidarité et le peu de valeur de la vie humaine.
On entend souvent une thèse — qui est en quelque sorte devenue la devise de l’opposition russe et des milieux libéraux — selon laquelle il existe en réalité deux Russies : l’État, la Russie officielle, mais superficielle, une Russie fantôme ; et la Russie d’en bas, la vraie, la cachée, qui ne partage nullement les tendances autoritaires du régime de Poutine.
Cette thèse a la part belle dans le nom que s’est donné un parti d’opposition : l’Autre Russie. Elle ressort également dans un slogan très populaire de manifestation et qui met aussi l’accent sur le truquage des élections à la Douma : « Vous ne nous représentez pas. » C’est une thèse appréciée des sociologues qui contestent les résultats des sondages confirmant la forte popularité de Poutine ou l’acceptation grandissante de Staline comme figure historique : selon eux, ça ne compte pas, les gens répondent ce qui leur semble être le plus prudent, mais ils pensent tout autre chose.
La thèse des deux Russies utilise comme preuve la chute de l’URSS en 1991 : le colosse s’est subitement effondré, comme s’il était en papier mâché. Et les gens qui sont sortis de ces ruines n’étaient pas du tout ceux que le récit officiel soviétique décrivait, ils n’étaient pas si dévoués « à la cause du Parti et du gouvernement ». L’armée refusa de tirer sur le peuple, le redoutable KGB était paralysé et ne prenait aucune initiative, le tout-puissant Parti communiste s’écroulait de toutes parts comme un château de cartes… Car chacun était en fait quelqu’un d’autre, il ne restait plus qu’à le reconnaître et à mettre à l’heure les pendules de l’histoire.
Cette image de la révolution pacifique, qui s’accomplit sous l’action de l’histoire elle-même, parce que l’heure a sonné et que les fruits sont mûrs, et bien sûr presque sans verser de sang, est une image emblématique, à mes yeux, de la vaste classe des intellectuels russes. Paradoxalement, elle a justifié leur stratégie comportementale dans les dernières années de l’URSS : l’esquive plutôt que le conflit ouvert avec le pouvoir, l’apolitisme, l’instinct de conservation, la collaboration. Et de fait, c’était une stratégie qui fonctionnait : plutôt que de créer un mouvement de résistance comme Solidarność en Pologne ou les groupes clandestins antisoviétiques d’Ukraine et de Lituanie, il s’agissait de ne pas élaborer d’agenda politique alternatif et de gagner sa liberté non pas en brisant les murs de la prison, mais parce que la prison a cédé sous son propre poids.
La majorité des personnalités politiques d’opposition voit la transition de la Russie de Poutine vers l’après-Poutine à peu près de la même manière.
Et quand on pose la question de savoir pourquoi la société, ici et maintenant, ne réagit pas avec plus d’ardeur ni en plus grand nombre aux magouilles électorales, aux crimes politiques et économiques, à l’invasion de la Crimée, à la guerre d’agression contre l’Ukraine, on vous répond : la société est réprimée. Mais le dégel viendra… En substance, on vous demande de croire, après trente ans d’expérience, que la « majorité pro-Poutine » est une illusion d’optique, et que si le pouvoir russe actuel tombe sous le poids de ses difficultés intérieures et extérieures, le même phénomène qu’en 1991 se produira : un renoncement aisé à l’identité antérieure et un effondrement des structures du régime jusque-là en place.
Cette légèreté, ce traitement dramaturgique de l’histoire empêchent de voir à quelle vitesse les pratiques de gouvernance et les structures autoritaires se sont reconstituées en Russie après 1991. En 1993, Boris Eltsine a donné l’ordre aux chars de tirer sur le Parlement « rouge » ; en 1994, il a lancé une guerre contre la Tchétchénie, remettant la Russie sur les rails de l’impérialisme et de la violence. Et les gens l’ont accepté, de la même manière que, deux ou trois ans auparavant, ils avaient accepté la fin de l’idéologie communiste et la dissolution de l’URSS.
Il me semble que la Russie postsoviétique accuse un déficit systémique de morale sociale, qui est à la source des tristes particularités de son régime politique.
Certes, il est assez difficile de prendre la « température morale » d’une société dirigée par un gouvernement autoritaire. Toutefois, une situation extrême comme celle de l’épidémie de Covid-19 peut servir de révélateur et permet d’observer beaucoup de choses : on est obligé d’agir et de se positionner, d’adopter une stratégie, de faire des choix liés justement à la morale, à la valeur de la vie, et de se comporter en accord avec ses valeurs.
Les premiers mois de l’épidémie en Russie ont coïncidé avec le référendum constitutionnel qui a « remis à zéro » les mandats de Vladimir Poutine et lui a donné le droit de se présenter de nouveau, aussi bien en 2024 qu’en 2030. La situation laissait présager d’importants mouvements de protestation, mais l’épidémie semblait fournir aux autorités de nouveaux instruments de contrôle social : les confinements, les QR codes, les déplacements limités, l’isolation du pays en raison de l’interruption des vols internationaux (et, de fait, les opposants sortis manifester ont ensuite été poursuivis pour infraction à la législation sanitaire).
Cependant, deux ans plus tard, on peut constater que l’épidémie de Covid-19 a justement créé une structure sociale paradoxale : réunissant en quelque sorte dans un camp le pouvoir et l’opinion publique libérale, et dans l’autre, la majorité, s’attelant au sabotage des mesures sanitaires et niant ou minimisant le plus souvent la dangerosité du virus.
[…] Dans le métro bondé de Moscou, les haut-parleurs répètent les appels menaçants à porter un masque sous peine d’amende, les quais et les escaliers mécaniques déversent des gens pressés ; 60 à 70 % d’entre eux ne portent pas de masque du tout, et la moitié de ceux qui portent un masque le font « à la russe » : sous le menton, pour pouvoir respirer tranquillement. C’était le cas cet été, c’était aussi le cas il y a un an. Le nombre de personnes vaccinées n’atteindra pas les 50 %, et c’est une donnée officielle, donc probablement une surestimation du pourcentage réel de vaccinés. Selon les chiffres des chercheurs indépendants, la surmortalité en Russie pendant l’épidémie a dépassé le million de personnes.
Il est impossible d’établir un portrait type de l’individu sans masque : il peut être aussi bien une femme qu’un homme, un jeune ou un vieux, un riche ou un pauvre. N’importe qui. La majorité. Quant aux autorités, contraintes et forcées, elles battent en retrait et font semblant de penser que tout va bien, que tout le monde respecte les consignes. Et ces appels inutiles à respecter les règles sanitaires tournent en boucle dans le métro.
En observant cette fronde infantile, ce déni du danger et du bon sens, on se dit : cela nous parle de quelque chose de beaucoup plus vaste que d’un simple sentiment consensuel antisanitaire et de refus des règles.
Le concept de morale et la symbolique du visage sont intimement liés, dans toutes les cultures. Et le masque, en limitant la liberté du visage, en infligeant à celui qui le porte un désagrément, est un symbole de responsabilité, de petit sacrifice au nom du bien commun, de souci des autres, de leur santé, et en fin de compte, d’empathie en soi.
Une solidarité surprenante, inversée, est apparue en Russie : la solidarité de ceux prêts à vivre selon les lois de la sélection naturelle ; de ceux prêts à l’irresponsabilité, à la pensée conspirationniste, au déni des faits et de la réalité — à tout ce qui permet d’éviter la nécessité de s’imposer des restrictions. Je pense que les autorités russes tombent pour la première fois (de façon empirique, pour ainsi dire) sur une sorte de limite, un état d’esprit ferme qu’elles ne parviendront pas à vaincre sans recourir à des mesures directes et sévères de répression, et sans aucune garantie que cela aboutisse à quelque chose.
En URSS, une vaccination massive aurait probablement eu lieu sans que l’on se pose de questions, sans rencontrer de résistance : les régimes totalitaires ont les avantages de leur nature. Le régime russe d’aujourd’hui, semble-t-il, est obligé de compter avec l’état d’esprit clairement contestataire de la majorité.
L’ironie historique de la situation réside, à mes yeux, dans le fait que c’est justement cet état d’esprit de la société — cette anti-solidarité et cette absence d’empathie — qui a toujours servi d’appui au régime de Poutine. Il en a joué, il l’a parasité, il y a puisé sa force.
Deux des plus importantes informations politiques russes de cet hiver — la dissolution de l’organisation Mémorial et l’escalade militaire contre l’Ukraine — font écho en moi à ces protestations spontanées contre les mesures anti-Covid.
Mémorial, l’une des ONG les plus anciennes et les plus reconnues de Russie, a été fondée à la fin des années 1980 afin de préserver la mémoire des victimes des répressions staliniennes, et a rassemblé des milliers de personnes à travers le pays. Dès sa création, avec une volonté de garder son champ d’action dans la limite du possible, Mémorial a proclamé qu’elle renonçait à poursuivre en justice les criminels soviétiques et se concentrait avant tout sur la mémoire des victimes. Des monuments ont été érigés, des mémoriaux ont été installés au pied des fosses communes, des listes de victimes des répressions ont été établies (qui devinrent plus tard une base de données numérique), des cérémonies de commémoration ont été mises en place. Cependant, hélas, Mémorial n’est pas devenu un réel mouvement de fond, capable de constituer une feuille de route politique selon le principe allemand nie wieder, « plus jamais ».
Néanmoins, Mémorial est une épine dans le pied du pouvoir russe actuel, en tant que dépositaire de la mémoire des crimes soviétiques. Toutes les prétentions géopolitiques de Vladimir Poutine ont pour fondement moral la victoire de l’URSS pendant la Seconde Guerre mondiale et l’ordre mondial qui en a résulté, et qui a disparu avec la dissolution de l’Union soviétique. C’est pourquoi montrer que le régime soviétique était criminel, que le pouvoir soviétique a exterminé illégalement et massivement ses citoyens et les citoyens d’autres pays, signifie aujourd’hui prendre position contre l’État.
Il est significatif de constater que la liquidation de la seule institution de commémoration alternative en Russie n’a soulevé aucune protestation d’ampleur ; mais comment s’attendre à de l’empathie pour de vieux cadavres quand on n’a même pas d’empathie pour son prochain, pour ses voisins et ses contemporains ?
Quant à la concentration des troupes russes aux frontières de l’Ukraine, quel qu’en soit le sens — un bluff politique ou une réelle préparation à l’invasion —, elle n’attire guère plus l’attention du public russe que la liquidation de Mémorial.
La guerre de la Russie contre l’Ukraine, qui dure depuis 2014, n’a servi ni de pivot ni de leitmotiv moral dans l’agenda politique de l’opposition russe, à l’instar par exemple des manifestations de la génération américaine de la fin des années 1960 pour demander la fin de la guerre au Vietnam. Même Alexeï Navalny, avant et après son empoisonnement, préfère parler de la corruption qui ronge la Russie et s’exporte en Occident comme de la principale menace pour la sécurité européenne, et c’est pour lui le crime premier des autorités russes. Nous sommes ici en présence d’une altération de la hiérarchie des valeurs, où les crimes économiques se placent au-dessus de l’atteinte à la vie humaine — et c’est parce que la corruption est plus compréhensible et plus intelligible pour l’auditeur russe égoïste.
Au fond, nous avons déjà vécu tout cela avec les guerres de Tchétchénie. Sont commis des crimes de guerre de grande ampleur, évidents et documentés, et ceux qui en ont donné l’ordre comme ceux qui les ont perpétrés sont encore de ce monde ; mais l’exigence de justice et l’État de droit n’ont jamais été des moteurs sérieux de quelque force d’opposition que ce soit. Les victimes des « purges » massives ne peuvent compter sur la compassion des Russes, par conséquent, il est tout à fait possible de les sacrifier une deuxième fois.
[…] À Kyïv, non loin de Maïdan nezalejnosti, la place de l’Indépendance, où pendant l’hiver de 2013-2014 des manifestants opposés au régime prorusse de Viktor Ianoukovytch ont été tués, est érigé un « mur du souvenir ». On y voit des photographies de soldats ukrainiens ayant péri dans les batailles contre les soldats russes et les combattants prorusses. Ils sont environ 6 000.
Il est insupportable de se tenir devant ce mur. Vous ne pouvez ni y déposer des fleurs, ni y pleurer : vous êtes un citoyen du pays agresseur, vous ne savez pas comment racheter la faute que ne veulent pas reconnaître vos concitoyens, et il vous est difficile de croire qu’un jour, un futur président de votre pays s’agenouillera devant ce mur, comme l’avait fait en son temps Willy Brandt, le chancelier de la RFA, devant le mémorial du ghetto de Varsovie.
D’où viennent cette surdité et cet aveuglement moraux ? Cette aliénation, cette déconnexion du passé et du présent ?
D’après moi, le citoyen russe postsoviétique se sent encore aujourd’hui comme un orphelin de l’histoire ; c’est lui, dans sa perception inconsciente, qui est la victime de la chute de l’empire, la victime de la disparition du statut messianique de l’Union soviétique, la victime des réformes économiques choc des années 1990 ; et il n’est pas capable d’éprouver une grande compassion, une grande empathie. Un phénomène semblable a été décrit par les psychanalystes allemands Alexander et Margarete Mitscherlich dans un livre qui fit grand bruit, Le Deuil impossible, consacré à l’analyse de la conscience collective en Allemagne après la Seconde Guerre mondiale. La question cruciale qui se pose est celle de savoir qui proposera une issue à ce paradigme en forme d’impasse, et quand.
Traduit du russe par Nastasia Dahuron
Né en 1981 à Moscou, Sergueï Lebedev a travaillé sept ans comme géologue et a participé à des expéditions dans le nord de la Russie et en Asie centrale. Poète, romancier et essayiste, il a consacré plusieurs ouvrages aux secrets de l’histoire soviétique, à la violence du stalinisme et à ses impacts dans la Russie d’aujourd’hui. Ses livres sont traduits en 17 langues. En français, il a publié aux Éditions Verdier La Limite de l’oubli (2014), L’Année de la comète (2016) et Les Hommes d’août (2019).